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  • De la sérénité : une approche transdisciplinaire
    Ana Maria Peçanha (sous la direction de)

    M@gm@ vol.14 n.2 Mai-Août 2016





    TAIJIQUAN : UNE VOIE VERS LA SÉRÉNITÉ

    Eric Caulier

    eric.caulier@skynet.be
    Docteur en anthropologie de l’Université de Nice Sophia Antipolis. Membre associé du LAPCOS (Laboratoire d’Anthropologie et de Psychologie Cognitives et Sociales) Université de Nice Sophia Antipolis. Membre fondateur du CoSoCo (Consciences, Soins et Cognitions) Université de Nice Sophia Antipolis. Initié aux cinq styles majeurs de taijiquan (6ème duan), diplômé en arts internes de l’Université d’Éducation Physique de Pékin. Directeur technique et pédagogique de l’École de taijiquan Éric Caulier, fondée en 1987. Président fondateur du CAP (Centre d’actualisation du Potentiel) situé à Mons. Co-créateur d’une ergonomie énactive.


    Aquarelle : Automne (Ana Maria Peçanha)

    Expériences optimales

    Né à la campagne, j’ai grandi dans un petit village proche d’une forêt. Durant mon enfance et mon adolescence, j’ai vécu de nombreuses expériences optimales. La nature, mes parents, mes maîtres d’école et la communauté locale ont constitué un environnement favorable rempli de moments d’insouciance, de jeu, d’enthousiasme et de sérénité. C’est à partir de ce socle que mon développement futur s’est opéré.

    La sérénité a été à la fois l’origine et l’aboutissement de ces expériences optimales. Comme je me sentais en paix avec moi-même et en confiance vis-à-vis de mon environnement, la plupart de mes activités m’absorbait. Mon être entier s’engageait dans l’action, la perception du temps s’estompait et un sentiment de communion m’envahissait. Lors de mes longues randonnées dans la forêt, j’entrais en harmonie avec la nature. Pendant les nombreuses heures de jeu avec les copains, je me sentais en phase avec les autres. La pratique régulière de différents sports et en particulier de l’athlétisme m’a amené au dépassement de moi et m’a fait découvrir des ressources insoupçonnées. La petite salle de cinéma située au centre du village m’offrait des occasions de plonger dans mon imaginaire. Je n’ai pas compté les heures passées à la bibliothèque communale assis par terre à dévorer des livres. Je me souviens des odeurs d’encens et des sensations d’ouverture au sacré lorsque j’accompagnais ma grand-mère à la messe. Cette période est le creuset de toutes mes passions actuelles : les pratiques corporelles, les rituels, les livres, les états de conscience élargis, l’accès à des ressources cachées, la connaissance de soi, l’harmonie avec les autres et la nature.

    Mes diverses pratiques et recherches, je le réalise aujourd’hui, ont toujours convergé vers un objectif principal : comprendre les expériences optimales et les faciliter. Dans ces états de reliance, on perçoit les flux d’énergie en soi et autour de soi, tout coule, tout se fait avec une évidence et une facilité déconcertante. Certains les appellent d’ailleurs flow experiences. Ceux qui les vivent ressentent une telle plénitude qu’ils n’aspirent qu’à une seule chose : les revivre.

    Mes diverses pratiques et recherches m’ont montré que le lâcher prise est l’une des conditions majeures favorisant ces expériences caractérisées par des sensations d’ouverture, d’espace, de fluidité, d’expansion. Ceux qui entrent dans ces états se sentent forts, remplis d’énergie. Les frontières entre le corps et l’espace environnant s’estompent, le temps se ralentit. Mon corps est, pour moi, une porte d’entrée particulièrement favorable. Je l’habite, je me reverticalise, je descends en lui et ressens sa stabilité. Au fur et à mesure que ma respiration s’approfondit, je me réunifie. Les images et perceptions intérieures s’amplifient ainsi que la communication avec l’environnement. Je me prolonge vers les autres et m’accorde à leur rythme. J’ai une impression intense de cohérence. Touché dans ma totalité, je me sens relié au grand Tout.


    Photo 1 : « Séparer la crinière du cheval sauvage » en style Chen de taijiquan dans un décor naturel
    Crédit photo : Almereca

    Rencontre avec le taijiquan

    Quand je pratiquais de l’athlétisme dans l’équipe nationale belge, j’ai expérimenté des techniques d’entraînement mental. Un jour, en plein milieu de l’hiver, dans un quartier un peu obscur, j’ai rencontré une petite dame d’origine espagnole enseignant un curieux ballet au ralenti à des étudiants en arts dramatiques. Sa manière de bouger et d’être m’a interpellé, touché, bouleversé. Dans ce lieu étrange, j’ai tout de suite eu le coup de foudre pour cet art extrême-oriental qui rassemblait le corps et l’esprit. Rendez-vous avec le destin ! Je me suis rapidement investi corps et âme dans cette recherche du geste juste qui, au fil des années, se transforma en quête de moi-même. Quelques mois plus tard, Thérèsa Bassols m’orienta vers son professeur James Holland, un Américain vivant dans la région de Bruxelles. Assez vite, cet homme plus petit et plus âgé me fit sentir la puissance de l’énergie générée par cet art interne. D’un geste anodin, il m’envoya à plusieurs mètres. Je n’avais ressenti ni choc, ni agressivité. J’avais l’impression d’avoir été soulevé et emporté par une énorme vague. Le ballet effectué par Thérèsa ainsi que le geste à la fois fort et généreux de James exemplifiaient la paix intérieure et la maîtrise.

    À cette époque, j’ai perçu et compris que le taijiquan pouvait être une voie privilégiée pour favoriser et même induire des expériences optimales. Les années suivantes, le taijiquan m’a emmené à Londres, Paris, Amsterdam ainsi que dans d’autres villes européennes. Fin des années 1980, j’ai décidé d’aller m’abreuver au berceau de cette pratique étonnante. J’y ai fait l’expérience de l’hétérotopie. Le dépaysement est radical. J’avais été habitué à tout prévoir et à m’assurer une position stable. Le taijiquan, reflet du mode de penser chinois, invite à suivre la propension des choses et enseigne que seul le changement est permanent. Nos religions nous promettent le salut, leurs sagesses traditionnelles visent à la longue vie. Nous analysons, ils approchent de manière globale. Nous raisonnons logiquement, ils résonnent par analogie. Nous aspirons à la vérité, ils se contentent de ce qui fonctionne. Nous pensons en termes de particules, ils privilégient les relations. Nous révérons l’acte créateur, ils célèbrent le processus. Mon objectif, en jouant aux échecs, était similaire à l’idéal guerrier occidental (se prolongeant dans les sports de combat ainsi que dans la plupart des pratiques sportives) : abattre l’adversaire, l’anéantir. Le taijiquan, comme le jeu de go, m’indiquait un tout autre chemin : s’accorder avec l’adversaire, entrer en harmonie avec lui : quelle curieuse façon d’envisager le combat !

    Cette rupture, cet écart de pensée m’a ramené à des questionnements fondamentaux : qu’est-ce que ressentir, concevoir, agir ? Quelle sont les parts de nature et de culture ?

    Bien qu’étranger, le taijiquan me paraissait tellement familier. Ses principes et leur mise en œuvre gestuelle me semblaient d’une évidence foncière. Que fait-on spontanément, dans toutes les disciplines, pour enseigner un nouveau mouvement ? On le montre et on le fait exécuter au ralenti. Dès que l’on devient conscient des trajectoires, que fait-on naturellement pour économiser l’énergie et éviter les blessures ? On supprime les ruptures, on recherche la continuité. Qu’est-ce qui caractérise un geste maîtrisé ? La détente et l’économie alliée à la précision et à l’efficacité. Dans toute activité, l’avancée en âge induit un ralentissement dans le rythme largement compensé par un accroissement de la conscience. Le taijiquan s’est élaboré à partir d’une observation fine de ces phénomènes. Le mérite des « codificateurs » est d’avoir érigé ces évidences en principes directeurs. Ils ont mis en forme des expériences humaines fondées sur la compréhension du mode de fonctionnement des choses. Ils ont puisé dans le vieux fonds chinois : chamanisme, alchimie, pensée magique, médecine traditionnelle, arts martiaux.

    Après la phase de séduction, j’ai commencé à réaliser que le taijiquan était pluriel, qu’il pouvait endormir ou éveiller. Les conflits entre les écoles et les styles ne sont ni sages, ni sereins. Certains de ses représentants se livrent des guerres de territoires farouches. D’autres, adeptes de Procuste, veillent à sa mise aux normes sportives. Des versions édulcorées se trouvent aujourd’hui dans tous les rayons des supermarchés proposant des pratiques énergétiques spiritualisantes. Souvent, le taijiquan est obligé de se travestir pour avoir droit au chapitre dans notre société du spectacle. J’ai constaté que, dès les premiers mouvements, certains copiaient le professeur de manière servile alors que d’autres l’imitaient de façon créative. Cette rencontre avec le taijiquan, avec l’Orient, s’est révélée être une rencontre avec moi-même. Au-delà de l’Orient mythique, souvent fantasmé, j’ai compris que je devais trouver l’Orient en moi. Un élan irrépressible me poussait à (ré)inventer mon Orient. Le taijiquan, issu du courant taoïste, lorsqu’il est pratiqué dans sa visée originelle, dérange l’ordre établi. En effet, il promeut une liberté dans les mouvements du corps, une libération des énergies profondes, une ouverture de pensée poussant vers un esprit libertaire. J’ai découvert que la pratique d’un style authentique ne se fonde pas dans la revendication d’un label mais dans le fait de pratiquer en devenant soi-même vrai. Cette véracité résultant d’une forme de libération génère une énergie puissante et rayonnante, elle participe à l’installation d’une grande paix au plus profond de soi.


    Photo 2 : « Simple fouet » en style Sun de taijiquan face au MICX (Mons International Congress Xperience conçu par l’architecte Daniel Libeskind)
    Crédit photo : Almereca

    Voyages en Extrême-Orient

    Après une brève période de fascination amplifiée par la lecture de quelques ouvrages de François Julien, mes séjours répétés en Chine m’ont rendu plus lucide. Avant d’octroyer le moindre bénéfice, cette lucidité a été très coûteuse. J’ai pris de plus en plus de distance avec les taoïsants traditionalistes proposant du prêt-à-penser rassurant. Beaucoup d’entre eux ne sont jamais allés (véritablement) en Chine. On peut y aller et faire du tourisme, voire du tourisme culturel. Il y a aussi la tentation de la fuite et le risque de se perdre à jamais. Ceux qui se présentent comme les heureux élus héritiers de secrets immémoriaux masquent mal leur angoisse existentielle qui souvent se transforme en arrogance dogmatique vis-à-vis des autres Écoles. En se protégeant de la sorte, ils s’enferment, ils empêchent l’émergence de leur nature profonde, ils assassinent l’être libéré et autonome qu’ils auraient pu devenir. Le chemin qui s’est présenté à moi et que j’ai choisi de suivre est celui du doute, de la progression lente et difficile. Les embûches ne manquent pas, les obstacles sont nombreux. Ces ralentisseurs - qui recèlent toutes les clefs pour la future progression - se révèlent être en fait de puissants accélérateurs. Ces rendez-vous fréquents avec l’altérité m’ont mis en contact avec l’autre en moi. C’est en côtoyant et en accueillant l’altérité que j’ai découvert et accepté mon identité. Plongé et immergé dans un environnement où plus rien ne correspond à rien, mon cerveau était incapable de faire des associations signifiantes. Je suis « retombé en enfance ». Ne sachant ni parler, ni lire, ni écrire j’ai dû intégrer les codes préverbaux et les manières de se mouvoir dans ce nouvel espace-temps. Je n’avais que mon corps, mes émotions et mes gestes pour comprendre et me faire comprendre. C’est de cette manière que j’ai accueilli cette part d’Extrême-Orient que je porte maintenant en moi. Les retours dans le monde occidental, mon monde d’origine, ont provoqué de multiples questionnements et réaménagements. Progressivement, je me suis senti à l’aise dans ces deux mondes. L’étape suivante, véritable rite de passage, a été de multiplier les interactions entre ces deux mondes intériorisés/devenus intérieurs.

    Plutôt que d’augmenter la distance en exacerbant les différences, je suis devenu attentif aux points communs. Je suis passé d’une démarche ethnographique à une approche anthropologique. Avec François Billeter (la lecture de ses ouvrages et ses conseils judicieux), j’ai découvert la contemporanéité du Zhuangzi. Ce grand penseur chinois parle de son expérience intime, nous instruit à propos des rapports aux autres, nous livre sa vision du monde. Il n’explique pas, il décrit avec une finesse incroyable les étapes de tout apprentissage, la difficulté de transmettre un savoir-faire, la communion avec les forces naturelles. Jean François Billeter, en nous faisant plonger profondément dans cette approche visionnaire, nous entraîne au coeur de l’expérience humaine.

    Lors de mes voyages dans l’Empire du Milieu, j’ai bénéficié d’un accompagnement solide. Après un premier séjour catastrophique - véritable épreuve testant ma détermination - j’ai bénéficié de la main secourable de Christanto qui m’a conduit au Professeur Men Hui Feng à l’Université d’Éducation Physique de Pékin. Celui-ci y dirigeait le département des arts martiaux. Sommité dans ce domaine, il était surnommé « l’encyclopédie vivante ». Ses apports au niveau du taijiquan sont multiples : re-codification des formes anciennes, établissement d’une pédagogie structurée et structurante, établissement d’un système international de grade. Son excellence va de pair avec une exigence hors du commun. Mon passé d’athlète m’aide à supporter les entraînements extrêmement rigoureux. Le contrat est clair : pour profiter des conseils éclairés de Men Hui Feng, je dois me livrer à un travail personnel - d’assimilation - acharné. La quantité de matière est impressionnante, la précision, inimaginable. Des dizaines d’enchaînements sont incorporés avec des ajustements au millimètre près. Je perçois dans ma chair à quel point la véritable liberté est l’aboutissement de la plus rude des disciplines. Diverses images des enseignements traditionnels prennent tout leur sens. Pour accéder au Paradis, il faut traverser les enfers. L’œuvre au blanc succède à l’œuvre au noir. Pour s’envoler vers les mondes célestes, il faut avoir affronté les gardiens du seuil de nos mondes souterrains. Lors de ma quinzaine de séjours, le Maître des maîtres, le Professeur Men dont le nom signifie « la porte », m’introduit dans de nombreux cercles. Cette reconnaissance par un « père spirituel » représente pour moi une étape importante. Entrer dans l’intimité du Maître et de ses cercles est difficile. Pourtant, une épreuve encore plus exigeante m’attendait. Pour continuer à croître et à m’épanouir, pour aller plus loin vers moi-même, il fallait que je prenne de la distance. C’est en quittant Freud que Jung a pu développer sa psychologie des profondeurs. C’est après avoir pris de la distance avec son père que Mozart a accouché de ses plus belles œuvres.

    Chamans et alchimistes

    Tous les mouvements du taijiquan se développent à partir d’une posture matricielle appelée « posture de l’arbre ». Pieds parallèles à la largeur des épaules, le pratiquant s’assied dans son bassin en fléchissant les jambes et arrondit les bras comme s’il tenait une balle imaginaire (au niveau du ventre, de la poitrine ou de la tête). Lorsque j’ai commencé à voyager pour approfondir ma technique et mon ressenti, j’ai questionné des pratiquants expérimentés. Tous m’ont fait la même réponse : « la posture de l’arbre est la clef ». Je me suis donc résigné à mon triste sort et me suis mis à pratiquer des quarts d’heure, puis des demi-heures de cette posture statique exigeante. Pendant quelques temps, j’ai ressenti énormément de tensions et beaucoup de colère et de frustration. Je me disais que je devais être masochiste pour m’infliger de telles contraintes. Cependant, quelque chose en moi que je ne pouvais expliquer me poussait à continuer. Doucettement, j’ai pris conscience que cette posture ne faisait que révéler mon état. Elle mettait non seulement en évidence mes tensions et mes émotions, mais elle contribuait à les dissoudre, à m’en libérer.

    Prendre le temps de s’arrêter avec pour seul objectif d’observer sa propre activité : démarche inhabituelle et ô combien difficile pour l’humain du 21ème siècle constamment hors de lui et dans le culte permanent de l’urgence. Pour moi, cela a été l’apprentissage le plus riche et le plus fondamental. La vie m’a donné l’opportunité de réaliser de beaux voyages dans des régions magnifiques. Néanmoins, quand j’ai pu commencer à utiliser mon imagination active (combinaison d’images, de pensée intentionnelle, d’intuition et de perception) pour voyager dans mon corps, je me suis senti relié à la grande chaîne des voyageurs intérieurs. Ces voyageurs appelés chamans, voyants, mystiques, alchimistes vivent une expérience indicible. Leur appartenance à cette chaîne invisible dépasse le cadre des diverses obédiences auxquelles ils sont rattachés. L’être humain est un continent peu exploré. En s’arrêtant et en s’immergeant dans le grand silence de nos profondeurs, nous apprenons à écouter, à accueillir, à accompagner et à transformer. Au travers de cette posture, j’ai découvert à quel point j’étais formaté par le paradigme mécaniste. En redécouvrant le flux de la vie qui circule en moi et me relie à mon environnement, en ressentant que mes mouvements sont fondamentalement organiques, j’ai senti la symbiose avec la nature. J’ai compris au plus profond de mes entrailles que je pouvais dialoguer avec elle. J’ai la possibilité de convoquer ses éléments, d’invoquer les forces qui l’animent, qui m’animent. En entrant dans la posture de l’arbre, j’ai réactivé l’arbre en moi. J’ai perçu l’importance des racines, de l’axe reliant le Ciel et la Terre. J’ai expérimenté la force opératoire des images intériorisées.

    Le monde est magique et nous sommes des magiciens qui ignorent leurs pouvoirs. Avec les mouvements du taijiquan (boxe yin/yang), l’enracinement est devenu dynamique. Sa lenteur, en brouillant les repères, développe des états de conscience élargis, provoque des transes. C’est effectivement une méditation en mouvement. Le xinyiquan (la boxe du corps et de l’esprit) a réveillé les forces élémentaires et animales tapies dans mes profondeurs ténébreuses. J’ai senti « l’eau » des reins, « le feu » du cœur, je suis devenu « tigre » et « dragon ». La technique incorporée permet le réveil de ces forces mais aussi leur canalisation et puis leur sublimation. En contenant ces forces, certes destructrices, on ne prend pas de risques mais on ne vit pas réellement car on se coupe de ses potentialités créatrices. Le baguazhang (paume des huit trigrammes) m’a permis de goûter à l’harmonie cosmique. Les légendes racontent que les anciens Chinois ont inventé cette marche en cercle avec des changements de sens effectués en tournant autour de son axe corporel afin d’imiter le mouvement de la terre qui tourne autour du soleil en tournant sur elle-même. Dans ce double mouvement rotatif, j’ai compris la fulgurance des transes des derviches tourneurs. Bien au-delà des concepts, les trois arts internes - taijiquan, xinyiquan et baguazhang - en nous faisant vivre des expériences de type chamanique, nous initient à une écologie profonde, ressentie dans notre chair.

    Dans notre intimité, nous sommes convaincus de la nécessité d’un changement de posture. Ces pratiques m’ont fait découvrir qu’en dominant la nature, je me détruis ; en collaborant avec elle, je m’épanouis. Elles m’ont aussi donné les moyens de me transformer en utilisant les techniques de l’alchimie intérieure. En prenant conscience de notre corps, nous apprenons à mieux l’habiter. En visitant régulièrement nos terres intérieures, nous redevenons progressivement souverains de notre propre royaume. Nous expérimentons le pouvoir des analogies et la puissance des images. Les métaphores nous permettent d’exprimer la réalité. Ce que nous ignorons trop souvent, c’est qu’elles permettent aussi de la créer. L’alchimiste est celui qui éveille sa conscience, qui réveille ses ressources endormies afin de se construire et de participer à l’ordonnancement du chaos.

    Taijiquan : l’art de l’intégration

    Le symbole « taiji » symbolise l’union du yin et du yang. Pratiquer le taijiquan c’est apprendre une technique permettant de rendre les opposés complémentaires. En m’enracinant dans la terre et en étirant ma colonne vertébrale vers le ciel, je redécouvre la verticalité. En combinant harmonieusement le tonus et la détente, mes mouvements deviennent souples et fluides. En inspirant avec toutes les fibres de mon corps et en projetant mon souffle dans l’espace environnant mon être entier respire. Tandis que mes mouvements collent parfaitement à ceux de mon partenaire, l’énergie circule. Nous sommes dans une relation empathique au sein de laquelle il n’y a ni opposition, ni fusion. En effet, le blanc (symbolisant le yang) et le noir (emblème du yin) ne se diluent plus pour former du gris. Les deux pôles interagissent afin d’engendrer un troisième terme/une dynamique tierce. Lorsque les techniques sont intégrées, le taijiquan se transforme en art de l’intégration. La recherche d’unité se décline alors sur de multiples plans. Au-delà des formes, j’intègre le moule, j’assimile les principes. Finalement le taijiquan devient une voie d’intégration. Sans le rechercher, ni le vouloir, cette manière d’être se diffuse et infuse mon quotidien. Sans effort, j’intègre le monde en m’intégrant au monde.

    En fin de compte, qu’est-ce que le taijiquan ? Il est multiple. Tout au long de son histoire, il a - comme le courant taoïste, dont il se réclame - conservé sa vitalité en intégrant constamment des pratiques et influences diverses et variées. Encore aujourd’hui, il échappe à tout classement, à tout étiquetage. Ses appellations les plus connues sont « gymnastique douce », « technique de relaxation », « qigong », « art du mouvement », « art martial », « méditation en mouvement », « art de vie ». En ce qui me concerne, je n’ai pas choisi l’une de ses facettes car toutes m’attiraient avec la même intensité. Je n’ai pas regretté mon choix qui m’emmenait bien plus loin que mon projet initial. Comme le dit cette parole de sagesse : « le chemin se fait en avançant ». En progressant dans cette voie, chaque partie stimule, éclaire, enrichit et dynamise l’ensemble. Cet art permettant de conserver son intégrité, même en situation de crise, possède cette qualité unique de rassembler tous les aspects cités précédemment sans en faire un amalgame. L’ensemble est parfaitement cohérent.

    Il pose comme postulat l’intégration du corps propre comme le fondement même de la connaissance. L’intégration de la technique favorise la prise de conscience et l’intégration dans une même action de l’ensemble de nos ressources : gestuelles, perceptives, attentionnelles. En assistant à l’émergence de cette remarquable synergie en moi, j’ai compris pourquoi les textes classiques parlaient d’effet merveilleux. J’avais l’impression que les choses se faisaient toutes seules. Je n’agissais plus, j’étais agi. Une telle expérience relativise tous les discours, plus abscons les uns que les autres sur la puissance du « non agir ».

    De nombreuses études montrent aujourd’hui les effets bénéfiques du taijiquan sur de nombreuses pathologies : des douleurs articulaires aux problèmes cognitifs en passant par les troubles du sommeil ou ceux causés par le stress. Très peu de chercheurs l’ont questionné dans le cadre d’une médecine intégrative. En effet, ce sont les mêmes exercices soutenus par les mêmes modes opératoires qui dynamisent les différents systèmes du corps et les remettent en équilibre. Dans un monde éclaté, atomisé, menacé de désintégration, il apparait urgent de soutenir diverses démarches recréant du lien, réunissant ce qui est épars et se fondant sur le paradigme de l’intégration.

    Transdisciplinarité

    Pour pouvoir comprendre et faire comprendre les différents éléments mis en jeu dans la pratique du taijiquan, j’ai dû faire appel à des savoirs provenant de différents champs disciplinaires. La tradition chinoise est plus cumulative que dialectique. Les interactions entre les différents niveaux de l’être humain sont mises en relation avec les environnements social et naturel. Cette tradition repose sur une analogie anthropo-socio-cosmique. Pour traduire et interpréter de telles notions, j’ai été amené à me référer à plusieurs champs disciplinaires (pluridisciplinarité). Ces champs se sont fécondés et éclairés mutuellement (interdisciplinarité). À certaines occasions, j’ai assisté à l’émergence de schèmes cognitifs traversant les disciplines (transdisciplinarité). J’ai toujours été attentif à utiliser les outils les plus adaptés au contexte (écodisciplinarité) tout en prenant régulièrement de la distance (métadisciplinarité). Je pense que nos premiers apprentissages se font hors du cadre des disciplines et qu’il en est de même de nos créations les plus audacieuses (adisciplinarité).

    J’ai depuis longtemps la passion de la recherche. Je suis animé par un besoin insatiable de saisir le mode de fonctionnement des choses. Pendant des années, j’ai été un cherchant. Mes recherches s’effectuaient en dehors d’un cadre institutionnel. A la fin des années 1990, l’Université Catholique de Louvain-La-Neuve m’a proposé d’intervenir dans la formation continuée des professeurs d’éducation physique. A la même époque, j’ai participé au suivi de mémoires en kinésithérapie réalisé sur des sujets en rapport avec le taijiquan. Quelques années plus tard, mon intérêt pour les travaux sinologiques m’a amené à devenir collaborateur scientifique à l’Université libre de Bruxelles au CIERL (Centre interdisciplinaire d’étude des religions et la laïcité). Je n’ai pas de plan de carrière, je suis la propension des choses en m’ouvrant aux possibles. En 2008, mon intérêt pour les travaux de Gilbert Durand m’a conduit au CEAQ à Paris (Centre d’Étude sur l’Actuel et le Quotidien). Ana Maria Pecanha m’a pris sous son aile, je devins chercheur invité dans un groupe extraordinaire dirigé par le Professeur Michel Maffesoli. Après une thèse en anthropologie dirigée par Nancy Midol à l’Université de Nice Sophia Antipolis, j’ai poursuivi ce parcours inattendu de chercheur.

    Ces quelques éléments de mon cheminement atypique montrent que les choix de devenir chercheur, de creuser tel sujet avec tel directeur de recherche dans tel groupe en utilisant telle méthodologie ne résultent pas d’une démarche purement rationnelle reposant exclusivement sur des priorités scientifiques. Ces choix sont intiment liés à nos parcours, à nos histoires personnelles. Prétendre le contraire, c’est se tromper, se leurrer. La subjectivité est au centre de la recherche en sciences (humaines). L’assumer n’est pas une faiblesse mais une force. Je revendique, en outre, le statut de praticien-chercheur. Ce trait d’union intériorisé est un pont jeté au-dessus d’un abîme au vu de l’ancrage des oppositions entre théorie et pratique. Mon domaine de pratique est mon domaine de recherche. Je transmets dans divers cadres les résultats de ces expériences conjointes. Endosser cette position, c’est participer à réunir ce qui a été séparé artificiellement, en premier lieu : le corps et l’esprit. Comment connaître sans faire, sans vivre, sans agir de l’intérieur ? La transdisciplinarité est - pour moi - une évidence. Elle bouscule les certitudes en mettant les disciplines en résonance. La transdisciplinarité intègre dans une même démarche les connaissances provenant de l’expérience intérieure, des arts et des sciences. Elle m’a appris à conjuguer gnose, herméneutique et épistémologie. Mes pratiques m’avaient éveillé à la multidimensionnalité de la réalité. La méthodologie transdisciplinaire fournit un cadre approprié pour mener des recherches qui en tiennent compte. Elle convient à mon champ de recherche actuel : les techniques de conscience du corps.

    Nouveaux paradigmes

    Le pratiquant de taijiquan expérimente dans la totalité de son être les interactions des corps humain, social et cosmique régis par des lois similaires et animés par les mêmes énergies. En devenant attentif aux prémices, il prévient les déséquilibres. La pratique régulière renforce son terrain et favorise l’homéostasie et l’autorégulation. Le courant taoïste, bien avant la physique quantique, avait déjà, avec ses propres mots, postulé l’unité de l’espace et du temps, de l’énergie et de la matière reposant sur une vision vibratoire et unitaire de l’univers qui intègre l’être humain. J’avais à peine une vingtaine d’année lorsque j’ai été sensibilisé à la complexité par la lecture des ouvrages d’Edgar Morin. La pratique des arts internes m’a amené à la ressentir. En contemplant les transformations incessantes du yin et du yang à l’œuvre en moi et autour de moi, la dialogique prend tout son sens. En devenant un taiji, c’est-à-dire un microcosme dialoguant avec le macrocosme, la récursion devient une évidence.

    Un jour, j’ai réellement regardé la main du Professeur Men Hui Feng et j’ai vu ce qu’il m’avait dit des dizaines de fois auparavant : « tous les principes de l’art sont contenus dans la main ». Ils l’étaient tout autant dans son visage ou dans son regard. Quelle magnifique monstration du principe hologrammatique ! Les arts internes sont fondés sur les trois piliers de la pensée chinoise : le yin/yang, les cinq éléments (métal, eau, bois, feu, terre) et les transmutations. Chacun d’eux insiste cependant sur l’un de ces trois piliers. Le taijiquan, en explorant les multiples combinaisons du yin et du yang, ouvre au contradictoriel. Le xinyiquan, au travers des interactions des cinq éléments, initie à la systémique. Le baguazhang, en nous plongeant au cœur des transformations, nous fait entrer dans la dynamique des processus.

    L’une des expériences les plus révolutionnaires dans ma pratique a été de me rendre compte de l’inscription corporelle de mon esprit. Cela a remis en cause l’idée que je me faisais de la connaissance. J’ai pris conscience que j’apprenais par corps. Ma connaissance se construit dans l’(inter)action et elle s’inscrit dans ma chair. Je sculpte mon environnement qui me sculpte (énaction). Au fil du temps, j’ai pris conscience que le taijiquan n’existe pas. Ce n’est ni un trésor enfoui à découvrir, ni un témoin que l’on se passe comme dans une course relais. Le seul taijiquan qui soit vivant, c’est celui que chaque adepte pratique en se le ré-appropriant et en l’actualisant sans cesse. Pour le faire vivre, il faut y mettre du sien jusqu'à le faire sien. Chaque transmetteur se doit d’être un augmentateur. Mon taijiquan a pris beaucoup de place dans ma vie. Il m’a nourrit, je l’ai nourri, il m’a donné, je lui ai donné. J’ai joué de sa capacité intégrative et de sa fluidité pour l’enrichir de mes rencontres. Il a pris la couleur et s’est habillé des vêtements/concepts des environnements que je fréquente : recherche, mouvements initiatiques, entreprises. Aujourd’hui, les nouveaux paradigmes le mettent particulièrement en valeur tout en exprimant au mieux ce qu’il est intrinsèquement. C’est dans cette forme qu’il se livre le mieux. La mise en écho des notions traditionnelles et des nouveaux paradigmes est particulièrement éclairante.

    Dans ma pratique et dans mon enseignement, j’insiste énormément sur le travail des postures et mouvements de base. La maîtrise des bases ouvrent les portes de l’art. Les multiples répétitions des fondamentaux en pleine conscience provoquent un affinement extraordinaire et augmentent la cohérence physique et énergétique. En testant les postures avec un partenaire, on perçoit comment utiliser consciemment les tissus conjonctifs pour établir des connexions internes. L’image de la sphère devient signifiante. Le pratiquant est alors capable, telle une sphère élastique, d’absorber des poussées importantes et de générer une puissance globale sans effort. Cette puissance permet, avec un micro mouvement, d’envoyer une personne robuste à plusieurs mètres. Certains architectes, à partir de l’observation des yourtes mongoles, ont compris l’importance de la forme - arrondie - et des structures flexibles pour redistribuer les efforts dans tout l’édifice (tenségrité). Ce type de configuration disperse l’énergie mais aussi l’information à travers toute la structure. Elle m’a permis de comprendre ce que j’avais expérimenté et qui est décrit dans les textes classiques : « je démarre après mon partenaire et pourtant j’arrive avant lui ».

    Gong fu en management

    Durant mes premiers séjours en Chine, le Professeur Men Hui Feng m’a enseigné les cinq styles majeurs de taijiquan. Il insistait sur les caractéristiques particulières de chaque École. Il m’initia également aux richesses des différents arts internes. Puis graduellement, il me fit ressentir le flux de l’énergie quelle que soit la forme abordée. Il se préoccupait davantage de me transmettre les fondements du nei gong/travail intérieur. Au cours de mes derniers séjours, la notion qui prenait de plus en plus d’importance était celle de « gong fu ». « Gong » signifie le perfectionnement, le travail qui engendre la maîtrise, « fu » désigne l’homme accompli, le maître. Cette expression montre bien que la connaissance et la maîtrise de l’art tendent en fait à l’acquisition d’une meilleure connaissance et maîtrise de soi. Dans mes cours pour débutants, je suis attentif à l’installation des fondements techniques dans une ambiance bienveillante. En effet, il est nécessaire de développer un climat de confiance et de convivialité afin que ceux qui démarrent puissent découvrir leurs potentialités. J’emmène les pratiquants intermédiaires à la découverte des différentes facettes des divers styles et arts internes en les éveillant à la dimension intérieure de ces pratiques. Je les amène ainsi à utiliser progressivement l’ensemble de leurs ressources et à trouver leur propre style. Dans mes master classes, les formes deviennent un prétexte, je propose aux participants de vivre une aventure, de se mettre en chemin vers eux-mêmes. Je les encourage à explorer leurs dédales. Dans leurs espaces labyrinthiques, ils découvrent des interstices, promesses de degrés de liberté. Parfois, des zones s’ouvrent en même temps que des champs de perception et de conscience. Lors de certains moments privilégiés, j’assiste à la chute de masques et à l’éclosion d’êtres profonds.

    Beaucoup de nos contemporains sont pris d’une sorte de mégalomanie conquérante. Ne s’appartenant pas eux-mêmes, ils deviennent ivres de conquêtes extérieures en tout genre. Les arts internes, issus de la sagesse chinoise, nous invitent à habiter nos terres intérieures afin de régner sur celles-ci. En empruntant ce chemin, j’ai découvert que tout ce que je cherchais avait toujours été présent en moi. Je considère le taijiquan comme une voie agissant par soustraction. En effet, en accompagnant des pérégrinants en recherche d’eux-mêmes, l’art ne consiste pas à les alourdir de « bagages » supplémentaires mais au contraire de les aider à se délester. Le taijiquan m’apparaît comme une méthode de désinscription des emprises, comme un art de l’allégement qui, dans une même démarche, intègre la gravitation et se décharge de la gravité des choses. C’est une éducation au management de soi. Depuis une vingtaine d’années, outre l’enseignement des arts internes, j’expérimente le transfert des principes du taijiquan dans d’autres domaines. Des sportifs, des artistes, des managers sont concernés par l’acquisition d’une meilleure conscience du corps, par une utilisation optimale de leurs ressources cachées, par des moyens de gérer leur stress. Je leur fournis des outils tout en leur faisant comprendre que l’obtention du gong fu dans leur domaine passe nécessairement par une meilleure connaissance et maîtrise d’eux-mêmes. Lorsqu’ils y ont goûté, le moyen se transforme en but. Ils réalisent que, dans cette optique, la réalisation de « performances » rime avec réalisation de soi. Avec Georgette Methens-Renard, Ingénieur, Ergonome et experte en taijiquan, nous avons créé une approche innovante de l’ergonomie. Celle-ci vise à redonner à l’être humain son pouvoir d’agir en interaction avec les autres et avec son environnement. Les différentes dimensions de l’ergonomie - gestuelle, cognitive, psycho-sociale et organisationnelle - sont abordées en partant du corps et de la réalité du travail. Cette approche fondée sur les principes du taijiquan introduit à un autre usage du corps. Nous amenons les opérateurs à « danser avec les machines » plutôt qu’à « se battre avec elle ». Des dirigeants ont constaté un apaisement des tensions et des conflits sur leur site.

    La grande paix

    Touché par les multiples expériences optimales vécues durant mon enfance et mon adolescence, j’ai cherché des moyens de les apprivoiser. J’ai rencontré le taijiquan. L’enseignement reçu m’a permis d’aller beaucoup plus loin que je ne l’imaginais. Le chemin s’est fait en avançant. Cette voie traditionnelle m’a fait saisir les liens indissolubles qui unissent et renforcent mutuellement pratique, théorie et transmission. On ne devient réellement initié qu’à l’issue d’une pratique intense, qu’avec un questionnement et une remise en question perpétuelle et en redistribuant, c’est-à-dire en initiant, en (se)transmettant. On ne peut pas être serein dans le simulacre et la simulation. La pratique et l’enseignement ne peuvent irradier sans s’être livré à une incontournable ré-appropriation. La voie qui s’est présentée à moi est celle de « praticien-chercheur-passeur » utilisant des images héritées du chamanisme et de l’ancienne alchimie taoïste alliées aux notions des paradigmes émergeants. Ce positionnement intègre différentes distances qui s’enrichissent et se fécondent les unes les autres : l’intimité du chercheur, la proximité du passeur et la distanciation du chercheur. J’ai redécouvert la richesse de la conjugaison. Je passe maintenant librement de la première personne à la troisième personne via la deuxième personne.

    Le taijiquan est aussi appelé « boxe de l’ombre ». En effet, à certaines périodes où le pouvoir chinois interdisait les arts martiaux traditionnels, certains s’exerçaient à la nuit tombante en faisant leurs mouvements au ralenti pour ne pas attirer l’attention. Ils donnaient l’impression que des ombres dansaient. Une interprétation plus ésotérique révèle que le véritable combat se livre à l’intérieur de nous. Nos principaux ennemis sont en nous. En ralentissant nos gestes et en devenant plus conscients, nous sommes rapidement confrontés à nous-mêmes, à nos peurs, à nos angoisses, à nos frustrations, à nos démons. Le combat le plus important, le plus dur et le plus décisif dans notre quête de nous-mêmes est le combat contre notre partie ombre, contre les forces de division que nous portons en nous. C’est un combat à jamais inachevé. Nier que nous sommes habités par ces forces hostiles - source de tout conflit extérieur - est une illusion tout aussi dangereuse que de penser qu’on peut les vaincre une fois pour toutes. Ces forces tapies au plus profond de nos entrailles se manifestent à la moindre occasion. Approfondir le taijiquan nous fait prendre conscience que la grande paix résulte non pas de la suppression des forces hostiles mais de leur régulation. Avec l’expérience, le combattant se transforme en veilleur. L’acceptation de cet état est un prélude à la célébration des noces alchimiques. L’intégration du tiers permettant de vivre le mystère de la conjonction ne peut se faire qu’en changeant de niveau d’être et de conscience. Le passage d’un état à un autre - le transit, la transe - se fait dans et par le corps, le temps se dilate, se suspend lors de cette traversée. De l’autre côté, tout devient fluide, facile, évident. La longueur du voyage est interpellante alors que le trajet, qui est à la fois rupture et continuité, est extraordinairement court. Finalement, le taijiquan m’apparaît comme un moyen de transport privilégié vers une contrée où l’on(se) crée dans la sérénité.

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    M@gm@ ISSN 1721-9809
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