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  • L'exigence d'actualité de la mythanalyse
    Sous la direction de Hervé Fischer - Ana Maria Peçanha - Orazio Maria Valastro

    M@gm@ vol.16 n.2 Mai-Août 2018

    Actes du colloque En quête de mythanalyse
    Colloque international d’étude autour de la théorie mythanalytique
    23 Octobre 2017 - Université Paris Descartes


    L’ESPRIT DU DÉSIR

    Luc Dellisse

    lucdellisse@orange.fr
    Écrivain et poète, professeur de scénario du cinéma à la Sorbonne et à l’École supérieure de réalisation audiovisuelle (Esra), ainsi qu’à l’Université libre de Bruxelles (ULB).


    Atelier expérientiel Imaginer pour comprendre le monde
    L'expérience de l'errance vécue dans la créativité autobiographique
    Dessin: Carmela Rapisarda - Lycée Artistique d'État Emilio Greco
    Ateliers de l'imaginaire autobiographique © OdV Le Stelle in Tasca

    Sexe, mariage, libido, roman, plaisir, vision et autres mythes ordinaires

     

    Il n’est pas toujours simple de distinguer le mythe de la légende, ni la réalité morale de la figure imaginaire ou de la fable. Dans les deux cas, la fonction symbolique est engagée explicitement. Mythes et légendes tentent toujours d’aller au-delà de l’évidence des faits, et à signifier plus qu’eux-mêmes, sur un autre plan, dans la chambre des échos de l’inconscient. Mais la façon dont mythe et légende expriment le futur antérieur de l’expérience humaine est distincte sur quelques aspects essentiels.

     

    D’abord, la légende se donne, du moins dans sa perception moderne, comme une histoire n’ayant pas existé, et d’autant plus belle qu’elle dit le sens sans restituer les faits : sa portée est fiduciaire. Au lieu que le mythe s’intéresse à la part de réalité intrinsèque de son objet, et permet d’éclairer le vrai sens du sens.

     

    Ensuite, la légende est déjà écrite, dans la mémoire ou sur le papier. Si elle est « devant être lue » (legenda), c’est parce qu’elle forme un texte achevé qui attend ses lecteurs. Le mythe, lui, reste à écrire. Son récit est en friche. Sa forme hésite et tournoie entre l’ombre et la lumière, comme l’épée de l’ange exterminateur.

     

    Explorer les mythes, c’est donc le contraire de reconstituer le passé : c’est dévisager l’avenir, donner des mots à sa musique intérieure. Il s’agit d’inventer « l’histoire qui s’y trouve », et donc, d’être écrivain.

     

    De ce point de vue, toute expérience mythologique a une dimension sexuelle, ou plutôt, une intention sexuelle, car son objet est toujours un projet-mirage : à la fois désirable et inatteignable, il nous arrache de nous pour une merveille imaginaire mais sans égale.

     

    S’il y a bien un domaine où la réalité des apparences est confirmée, et non infirmée, quand on entreprend sa conquête, c’est le désir. Il est le mythe par excellence : il existe, il se communique à tous nos actes et à tous nos travaux, nous avons sans cesse la confirmation de sa présence, mais il se dérobe au regard. Il change perpétuellement d’objet, car le plaisir qu’il vise n’a pas de visage. D’où les masques successifs que le désir arrache, faute d’une seule figure nue. Le désir n’est pas le sexe, il est la vision.

     

    Pour évoquer quelques-uns de ses points d’application, évidemment reliés entre eux par une ligne pointillée, il suffit peut-être de revisiter l’espace imaginaire de notre existence, en acteur et non en témoin.

     


    Simone Weil

    Le sexe, le projet

     

    La fonction sexuelle est une des occupations les plus admises de l’activité humaine. Mais son modèle a beaucoup évolué, et ses raisons d’être sont en crise. Son avenir même n’est plus tout à fait certain.

     

    Ce n’est pas, en tout cas, l’avenir de l’espèce qui fera pencher la balance. Le sexe et la reproduction, en ce début du XXIe siècle, se sont découplés. Ils s’éloignent rapidement l’un de l’autre. La fertilité est en forte baisse ? Le sida persiste ? Le coït virtuel triomphe ? Le croisement des genres pour créer la vie pose problème à l’idéologie régnante ? Aucune importance. Mettre en route des embryons à partir d’une pincée de cellules devient peu à peu plus commode que de choisir un géniteur, porter un enfant, réserver une place à la clinique, trouver un cadre familial et moral propice.

     

    Tout est au point pour nous libérer du soin de faire nos enfants nous-mêmes, avec les moyens du bord. Cela, c’était hier, c’est encore un peu aujourd’hui, ce ne sera plus demain. Le moment se rapproche où pour mettre un enfant en route, il faudra faire approuver son dossier médical, avoir un casier judiciaire vierge, être à jour pour ses impôts, porter une puce de conformité. Mais le plus important n’est pas là.

     

    Si l’horizon sexuel est étrangement brouillé, c’est parce que le grand mouvement égalisateur qui vise à déclasser les combinaisons de l’esprit au profit d’un QCM généralisé menace aussi la forme la plus connue et la plus convoitée de jouissance partagée.

     

    Pendant très longtemps, durant tout le XXe siècle en tout cas, le sexe était libre et, dans les pays de tradition catholique et de climat tempéré, sans grande conséquence morale : le fait qu’on s’en explique dans la discrétion du confessionnal, puis, à partir des années soixante, qu’on ne s’en confesse plus du tout, favorisait toutes les licences. La pudeur était un métier de surface, une politesse des rapports humains.

     

    Il paraissait établi, encore aux environs de l’an 2000, que le sexe était une affaire privée entre adultes consentants. Ce n’est plus tout à fait exact. D’autres options sont en cours.

     

    Le pansexualisme mécanique de l’idéologie contemporaine, qui ne cesse d’estampiller le comportement des citoyens, veut absolument nous faire revendiquer l’implicite, et nous attribuer un grade et un régiment dans l’armée des ombres. Pratiquer le sexe est devenu une activité sociale et commerciale comme une autre, où il n’y a plus de « bon plaisir », uniquement des appartenances. C’est, si on veut, le contre-emploi du désir, son usage non pour l’amour, mais pour l’image : le fantasme valorisé en lui-même, hors toute espèce de vérification.

     

    Ainsi, la fonction moderne du sexe est de nous divertir collectivement et de nous donner à rêver des rêves sans amour. Il cesse d’être un maquis, une querencia, pour devenir une catégorie de notre CV public. Il fournit du même coup un profilage et une grille de lecture, un GPS citoyen, un repérage automatique de tout le monde par tout le monde.

     

    Le sexe dit de très grandes choses. À condition qu’il puisse se cacher, se détacher du réel. Les rendez-vous dans les catacombes, la conspiration des rêves, la fuite en Égypte, sont ses modèles, et non le coming-out généralisé. Car seul le plaisir pour le plaisir, y compris le plaisir d’aimer ou de donner la vie, a un sens : il ne dit rien, il ne prouve rien, il n’empêche rien, il ne mène nulle part. Il est juste une seconde éternelle.

     

    Le rêve du mariage de raison

     

    Le mariage n’est pas une simple rencontre « amoureuse ». Il est une des aventures humaines les plus inconcevables.

     

    Faire entrer dans son quotidien une personne à peu près inconnue. Avoir avec elle un logement en commun, des repas en commun, un lit en commun, sans aucune date de fin de bail. La rendre témoin de ses manies et de ses façons de penser. L’associer aux décisions les plus cruciales de l’existence – carrière, logement, argent, santé. S’adapter à ses habitudes et parfois à ses humeurs. Renoncer à l’intimité et à l’autonomie – et le faire de plein gré, sans pression extérieure. Il y a dans tout cela quelque chose de vertigineux. Mais le plus acrobatique est la dimension conjugale : s’engager à deux dans un processus qui inclut la connaissance, la connivence, la solidarité, et cette suite de rituels bizarres que sont le sexe domestique, l’emprunt immobilier et la mise au monde d’enfants dont on sera responsable pour toujours.

     

    L’esprit d’imitation, la tradition, la peur d’être seul, sont de mauvaises raisons de se lier de façon durable avec un être de rencontre. L’attirance physique et l’émotion sentimentale ne fournissent pas de meilleurs critères. Il ne s’agit ni de coucher librement ensemble, ni de faire un voyage de noces qui durerait plus longtemps que la moyenne des voyages : mais de s’installer dans la vie collective pour une durée indéfinie et explicitement longue.

     

    J’appelle mariage ce voyage au long cours. Peu importe le détail des différentes formes légales d’un tel engagement.

     

    Une entreprise fondée sur des bases aussi floues peut s’arrêter du jour au lendemain, par accident ou par usure.  Le désir physique et les battements de cœur accélérés sont éphémères, dans une société qui met en avant, on ne sait pas très bien pour quoi, la monogamie. Espérer qu’ils seront assez forts pour faire vivre ensemble des êtres hétérogènes n’a pas le sens commun.

     

    La cause de la plupart des divorces tient en trois mots : incompatibilité d’humeur. On croit que c’est une raison parmi d’autres, mais en réalité, c’est presque la seule. On s’était lié « pour toujours » avec quelqu’un qui ne nous convenait pas.

     

    Tout l’enjeu est de chercher son semblable et non son contraire.

     

    Se marier à un être de sa sorte, partager dans une large mesure avec lui sa vision du monde, ses manières de table, ses préférences culturelles et surtout, sa langue intime, est un besoin fondamental, faute de quoi seul un miracle peut empêcher l’explosion du couple en plein vol.

     

    Bien entendu, il n’y a pas d’inconvénient majeur à ce qu’un couple se fasse et se défasse assez rapidement. Mais précisément, un mariage n’est pas la constitution d’un couple, mais sa transformation volontaire en entreprise de longue durée.

     

    C’est là qu’on retrouve, comme un thème musical assoupi, l’idée simple et claire d’un mariage dans lequel la raison et l’équilibre joueraient un rôle majeur.

     

    On se trompe sur les mariages de raison. On les confond avec les mariages arrangés. Mais la plupart des mariages arrangés sont déraisonnables, et en outre scandaleux, car ils ne sont pas arrangés par les intéressés. Tandis que les mariages de raison visent au bonheur durable.

     

    Les esprits méfiants croient qu’en se mariant par raison, on fait le sacrifice de l’amour, mais c’est le contraire. On fait l’économie de l’aveuglement et du ratage programmé. L’amour est la pesée invisible, la variable d’ajustement émotionnel.

     

    C’est pourquoi la passion nerveuse, l’ébriété sexuelle, la jalousie, la convoitise, l’obsession, ne peuvent passer pour l’amour qu’aux yeux de ceux qui confondent les causes et les conséquences. Il ne s’agit pas de perdre la tête chacun de son côté, mais de la trouver ensemble.

     

    Le plaisir comme moteur de recherche

     

    Le plaisir fait certainement partie du travail de l’esprit. Si une activité procure plus de plaisir que de peine, il n’y a aucune raison d’y renoncer. Bien mieux : ce plaisir est le GPS qui nous guide à travers le maquis des activités inutiles, pour essayer de trouver ce qui convient vraiment.

     

    Il faut bien sûr considérer que les jouissances nocives ou criminelles n’appartiennent pas au domaine du plaisir, mais de la pathologie. La liberté n’est rien d’autre que le contexte propice à l’accomplissement de soi, dans la coexistence harmonieuse avec autrui, et il est difficile de considérer que le harcèlement, le racisme, la pédophilie, l’avarice, et même l’intoxication volontaire et l’automutilation, répondent à ces critères définis.

     

    Mais dans l’ordre des comportements admis, il y a une relation directe entre le plaisir et l’invention créatrice. Il semble que le plaisir qu’on éprouve à trouver les derniers mots d’un poème, à rendre service à un inconnu sympathique, à jouir dans des bras aimés, à faire son devoir civique en sachant à quoi il correspond, à échapper à une corvée ou une contrainte absurde, à accepter les urgences de la vie, à trouver un argument qui fasse avancer une conversation, à rentrer chez soi à pied malgré la fatigue, parce que l’heure du dernier métro est passé, à se sortir par un coup de poing d’une situation menaçante, à donner de l’argent pour dépanner la veuve d’un ami perdu de vue, à dormir sous la tente malgré les rugissements nocturnes, à nager dans la mer, à gagner de l’argent par un plan raisonné et sans vendre sa force de travail, à mettre en place un scénario pour rebondir quand la crise sociale se complique, à ne pas appliquer un règlement qui serait en votre faveur mais que vous trouvez injuste, à fuir plutôt que combattre une situation de stress, à choisir son pays et sa ville sans tenir compte des avantages acquis autrefois et ailleurs, à pardonner à ses ennemis, à reconnaître le diable sous ses masques, à fuir le mensonge et la haine, et inutile de poursuivre une liste infinie, il semble que ce plaisir relève tout entier de sa liberté de choix, et de sa capacité à donner une dimension inventive aux faits le plus banals du quotidien.

     

    Créer du conflit, du stress, de la haine, aimer la chagrin et le désastre d’autrui, voir souffrir et mourir sans lever la main, ignorer ou combattre les ressources du savoir et de la création, rencontrer un étudiant ou un enfant de génie sans chercher par toutes les formes du désir à favoriser son essor, envisager le déclin de son pays, de sa langue, de son essence, sans horreur et sans combat, brutaliser ce qu’on aime, gaspiller la substance humaine, me paraît incompatible avec la liberté, comme me paraît incompatible avec toute conduite raisonnable de gaspiller de l’eau et de l’énergie fossile, de brûler la bibliothèque d’Alexandrie, de prôner l’écriture inclusive ou d’étrangler son premier né s’il n’est pas un garçon. Dans les temps difficiles que nous vivons, la barbarie côtoie de façon endémique quelques pointes de haute civilisation.

     

    Le plaisir, la jouissance des jours, n’est pas une attitude passive, ni consommatrice. Il n’est même pas sûr que l’hédonisme y joue un rôle majeur. Le sentiment du bien commun, le simple fait d’être le passager d’une petite navette spatiale rotative et sphérique perdue dans l’immensité, sans aucun port où accoster un jour, donne à la dimension collective de notre vie une sorte de nécessité et de grandeur.

     

    Chagrin d’amour, plan de vie

     

    Le chagrin d’amour est une histoire d’amour qui survit à son objet.

     

    Il n’a pas la forme d’une douleur intime, d’un cancer qui vous ronge. Il est le visage vers lequel la main se tend, le corps vers lequel votre corps se tend.

     

    Il est le bonheur suffisamment présent pour qu’à chaque instant, ce bonheur vous soit retiré.

    Il est à chaque seconde l’incarnation du bonheur et sa disparition.

     

    Si je dis que je souffre d’avoir perdu l’amour, je veux dire que j’ai perdu l’amour de l’autre, car pour ce qui est de mon amour, je ne l’ai pas perdu, il est toujours là, comme une foudre qui ne trouve pas sa cible, et je souffre, et je suis détruit, par cette impossibilité, par ce décalage vertigineux.

     

    Le chagrin d’amour est une émotion destructrice et durable, qui suppose que la relation amoureuse n’existe plus que par le souvenir. Elle n’a plus de présent ni d’avenir. Elle n’a plus que du passé comme aliment.  Le chagrin d’amour est un enfer que rien ne peut modifier de l’extérieur. Seul le travail du temps, en vous, peut quelque chose. Ou la mort, comme précipitation du temps.

     

    Tout l’aigu et l’atroce du chagrin d’amour sont moins dans la perte de l’amour que dans l’absence de sa perte. Si je pouvais aimer moins, je souffrirais moins et si je pouvais n’aimer plus, je ne souffrirais plus.

     

    Mais l’amoureux sait bien que son amour lui était indispensable et fatal. Que le hasard n’a présidé qu’à la rencontre avec l’être aimé. Non pas au sentiment qui a éclaté dans cette rencontre. Et que si cette rencontre s’était produite cent autres fois, à chacune de ces cent fois, il aurait été amoureux du même être.

     

    Car il n’était pas un amour en attente de l’objet amoureux, mais un non-amour soudain confronté à l’évidence nouvelle.

     

    À présent, au cœur d’une vie inutile, et laide, et entièrement remplie par la présence d’un être absent, il constate que cette saturation d’amour et de regrets est en même temps un vide : rien ne peut le combler, et rien d’autre n’a d’attrait ni de sens. L’existence n’est plus qu’une suite de ténèbres enroulées autour d’un seul feu : la douleur.

     

    Il est impossible à l’amour de mourir en nous laissant en vie, et on est forcé à faire le choix de mourir soi-même, d’un coup rapide, ou de tenir jusqu’au bout au cœur du tourment, au prix d’une mutation si forte que celui qui survit n’est pas vous, mais un autre, qui ne mérite pas de survivre.

     

    Chagrin d’amour est le nom qu’on donne, non à la perte de l’autre, mais à la perte de soi.

     

    L’amour roman

     

    Presque tous mes livres traitent de l’amour. C’est un choix romanesque plus qu’une obsession. Un thème intime, comme la neige et la nuit.

     

    Ce qui m’intéresse vraiment, dans ce sujet sans fin, ce n’est pas l’étude du sentiment, ni la revisitation d’instants de feu, qui ne sont plus que cendres. C’est la dynamique. C’est l’aventure. C’est la circulation infinie d’un capteur à travers le champ amoureux.

     

    L’amour s’impose à moi par un système de rencontres plus intenses, plus diverses, plus particulières que presque toutes les autres activités humaines. Il constitue une suite de circonstances inattendues, de surprises opportunes qui vous font entrer partout, là où on n’a rien à faire, là où on ne vous attend pas.

     

    Peut-être un médecin, un huissier, a-t-il aussi l’occasion de pénétrer dans tous les milieux, dans tous les intérieurs. Mais il le fait, si on peut dire, en surface ; il reste en deçà de la vie personnelle des êtres qu’il rencontre. Au lieu que l’amoureux, l’amoureux professionnel, ou en tout cas l’amoureux perpétuel, entre par tous les moyens possibles chez autrui (un certain type d’autrui) et devient son intime, non seulement par la sexualité, mais par l’intériorité. Une sorte de connaissance immédiate efface les barrières, ouvre les portes d’un simple tour de clé.

     

    Si j’imagine le lendemain de la veille, le lendemain de la première fois, dans la chambre aux draps tordus, le roman me saute aux yeux. L’amoureux, réveillé en second, regarde autour de lui et voit une terre inconnue, avec toutes les traces d’une présence à laquelle il ne participe pas. Un verre vide, des vêtements en boule, un livre retourné, les rideaux ramagés, un placard qui baille, des photos au mur, des lampes rondes, des peluches d’enfance, un téléphone qui charge en attendant le réveil.

     

    Se retrouver dans le lit vide d’une chambre nouvelle, entendre au loin le fracas de la douche, capter par tous les pores les griffures et les fatigues de la nuit, c’est exactement comme se mettre à écrire. On sent naître ou renaître un immense désir d’accomplissement, de recommencement. On cherche des yeux une plume, un papier. On n’en trouve pas. Personne ne semble jamais avoir rien à noter, dans les nids d’amour.

     

    Juger ainsi du ressort de quelques aventures qui se sont transformées en pages imprimées, ne sert pas à les évaluer d’une manière sentimentale, mais permet d’échapper aux impressions subjectives, à la fausse modestie, à l’examen critique, à la vantardise, à la honte, aux regrets. Ce qui a eu lieu, existe. L’important est de recentrer la mémoire et de retrouver les chemins qu’elle emprunte, parmi des amours de rêve, pour réinventer le présent.

     

    Libido et autres machines

     

    L’intention de jouissance, qui s’insinue dans un grand nombre d’activités humaines, et leur donne cette couleur d’urgence, là où rien ne presse et rien ne compte la plupart du temps, est un accélérateur de temps.

     

    L’impatience est son mode d’emploi.

     

    L’accélération des gestes, des mouvements et du souffle, au moment où le miroir du plaisir nous est tendu, fournit un schéma mental qui s’applique, il me semble, à d’autres libidos. Celle de savoir, celle de voir et celle de toucher appartiennent à la fois au corps et à l’esprit.

     

    J’ai conscience d’une grande solitude de l’espèce humaine : elle est née d’un miracle qui n’a aucune chance statistique de se produire une seconde fois.  Il est difficile d’ignorer sa rareté précieuse et éphémère.  Notre seul devoir est de permettre la poursuite de l’aventure, et tous les moyens sont bons. Les meilleurs consistent à ne pas répandre autour de nous ce flux de noirceur qui circule dans les veines du monde comme un poison mortel.

     

    Le désir, qui nous sort de nous-mêmes, et nous pousse à chercher des moments de poésie concrète dans l’apparente inutilité du monde, est au cœur du dispositif de jouvence que l’esprit recèle et tente de préserver jusqu’au bout. Sans lui, notre vie, de l’adolescence aux derniers jours, ne serait qu’une lente usure, une lente régression, de notre pouvoir de création.  Cessant de, nous cesserions de vouloir comprendre et aimer, pour chercher en vain ce qui n’existe pas : une planète habitable, non pas dans la galaxie, mais ici même.

     

    Dans un monde fait de fables et peuplés de fées, comme tend à devenir le nôtre, une vision sereine de l’activité humaine comme productrices de mythes permet de garder à la fois l’énergie de l’action et la distance critique : ce qui est le strict nécessaire pour faire œuvre utile.

     

    Il existe le sentiment du mythe : c’est-à-dire l’intuition qu’il y a une réalité magique, officieuse et méconnue, dans le désir et ce qu’il promet. Elle est très présente durant la prime adolescence (quand le sexe semble être l’apanage du monde entier, sauf de soi). Ensuite, le monde s’aplatit, le sexe devient, pour soi aussi, un secret de polichinelle, et on n’en voit plus que la valeur d’usage. Il faut secouer cette chape de plomb, qu’on appelle parfois l’âge bête.

     

    Retrouver ce sentiment d’urgence, cette envie de regarder de l’autre côté de l’apparence et de voir en face des choses nues, suppose un travail de l’esprit sur le corps, pour le rendre à sa sensibilité initiale. Tout doit lui être consacré, car il s’agit de la plus grande aventure possible :  faire entrer dans les filets du sens ce qui sans doute, n’a pas de visage.

     

    Le savoir, la découverte, la surprise, l’inquiétude, l’amitié, le sentiment du péril, l’œuvre et l’absence d’œuvre, la colère, l’humour, la vitesse, sont quelques-uns des moteurs qui nous rendent capables de nous former une vision.

     

    J’appelle vision l’accomplissement du mythe, son sens héraldique en pleine lumière, et ce moment de foudre où il cesse d’être écriture et devient constellation.

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    M@gm@ ISSN 1721-9809
    Indexed in DOAJ since 2002

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