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  • De la sérénité : une approche transdisciplinaire
    Ana Maria Peçanha (sous la direction de)

    M@gm@ vol.14 n.2 Mai-Août 2016





    ÉTHIQUES ET ESTHÉTIQUES DE LA SÉRÉNITÉ : QUÊTES MYTHO-BIOGRAPHIQUES CONTEMPORAINES

    Orazio Maria Valastro

    valastro@analisiqualitativa.com
    Docteur en Sociologie (Université Paul Valéry, Montpellier) et chercheur indépendant, il vit en Sicile. Membre de la Société internationale de mythanalyse, a fondé en 2002 et dirige les publications de M@gm@, revue internationale en sciences humaines et sociales. Dirige depuis 2005 les Ateliers de l'imaginaire autobiographique de l'organisation de volontariat Les étoiles dans la poche : un projet d'animation et éducation socioculturelle accompagnant à faire l'expérience de la narration et de l'écriture de soi, partageant une pédagogie de la mémoire et de l'imaginaire et une éthique de l'écoute sensible de soi et de l'autre. En 2012 il a créé Thrinakìa, un concours international d'écritures autobiographiques, biographiques et poétiques dédiées à la Sicile.


    Aquarelle : Bateau (Ana Maria Peçanha)

    La dimension éthique de l'écriture autobiographique : est-ce qu'il s'agit d'un savoir serein ?

    S'il est possible faire l'expérience du dispositif autobiographique dans un espace citoyen et communautaire réunissant des groupes interculturels hétérogènes, un lieu où la pratique éducative étaye un processus d'autoformation expérientiel et existentiel en mesure de solliciter une auto-conscience réflexive, adoptant et innovant une pédagogie de la mémoire et de l'imaginaire en mesure de conjuguer une écoute sensible de soi et de l'autre avec une éthique de la réciprocité et de la rencontre (Valastro, 2012), alors, il est envisageable penser l'accompagnement à l'écriture de soi en tant que voyage de conscientisation et transformation de soi-même de nature éthique et esthétique (Valastro, 2016). Le propos de cette contribution est d'interroger cette expérience de recherche collective autour du projet des Ateliers de l'imaginaire autobiographique (Valastro, 2014), pour mettre au jour une réflexion sensible sur la pratique contemporaine de l'écriture de soi. Avec la pratique de l'écriture autobiographique nous sommes en mesure d'amorcer une quête de soi et de sens proche d'une sérénité castalienne, conjuguant l'élaboration d'un savoir existentiel avec un recueillement méditatif : « notre sérénité castalienne est une branche peut-être tardive et mineure de cette grande sérénité, mais parfaitement légitime : le savoir n’a pas toujours, ni partout, été serein, encore qu’il dût l’être. Chez nous, le savoir, le culte de la vérité, est étroitement lié au culte du beau ainsi qu’à la pratique de la méditation et à la culture de l’âme : il ne peut donc jamais perdre entièrement sa sérénité » (Hesse, 1955, p. 318). Ces écrivains contemporains se ressourçant aux énergies créatrices de la poétique de soi, souvent ignorés et inexplorés bien qu'ils vont faire de plus en plus l'objet d'études scientifiques et littéraires, sollicitant aussi les intérêts et les enjeux du champ éditorial pour les récits autobiographiques, avec un ravissement d'humilité et de bonheur ils vont nous dévoiler des quêtes contemporaines de la sérénité. L'image du visage de Siddhârta décrit par Hermann Hesse (2013), apaisée par un savoir serein conciliant le flux de l'existence entre continuité et discontinuité existentielle pour saisir le sens du tout de la vie, et ce savoir serein lié à la pratique de la méditation et à la culture de l'âme (Hesse, 1955), vont rapprocher le savoir engendré par l'expérience esthétique de l'écriture de soi, à cette sérénité indéfinie ayant sa substance dans la quête mystérieuse de l'activité poétique enfouie dans les splendeurs et les inquiétudes de la vie.

    Est-ce qu'il s'agit d'un savoir serein ? Le culte d'un savoir serein, traçant des parcours d'initiation ainsi que la pratique d'une morale de la sérénité, adopte les préceptes épicuriens nous apprenant à vivre sans troubles pour s'assurer cette sérénité. Assumant une perspective de la connaissance de soi assise sur les doutes et les incertitudes d'une vie soumise aux aléas de l'existence, la sérénité comme état permanent incarne ainsi une thérapeutique de l'angoisse humaine pour vivre comme des dieux : « tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Car celui qui vit au milieu de biens impérissables ne ressemble en rien à un être mortel » (Épicure, 1940). Georges Gusdorf repère dans cette sagesse antique une pensée du dégagement (Gusdorf, 1956), un idéal visant à réaliser l'ataraxie par l'absence de troubles devenant principe du bonheur. L'autonomie croissante d'un sujet moral en relation avec le renversement et la refonte des structures sociales, renforce l'idée d'un individu cherchant en lui-même sécurité et sérénité, substituant à un dogmatisme s'appuyant sur une réalité intime, saisie de manière transcendante, une posture de fidélité à l'expérience intérieure (Gusdorf, 1948), un désir héroïque d'immanence, paraphrasant les propos de Georges Gusdorf sur la connaissance de soi. Dans l'impossibilité de saisir autrement que dans l'achèvement de la vie les limites de l'inachèvement de nous-mêmes, la connaissance de soi suppose subséquemment l'expérience dans toute sa complexité pour resituer à soi-même le sujet (Gusdorf, 1948).

    Un tel savoir serein n'est pas ainsi bâti sur une conscience du détachement, il découle plutôt de l'accomplissement éthique du devoir être d'un sujet engagé dans une recherche authentique, le devoir d'être fidèle à son histoire personnelle. « L'attitude morale consiste au contraire à consentir à soi-même au gré des circonstances, à se faire accueil en tirant des vicissitudes de l'histoire personnelle le parti le plus exact, le plus fidèle possible. Le choix éthique comme adhésion de moi à moi-même doit être tout pénétré, tout inspiré d'obéissance. [...] Car il ne s'agit pas, pour celui qui prétend à la qualité morale, de se réaliser artificiellement selon les caprices d'une spontanéité de hasard. Il faut que le désir de création se subordonne à une obéissance première. La fidélité à soi-même s'impose comme une obligation essentielle. Se chercher, se créer où l'on n'est pas, c'est trahir sa vocation et manquer sa vie, en dépit de toutes les satisfactions dont une telle conduite pourraît être l'origine » (Gusdorf, 1948, pp. 542-560). C'est dans cette responsabilité éthique du sujet, la responsabilité de son existence et de sa conduite (Gusdorf, 1975), en tant que nécessité et exigence anthropologique du genre autobiographique, que l'esthétique de soi devenant genre littéraire (Gusdorf, 1990) établit en conséquence l'identité comme un devoir être.

    La dimension éthique de l’autobiographie caractérise dans cette acception l’écriture de soi comme un travail et un devoir du sujet, une dimension morale et un acte existentiel, ralliant l’action de remémoration existentielle de l’être engageant le devenir de son existence. L’intentionnalité autobiographique, définissant le sujet en train d’explorer les dimensions de l’existence révélée à elle-même dans l’expérience vécue, établit chaque individu dans un univers définissant sa ligne d’horizon et l’accomplissement de son être au monde. Moi, je pose, de façon très simple, à partir de mon expérience de formateur autobiographique, l'hypothèse que l'écriture contemporaine de soi nous invite à reconsidérer la notion d’intentionnalité autobiographique, ambitionnant à une éthique en acte renversant la conscience morale du devoir-être par le vouloir de se connaître soi-même dans l'exploration du vouloir-vivre. Ce savoir serein que les écrivains autobiographiques sont en mesure d'atteindre ne serait pas ainsi, ou bien, ne serait pas seulement un désir héroïque d'immanence, mais plutôt le désir héroïque d'une nouvelle éthique de l’expérience esthétique de la pratique de l’écriture de soi. La pulsion au voyage dans le mouvement de l'écriture ne désigne pas uniquement, d'une manière actuelle, ce vouloir-vivre comme un acte et un enjeu relié d'événement en événement à notre vie (Gusdorf, 1991), cet acte d'écriture étant ainsi acte de symbolisation individuel et collectif, psychique et social, acte de création reconnaissant à l’art autobiographique la fonction de réenchantement du monde, dévoile une éthique soutenue par le désir de s’ouvrir au discours de l’autre et au monde (Valastro, 2012), et une esthétique étayée par le désir d’éprouver des émotions et des sentiments, expérimentant le désir de parcourir les passions et voyager dans l’espace existentiel et symbolique de l’écriture de soi.

    Les voyageurs et leur ombre : des poétiques dissidentes ?

    Ces voyageurs contemporains faisant l'expérience du mouvement de l'écriture de soi, vont explorer la complexité de la vie et de l'existence qui leur résiste avec indifférence, nous dévoilant un extrême appel aux sens et au sens de la vie et de la souffrance. Ne sont-ils pas ainsi des véritables chercheurs en quête de soi et de sens ? Ces femmes et ces hommes en porte-à-faux entre l'énigme de l'existence et l'élan à la beauté de la vie, sont actuellement beaucoup plus proches d'un savoir expérientiel négociant toute pensée et conscience de soi avec le bouleversement et la séduction des sentiments. Je me demande si nous ne retrouvons pas là les signes d'un jaillissement spontané reconnaissant ces savoirs nécessaires à l'éducation du futur (Morin, 2000), revendiquant les émotions au sein d'une société refoulant toute relation entre intelligence et affectivité. Autant des signes du temps sollicitant une approche compréhensive de l'expérience humaine, nous invitant à appréhender l'être du point de vue du tout de la vie (Wunenburger, 1994). Voilà qui devient d'une clarté extrême la pratique de l'écriture de soi en tant que parcours étayant une connaissance de soi, un processus de transformation transcendant la conscience de soi, ainsi qu'il la décrit Georges Gusdorf dans sa théorie de l'autobiographie. « La conscience de soi apparaît bien comme un présent sans mémoire. Et la connaissance de soi représente une sorte de mémoire, ou plus exactement une structure, un sens de toutes les conduites passées et à venir, qui se dégage de la mémoire, de l'expérience acquise. La connaissance de soi serait ainsi à la fois le passé rendu intelligible et l'avenir prophétisé. Mémoire de mon être propre, plutôt que de mon activité passée. Présence de moi à moi-même qui me permet en même temps de m'assumer moi-même, de me mettre en œuvre.La connaissance de soi transcende la conscience de soi. Elle la dépasse dans tous les sens, elle risque de la distendre et de l'adultérer. La conscience de soi ne peut que s'affirmer telle quelle. Elle n'a rien à dire d'elle-même. La connaissance de soi au contraire suppose l'expérience dans toute sa complexité, dans son opacité, dans son impureté » (Gusdorf, 1948, p. 14). Mais, si c'est l'amour pour la vie à orienter le voyage dans l'écriture de soi, celui-ci oriente par un vouloir-vivre conciliant la part d'ombre de l'existence et le sentiment de la souffrance avec la joie de la vie, et cette nouvelle présence de moi à moi-même devient une présence de soi-même au monde, rejoignant une ascèse héroïque, cet héroïsme nietzschéen orienté vers une légèreté et une simplicité supérieures assouvies dans l'art du vouloir-vivre.

    Friedrich Wilhelm Nietzsche écrivait, dans Le gai savoir (2007), comment les artistes nous ont donné des yeux et des oreilles pour voir et entendre, avec aussi du bonheur, la vie que nous avons vécu, et aujourd'hui les écrivains autobiographes font la même chose, nous donnant eux aussi la mesure de ces héros cachés dans les femmes et les hommes se consacrant à l'art de la vie par la création esthétique, quittant un présence égoique dans l'effort de sortir de soi et se mettre en quête du sens de la relation avec soi-même, les autres et le monde, poursuivant une déraison poétique altérant cet ordre rationnel de la société bâti sur la mise à l'écart de toute altérité. «Il faut de temps en temps nous reposer de nous-mêmes, en nous regardant de haut, avec le lointain de l’art, pour rire, pour pleurer sur nous ; il faut que nous découvrions le héros et aussi le fou que cache notre passion de la connaissance ; il faut, de-ci de-là, nous réjouir de notre folie pour pouvoir rester joyeux de notre sagesse » (Nietzsche, n. 107, 2007). Il faut suivre cette folie poétique pour se mettre en scène, pour exposer et s'exposer, souvent en écrivant la douleur pour retrouver la joie dans la vie et parvenir à la sérénité dans la joie esthétique.

    L'histoire du conte merveilleux, depuis les études de narratologie de Vladimir Jakovlevič Propp (1973) autour de la morphologie des formes du conte, nous révélant la distinction du héros quêteur et du héros victime, un héros passionné par sa recherche se laissant séduire ou succombant à ses passions, nous a permis de saisir avec l'apport de Algirdas Julien Greimas le schéma de la quête du héros au fondement du sens de la vie que nous offre l'imaginaire humain dans la mise en narration de l'action humaine : « la possibilité de lire tout discours narratif comme une quête de sens, de la signification à attribuer à l'action humaine : le schéma narratif apparaît alors comme l'articulation organisatrice de l'activité humaine qui l'érige en signification » (Greimas, 1976, p.10). Cette quête est aussi un parcours de reconnaissance de soi-même, une reconnaissance mutuelle intersubjective (Ricœur, 2005), une découverte de l'altérité et une exploration de l'imaginaire pouvant nous permettre de repenser une éthique de la relation et atteindre un état de sérénité, d'abord recherché et ensuite vécu dans l'esthétique de l'écriture. L'état d'âme de la quête concerne et engage ces héroïnes et héros contemporains faisant l'expérience de l'écriture autobiographique.

    L'étroite connexion entre théorie narrative et théorie éthique, cette corrélation nécessaire que Paul Ricœur (1990) relève entre les modèles de Vladimir Jakovlevič Propp et Algirdas Julien Greimas, souligne les implications éthiques du récit tout en faisant une distinction entre le plan éthique et moral où l'éthique désigne ce « bien vivre avec et pour autrui dans des institutions justes » (Ricœur, 1990, p. 381), et la morale renvoie aux normes, aux obligations et interdictions caractérisées à la fois par une exigence d'universalité et par un effet de contrainte. L'amour de la vie est le sentiment profond de la quête de soi et de sens accompagnant ces héros, ces femmes et ces hommes engagés dans le mouvement de l'écriture autobiographique, impliquant d'ailleurs une rupture avec la connaissance ordinaire de la vie pouvant remettre en discussion les dispositions cognitives et pratiques mobilisées à l'égard des normes morales intériorisées. L'amour de la vie est ainsi une poétique dissidente, sollicitant au dépassement de soi et de sa propre douleur pour accueillir ce gai savoir dont nous parle Friedrich Wilhelm Nietzsche, et pareillement au mythe du héros tragique ces héros contemporains vont engendrer une transfiguration en tant que but métaphysique de l'art de l'autobiographie. Dans la mise en scène de soi et du monde, retrouvant la joie primordiale de créer, s'affranchissant du monde individuel pour réenchanter la relation avec soi-même, les autres et le monde, vont poursuivre la voie de l'amour de la vie pour reconnaître les autres et se donner au monde. L'image du funambule, présente dans Ainsi parlait Zarathoustra (Nietzsche, 2015), nous restitue pleinement l'expérience contemporaine de l'écriture autobiographique, mais il ne s'agit pas de découvrir des femmes et des hommes nouveaux, il s'agit plutôt de saisir la désirabilité d'une quête où l'amour de la vie nous séduit puisqu'il est capable de nous transformer pour se donner sans retour. Ces héroïnes et héros vont avancer dans leur quête qui mène à soi-même et nous fait aussi proche du plus lointain comme un funambule, hésitant au-dessus du flux de l'existence et joyeux de se retrouver transformé par ce voyage, et tout en acceptant l'amour de la vie de manière inconditionnelle vont jeter la corde de l'amour à l'encontre de l'autre rive (Nietzsche, 1967). Ces funambules sont conscients que l'ombre et la lumière ne sont pas des adversaires (Nietzsche, 1942), mais ils vont demeurer des héroïnes et des héros nocturnes tout en poursuivant l'amour de la vie, puisque ce processus dynamique de transformation a nécessairement besoin autant de l'ombre que de la lumière. Sous le signe d'un régime nocturne de l'imaginaire (G. Durand, 1988) qui décèle compréhension et relation par rapport à un régime diurne qui domine et divise, ils vont solliciter une compréhension symbolique de l'existence (Y. Durand, 1988) qui participe de la représentation de la vie quotidienne avançant en scénarios générateurs de vie ou de mort, de bonheur ou de souffrance.

    Ainsi, en présence de sensibilités poétiques dissidentes par rapport à une société produisant des étrangers à eux-mêmes (Bauman, 2011, 2010, 2006), vivant dans une condition de peur et d'angoisse, dans une époque et un espace humain chaotique et instable, la quête de soi et de sens assume la même perspective de l'exōtikós, ce qui vient du dehors, nous révélant un exotisme quotidien dans la reconnaissance en soi-même de la diversité que nous retrouvons dans l'autre. L'exotisme que Victor Segalen (1986) identifie ave le domaine de l'esthétique et qu'il est engendré par l'expérience sensible du monde, sollicitée par cette diversité reconnue dans l'insolite et l'impensable, dans le mystère de la vie et de l'existence, dans une esthétique de l'amour de la vie soutenue par le désir de s'ouvrir au discours de l'autre, sollicitant une nouvelle présence à soi-même et au monde dans la tension permanente du devenir ouvert au sens tragique de l'existence. Ces femmes et ces hommes capables d'imaginer la relation avec l'autre enraciné dans la portée générative du désir d'une éthique en gestation, nous interrogent et ils s'interrogent eux-mêmes sur une nouvelle présence de soi au monde, et ils vont orienter notre regard envers cet appel au désir d'infini allant au-delà des attentes socialement en vigueur (Duvignaud, 2012).

    Quêtes courageuses de soi et de sens : quels sentiments éthiques ?

    L'esthétique en tant qu'expérience de l'écriture de soi, est une éthique au sens d'un travail sur soi, ainsi il faut reconnaître à l'art de l'autobiographie un but éthique. Cet amour de la vie étayant des poétiques dissidentes, réclame l'accès à la vie par le choix éthique. Et si nous allons plus loin dans cette réflexion autour des pratiques contemporaines de l'écriture autobiographique, il faut considérer comment la quête héroïque sollicite la conscience imaginante à créer et vivre l'image poétique (Gaston Bachelard, 1968), pour élaborer une pensée sur la vie. Ces funambules cheminant vers eux-mêmes au-dessus du flux de l'existence, vont se détacher de l'ensemble de leurs expériences, en regardant d'en haut et avec distanciation leurs histoires de vie. Au moment même où le mouvement de l'écriture s'ébauche, c'est par une image poétique qu'ils vont avoir accès à la vie tout en faisant un choix. Quand l'image poétique émerge de la conscience, recherchée d'abord par le cœur et affectée ensuite par la tête, a un dynamisme propre nous révélant la présence de la profondeur de l'âme humaine. Accueillant et partageant cette image avec les autres - un sentiment, une émotion, un son, une odeur - nous faisons l'expérience de sa résonance intersubjective. Dans cet espace voué à la quête et au partage des émotions nous allons pouvoir observer la vie et la comprendre dans sa dissonance harmonique, et par ces images poétiques d'ombres lumineuses nous allons aussi participer de la capacité de l'être humain de saisir l'invisible à partir du visible, et de créer du sens et des liens entre une pluralité d'existences. Le voyage dans le mouvement de l'écriture sollicite ainsi une écoute sensible de soi et de l'autre qui devient pensée et conscience dialoguante, nous révélant notre humanité tout en nous reliant aux autres et au monde.

    S'enfanter soi-même demande un véritable choix éthique, en quête de soi et de sens les fabulations et les imaginaires nourrissent les récits et les narrations contemporaines (Valastro, 2012), et c'est par l'art de raconter l'histoire d'une vie que ces héroïnes et héros nocturnes vont participer d'une résolution éthique (Kierkegaard, 1948), reliant plan esthétique et éthique dans la mise en pensée d'une existence. Nos funambules, tout en avançant au-dessus d'une multitude de sentiments et d'états d'âmes, vont faire des choix lorsqu'ils vont se replonger à plusieurs reprises dans le flux de l'existence par des voies d'accès privilégiées à la vie : un souvenir heureux ou un vécu malheureux. Ces expériences d'écritures ayant l’ambition de faire de l'amour de la vie l’objet d’une création, la matière d’un travail esthétique, elles sont proches d'une esthétique de l'existence (Foucault, 1994), au sens de donner à la vie une forme dans laquelle l'on peut se reconnaître. Comment s'inscrit ainsi la pratique contemporaine de l'écriture autobiographique, la pratique de l'éthique et de l'esthétique par l'écriture de soi, dans la société actuelle ?

    Les analyses sociologiques de Zigmunt Bauman soulignent comment le processus de déstructuration du corps social, soutenu par la prolifération généralisée d'un imaginaire néolibéral, étaye une politique illusoire de contraste aux peurs sociales diffuses, manifestant l'incapacité de contraster l'anxiété provoquée par la précarisation des activités humaines. L'absence ou l'insuffisance de sureté et confiance en soi-même, taraude les relations sociales et fragilise les communautés animant des sentiments de défiance et intolérance envers un ennemi commun et parcellisé, reproduisant un monde triste dans lequel nous ne sommes pas tout à fait conscients du lien de notre destiné personnelle avec les conditions collectives de notre existence. Au sein de cette modernité en crise définie par le mouvement et l'incertitude (Balandier, 1988), incertitude de la condition des femmes et des hommes vécue dans le rapport avec l'instabilité et la précarité la traversant comme quelques chose d'énigmatique que nous ne pouvons pas saisir entièrement, l'expérience de la quotidienneté (Balandier, 2001) est un parcours difficile et instable, de croissance et participation pour la réalisation de soi-même, et dans cette condition de fragilité le désir contemporain d'écriture de soi étaye la capacité de se donner une forme esthétique et de faire des choix éthiques n'étant pas soumis à une morale prescriptive ou des principes de conduite, mais à des sentiments éthiques proposant des alternatives aux modèles de rationalité politique et économique et la nécessité d’une transformation radicale de l’éducation des citoyens (Nussbaum, 2003, 2011).

    L'esthétique de l'écriture de soi est une éthique qui nous propose des images de dispositions et vocations renouvelés, proches de comportements inédits (Musil, 1981), et dans le cadre du contexte social actuel les sentiments éthiques dévoilés, communs à des femmes et des hommes partageant leurs récits, ne sont-ils pas des poétiques dissidentes aux discours du sens communs dans la vie quotidienne et dans la vie politique et économique ? Des poétiques dissidentes vis-à-vis des murs qui sont en train de s'ériger contrastant toute reconnaissance de soi-même et de l'autre, et toute relation avec l'autre, étayant des sentiments éthiques nous permettant de ne pas affirmer des divisions mais révéler des différences sous le même sentiment de l'amour de la vie.

    La quête de soi et de sens fait des héroïnes et des héros nocturnes inquiets des esprits sereins, partageant tout d'abord le sentiment éthique de l'attente, initiation et éducation à l'expérience de la découverte par rapport à ce que l'écriture va nous permettre de reconnaître et comprendre. Le sentiment de l'attente amorce et organise le mouvement du corps autobiographique le distanciant de l'immobilité existentielle nous paralysant devant nos inquiétudes, nous fixant dans le souvenir d'un passé heureux, les héros nocturnes sont ainsi sollicités à quitter leur mélancolie en choisissant des images poétiques de changement et des narrations de transfiguration. Le sentiment de l'attente engendre la conscience de l'espérance, l'espérance de pouvoir s'altérer dans le mouvement de l'écriture de soi étayée par la figure et le mouvement du cercle, par la circularité du groupe en présence et des narrations qui vont convoquer l'espoir de s'enfanter en renouvelant les consciences. À mesure que l’on avance dans l'expérience entretenant une osmose entre espace intime et espace social, accueillant cette partie affective et émotionnelle du désir d'écrire de soi transformant le vécu pour le contempler, par la reconnaissance et le partage des passions et des émotions sollicités par l'amour de la vie, nous allons faire l'expérience d'une éducation intérieure en mesure de transcender les conditionnements imposés par la forme des relations sociales vécues dans la vie quotidienne.

    Le rapport à autrui s'inscrit dans l'ambivalence (amour et haine, accueil et mise à l'écart, reconnaissance et rejet) et entre ces différents pôles se situe le sentiment éthique de l'altérité et la façon dont l'être ensemble se constitue pour faire société. Repenser nos rapports particuliers avec l'autre pour accueillir cette altérité constitutive de soi, de l'autre et du monde, sollicite un sentiment de l'altérité capable de nous situer en dehors des chemins d'une réalité empirique et d'une vie quotidienne reproduisant une logique d'exclusion de la différence étayée par une tentation différentialiste (Laplantine, 1999), une exigence de pureté et purification ethnique, linguistique et scientifique, pour y opposer un regard de compréhension de l'autre et de l'altérité accueillant les énergies de l'écriture reconnaissant la pluralité des mondes et de l'existence. Faire l'expérience d'une éthique de l'altérité attentive à l'autre est ainsi possible pour une compréhension de l'humanité que nous partageons, dans la reconnaissance et dans le respect de cette altérité constitutive de chacun, alimentant une expérience formative puisque c'est à la vie à se constituer elle même par l'esthétique de l'écriture de soi tout en sollicitant une quête difficile de la sérénité : « le bonheur n'est pas un accident de l'être, puisque l'être se risque pour le bonheur [...] la vie est amour de la vie, rapport avec des contenus qui ne sont pas mon être, mais plus chers que mon être » (Levinas, 2000, pp. 84-115).

    Tout dispositif autobiographique, tout dispositif clinique de terrain se doit ainsi d'être soucieux de la relation avec l'altérité (Ardoino, 2001), au processus à partir duquel un sujet change et devient autre, au mouvement dynamique de la création esthétique et de l'éducation par les sentiments éthiques. La dimension esthétique sollicite d'ailleurs une compassion soudaine devant une étincelle d'altérité radicale (Gilbert Durand, 1989), pourvoyant un sentiment éthique d'amour pour la personne, et un sentiment éthique du pardon en tant que pratique concrète de l'altérité. Écrire pour s'offrir à la vie, pour se comprendre et comprendre les autres, écrire pour pardonner et se pardonner, pour confier grâce et attribuer beauté à la vie dans l'espérance de vivre des relations sereines, c'est purement une folie poétique ? Une métaréflexion sur la pratique contemporaine de l'écriture de soi, au risque de paraître emphatique, nous pose une question fondamentale au sujet de la création esthétique pour rendre présent la vie et notre histoire : l'amour de la vie, le vouloir-vivre dans l'inconciliable beauté et altération de l'existence humaine, nous rend sereins faisant l'expérience de sentiments éthiques, et capables d'accéder à un mode d'être qui soit en rupture avec les modèles dominants de la relation entre les femmes et les hommes ?

    Bibliographie

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    Georges Balandier, Le désordre : éloge du mouvement, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1988.
    Zigmunt Bauman, Le coût humain de la mondialisation, Paris, Éditions Fayard, 2011.
    Zigmunt Bauman, La vie en miette : expérience postmoderne et moralité, Paris, Éditions Hachette, 2010.
    Zigmunt Bauman, La vie liquide, Chambon, Éditions du Rouergue, 2006.
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    Yves Durand, L'exploration de l'imaginaire : introduction à la modélisation des univers mythiques, Paris, L'espace bleu, 1988.
    Jean Duvignaud, Le don du rien, Paris, Éditions Téraèdre, 2012.
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    Georges Gusdorf, Lignes de vie : Tome 2 Auto-bio-graphie, Paris, Odile Jacob, 1991.
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