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  • De la sérénité : une approche transdisciplinaire
    Ana Maria Peçanha (sous la direction de)

    M@gm@ vol.14 n.2 Mai-Août 2016





    SAVOIRS SEREINS

    Sylvie Dallet

    sylvie.dallet@uvsq.fr
    Professeur des universités (Arts, Paris Est), directrice de recherches au Centre d’Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaine (Université Versailles ST-Quentin) a fondée et dirigé le Centre d’Études et de Recherche Pierre Schaeffer de 1995 à 2003 et l’Institut Charles Cros en 2001, dont elle est aujourd’hui présidente. Responsable du programme de recherche international « Éthiques de la Création » depuis 2008.


    Aquarelle : Été (Ana Maria Peçanha)

    « Nous allumons dans un ciel ivre les soleils que nous voulons. Mais il n’empêche que les bornes existent et que nous le savons » [1]. Cette phrase de Camus, à la veille de la Seconde Guerre mondiale résonne en double flèche après les attentats de 2015. Elle réveille également le concept « savoirs de frontières » [2], que j’avais proposé lors d’un colloque à Beyrouth, dans un jeu complexe de la pluralité et de l’équilibre.

    La sérénité est le plus souvent présentée comme un état du sage. Peux t’elle se transmettre, par des expériences, des exercices voire des dispositifs et peut-il exister des « savoirs sereins » ?

    Une certaine rapidité performative revoit régulièrement à la baisse la pluralité de ces expériences. Leur traduction se fait superficielle dès qu’on la réduit au singulier du concept : la nature du « savoir serein », dans son anonymat ésotérique, se dérobe, tandis que les processus affinés peuvent développer des corolles d’attitudes. Penser à cette question comme un cas d’école ou de rhétorique qui pourrait se récuser, réveille les frissons des examens de philosophie, version baccalauréat, sans que l’on puisse répondre autrement que par un mauvais plan en deux parties, voire un triste plan en trois arguments. Les savoirs sereins sont des pratiques d’énergie qui, dans l’amplitude raisonnée des connaissances, préparent aux transformations des théories cognitives.

    De fait, les savoirs sereins dont je veux parler avec simplicité dans ces jours qui suivent le traumatisme des attentats européens, sont des processus d’humilité nécessaires, élaborés dans les formes et les forces profondes de la réponse au mal qui vient. Ces savoirs procèdent d’abord de la reconnaissance du souffle de chacun, du souffle de la collectivité quand elle se confie et se sourit, comme un jeu de lumières diffractées : l’espérance, l’inspiration, et la confiance forment le trépied des savoirs sereins. Exaspérer, espérer, inspirer... les tambours du cœur animent l’espoir (spes) et en conduisent le souffle [3]. C’est de l’Antiquité que Sénèque nous enseigne que : « vivre, ce n’est pas attendre que l’orage passe, c’est apprendre à danser avec la pluie ».

    L’indignation et la révolte pour mesure des choses

    Avant tout des choses sereines, comprendre la révolte et l’indignation qui les nourrit. « La révolte bute inlassablement contre le Mal à partir duquel il ne lui reste qu'à prendre un nouvel élan », écrit Albert Camus dans son essai de 1951, L'homme révolté. L’écrivain philosophe le précise : « l'homme révolté n'est pas l'homme du ressentiment, c'est-à-dire qu'il ne baigne ni dans la haine ni dans le mépris. La révolte enfante des valeurs ».

    Cet ouvrage livre l'essence de cette « pensée de midi » qui permet de sortir de l'absurde et tracer des limites face à la démesure sporadique de son temps. Cette « pensée de midi » allie, dans un équilibre fragile et sans cesse réinventé, une révolte lucide à une mesure des choses et des sens. En voici, sous la plume de Camus, le socle et le substrat : « La mesure n'est pas le contraire de la révolte. C'est la révolte qui est la mesure, qui l'ordonne, la défend et la recrée à travers l'histoire et ses désordres. L'origine même de cette valeur nous garantit qu'elle ne peut être que déchirée. La mesure, née de la révolte, ne peut se vivre que par la révolte. Elle est un conflit constant, perpétuellement suscité et maîtrisé par l'intelligence. Elle ne triomphe ni de l'impossible ni de l'abîme. Elle s'équilibre à eux. Quoi que nous fassions, la démesure gardera toujours sa place dans le cœur de l'homme, à l'en droit de la solitude. Nous portons tous en nous nos bagnes, nos crimes et nos ravages. Mais notre tâche n'est pas les déchaîner à travers le monde ; elle est de les combattre en nous- même et dans les autres ».

    Le révolté récuse la promesse de temps automatiquement meilleurs, dont la libération serait accolée à un avenir glorieux, cette eschatologie qui nie l’accomplissement concret du monde au monde. « Si la révolte pouvait fonder une philosophie, ce serait une philosophie des limites, de l’ignorance calculée et du risque ». La création artistique, dans sa transgression et sa transcendance du réel, peut alors être présentée par Camus comme un modèle de révolte. Le risque est pour l’artiste, pris au risque d’aimer, dont il stylise à sa façon le nécessaire danger : « Par le traitement que l’artiste impose à la réalité, il affirme sa forme de refus. Mais ce qu’il garde de la réalité dans l’univers qu’il créée révèle le consentement qu’il apporte à une part au moins du réel qu’il tire des ombres du devenir pour le porter à la lumière de la création ».

    La création artistique est une des manifestations les plus explicites de cette « pensée de midi » que Camus appelle de ses vœux, en en traçant les lignes de vie, sans la figer dans une conceptualisation systématique : appel à la vie, à une vie solidaire et solaire, sur une terre au partage de l’humanité. « Au midi de la pensée, le révolté refuse ainsi la divinité pour partager les luttes et le destin communs. Nous choisirons Ithaque, la terre fidèle, la pensée audacieuse et frugale, l’action lucide, la générosité de l’homme qui sait. Dans la lumière, le monde reste notre premier et notre dernier amour ». La recherche de l’Île des Bienheureux se conjugue alors avec le symbole de l’Archipel des savoirs, dans une espérance qui rappelle à la fois la survie odysséenne, l’aventure collective du navire Argo et la ténacité d’un Noé, confiant aux flots la nef des animaux. Les nautes collectifs que nous sommes lors du passage sanglant des attentats, sont tout à la fois la nef, le pilote et le sillage du bateau collectif, qui se détourne des sirènes de la peur. Prendre la mer, c’est accepter ses tempêtes.

    En 2010, le résistant et déporté Stéphane Hessel publie un opuscule qui va secouer l’opinion publique jusqu’à susciter un mouvement politique authentique et mêlé. Indignez-vous demeure en ce début du XXIème siècle un succès inattendu de librairie dont l’esprit rejoint l’essai de Camus, édité quelque cinquante années plus tôt. Sa plume réveille les diagnostics de la Résistance : « Créer c’est résister, résister c’est créer». « On peut se dire que le terrorisme est une forme d'exaspération. Et que cette exaspération est un terme négatif. Il ne faudrait pas exaspérer, il faudrait espérer. L'exaspération est un déni de l'espoir. Elle est compréhensible, je dirais presque qu'elle est naturelle, mais pour autant elle n'est pas acceptable (…), mais il faut espérer, il fut toujours espérer ».

    Au travers ces deux penseurs, à l’écho d’autres panseurs et accoucheurs primitifs que sont les chamanes, yachaks, mudangs et autres rêveurs immémoriaux, circule, en sève secrète le souffle, l’espoir, l’espoir ancien que l’inspiration anime. Le savoir de relation se reçoit lors du passage de la naissance, de l’état aquatique à la respiration première du nourrisson. Prendre la mesure des choses, de leurs qualités et de leurs indignités, signe le premier pas de la sérénité par un franchissement rebelle mais vital.

    Éthiques de la diversité

    Je me suis souvent demandé est une chanson rebelle de Bobbejaan Schoepen, interprétée par Richard Anthony en 1965, qui traite de l’injustice du monde.

    Durant trente ans, j’ai essayé de comprendre cette mesure de l’indignation qui ne verse ni dans la force et le conflit, mais qui retient ses forces pour mieux les déployer au moment juste. En 1984, mon premier ouvrage Guerres révolutionnaires (Histoire & Cinéma), involontaire témoin d’une jeunesse téméraire, portait en avertissement de méthode, cette phrase : « Je me suis quelquefois demandée, pourquoi avoir tant travaillé sur un sujet qui n’entrait pas dans mes préoccupations immédiates (…). Je crois maintenant que j’ai vu à travers ce thème, la possibilité d’une étude supplémentaire sur l’un des phénomènes caractéristique du monde contemporain (susceptible donc de contribuer à une meilleure compréhension de ce monde) et l’étude de l’Espoir, qui est une catégorie morale et politique très particulière et très difficile à situer dans l’Histoire des mentalités ».

    Sans surprise pour le lecteur, les guerres révolutionnaires ne sont pas des savoirs sereins, mais des savoir-faire d’indignation accordés à des pensées combattantes. L’idée de justice y forme le moyeu fragile d’une roue qui peut à tout moment verser dans les ornières du chemin. À la lecture de ma phrase introductive, l’historien Marc Ferro, avec un amusement indulgent, en avait relevé la formule, la jugeant à l’époque, naïve. La naïveté devient une éthique quand elle perdure au-delà des expériences de la vie. De fait, ces guerres sont des guerres d’usure, pauvres, menées avec astuce et philosophie, dans le combat sans fin de la fronde de David contre la force brute d’un Goliath. L'émotion du combat de l’enfant contre le géant, la souris contre le lion. Dans les années 1990, après et avec ma thèse relative aux représentations audiovisuelles de la Révolution française, j’ai observé avec  attention combien les représentations formaient des boucles culturelles qui s’appuyaient sur des émotions très fortes, qui préparaient le paradigme des « savoirs sereins » que mon titre entend désormais explorer.

    Je souhaite expliquer en ce sens une dynamique collective d’atelier, le croisement des savoirs faire avec les savoirs, que le Centre Pierre Schaeffer (1995-2003), puis l’Institut Charles Cros (2000) expérimentent en continuité. Ces structures ont, à mon initiative, à la fois impulsé la créativité d’un (petit) chaos de pensée et celle d’une « acupuncture sociale », à partir des nouveaux points de pensée. Ces points de pensée, certains diront des concepts, ne sont pas nombreux (handicaps créateurs, savoirs de frontières, éthiques du goût, métamorphoses des lieux, art & nature, écrit analogique & imaginaire numérique, ressources de la créativité), mais leur formulation associative offre, comme pour les Muses d’antan, offrent des articulations et des étoilements que l‘on doit stimuler. Il n’est pas de pensée sans rencontres en actes ni regards échangés.

    Entre 2012 et 2013, j’ai, pour fonder ces concepts dans leur acceptabilité de recherche internationale, proposé à sept structures associées à sept lieux différents (dont pour l’international francophone, les universités Saint-Joseph de Beyrouth et de la Manouba Tunis) de créer des colloques internationaux sur les thèmes des « savoirs créatifs » conjugués, tout à la fois à la transmission des savoirs et à la gouvernance des collectivités contemporaines.

    Cette initiative a rencontré un total succès, si on inclut dans le succès les difficultés inhérentes à toute innovation. Cette caravane des « savoirs migrateurs » réunit à chaque colloque, et dans un ordre spécifique d’intervention, une vingtaine d’invités attentifs à l’expérience, soit entre cent quarante et cent cinquante personnes, en dialogue avec des publics divers, sur des terrains inattendus. Cette prospective de recherche, popularisée par le site web de l’Institut Charles Cros et les portails web associés (Universités de Versailles-Saint Quentin, de Paris V, de Paris Est Nanterre, de Saint-Joseph du Liban, de la Manouba, de l’Hôpital Montsouris & Mutualité française, de la Maison Laurentine et de la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord), a été suivie par quatre ouvrages collectifs [4] et deux articles de fond [5], soit six retours d’expérience ; le septième plan de l’expérience se complète par le Festival des Arts Foreztiers qui explore depuis 2010 les relations de l’art, de la nature et de ce patrimoine diffus qui nous environne. Dans la caravane des « savoirs créatifs, savoirs migrateurs », matrice de la démarche de « Création-Recherche » initiée par l’Institut Charles Cros, l’art et la confrontation des disciplines s’inséraient à toutes les étapes de la démarche, selon une épistémologie en relation attentive à la beauté et à la métamorphose des savoirs, contrepoints nécessaires à la démarche analytique des sciences, telle qu’elle est enseignée aujourd’hui.

    La force du son : qu’entends-tu par-là ?

    La découverte du son en 1948 par les expériences en studio de Pierre Schaeffer ont conduit à penser le son comme un matériau qui agit sur nos vies ; cette pensée du nouveau et de l’invention induisent un retour aux sources de l’humanité, qui peut éclairer également cette approche des « savoirs sereins ». Les auditions de la musique électroacoustique suggèrent l’entrechoc des sons naturels, préludes aux harmonies secrètes des séances d’écoute. La libération des formes sonores par les outils nouveaux de l’enregistrement et de la décomposition informatique, conduit à l’ouverture vers des états modifiés de conscience, qui ne sont pas sans rappeler les expériences chamaniques. Il faut fermement espérer une philosophie de la nature, dans l’implicite de ces assemblages sonores et visuels suggérés par ces nouveaux outils. Cet apparent laisser-faire du sonore, lié à l’oreille sauvage décrite à la fois par le musicien Pierre Schaeffer (1910-1995) et le psycho acousticien Alfred Tomatis (1920-2001), deux théoriciens du son, induit, en effet de retour, une pensée surgissant, voire bondissante, déconditionnée des prêts-à-penser liés aux discours du siècle. La conscience se construit dans ce chaos inédit, dans la confrontation des écoutes sans grammaire, dans la dimension « d’observateur observé » des présences d’un environnement naturel, celui des sons.

    Dans une logique identique, les expériences scientifiques menées par Zoi Kapoula (directrice de recherches CNRS) [6] avec des enfants dyslexiques témoignent que ceux-ci sont plus réceptifs à l’orthographe, quand ils ont été immergés dans un bain d’images et de sons : notre corps rétablit d’instinct le sens par un mystérieux équilibre, dès qu’il cesse de normer ses apprentissages. C’est aussi le message de Jacques Rancière pour la traduction [7], à travers l’étude de la méthode du révolutionnaire Jacotot, qui au XIXème siècle, permit à des étudiants néerlandais de traduire du français, sans le guide du professeur, mais dans la guidance de confiance qu’il leur avait témoigné.

    Comprendre  et réévaluer le Chaos créateur

    Je citerai deux exemples de ces chaos accoucheurs, dont chaque artiste reconnaît la prégnance. De l’Allemagne leibnizienne, surgit cette forme de pensée que nous nommons l’Aufklärung, qui accompagne depuis le XVIIIème siècle le mouvement des Lumières. Dans une vision optimiste de l’univers, le philosophe Leibniz affirme en effet, que, de par sa perfection, Dieu n'a pu créer que « le meilleur des mondes possibles » : « Il résulte de la perfection suprême de Dieu, qu’en produisant l’univers, il a choisi le meilleur plan possible où il y ait la plus grande variété avec le plus grand ordre [...] Car tous les possibles prétendant à l’existence dans l’entendement de Dieu à proportion de leur perfection, le résultat de toutes ces prétentions doit être le monde actuel, le plus parfait qui soit possible ». Spinoza aura préparé la voie en évoquant cette joie en crue que procure la progression de soi en soi [8]. En 1784, à la veille de la Révolution française qu’il pressent, Kant écrit ceci « Sapere aude ! [Ose savoir !] Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise de l’Aufklärung ». Détruire pour ramasser et transformer le débris en forme agissante : tel est l’Aufklärung, qui n’est pas sans rappeler le traditionnel exercice de démembrement volontaire que les chamanes offrent, telles les mues des serpents, aux esprits qui les guident.

    Plus anciennement, l’interprétation biblique ancienne évoque le fracas fécond, le tohu bohu (tsintsoum) qui préside à la naissance du monde. Le psychiatre Tobie Nathan en fait le principe même de la création de chaque chose [9], cet instant nécessaire, où la désorganisation primordiale permet aux indices de la vérité de se frayer un chemin. Ce qui se fraie alors par le vent en son chemin, est quelque chose de frais, échappé avec l’inattendu, qui se forme hors de la volonté, mais dans l’intime de la conscience et du vivant.

    Ce que j’essaie d’expliquer est un mécanisme que la physique quantique peut entrevoir : l’extériorisation des pensées intimes forme un boomerang qui renvoie à la force de l’être au monde. Celui-ci les adresse sereinement à un univers qui le dépasse, mais en qui il a confiance, suscitant des passerelles profondes entre les mots, les sons et les actes qui se manifestent. L’expression culturelle, dans son imprégnation sensible, précède de quelques mois à deux ans l’acte collectif. Je l’ai expérimenté à maintes reprises au travers l’étude des films et des images animées.

    Nous n’entendons pas les mêmes choses dans le ballet du monde. Pour le XXème siècle, la phrase du bolchevik Lénine, prononcée lors de la révolution de 1917, a hanté des générations de révolutionnaires, puis de lycéens à qui elle a été transmise comme un trésor de l’action : « C'est un fait. Les faits sont têtus. Et un "argument" de fait de cette nature en faveur de l'insurrection est plus fort que mille tergiversations "pessimistes" d'un politicien hésitant et timoré ». À l’extrême fin du XXe siècle, le penseur indien Krisnamurti dégage de la pensée du réel une autre perspective : « ces villageois revenaient à leurs gîtes et l’homme y allait avec eux ; ils faisaient partie de lui sans qu’il en ait conscience. Ils coulaient avec le fleuve, volaient avec les oiseaux, ouverts et larges comme le ciel. C’était là un fait et non une idée imaginaire ; l’imagination est inconsistante, et le fait, une réalité brûlante ». Entre le « trésor de l’action » et la « réalité brûlante », un abîme se creuse qui est lié à notre siècle, de plus en plus attentif à la culture, non comme une norme comme le pensait après Lévi-Strauss les structuralistes, mais ce lien vivant dont la nature tisse les représentations. Dans cette perspective, garder le lien est plus important que la pensée de séparation qui fait violence : l’eau contre le feu, le fil d’Ariane contre le fil de l’épée. Cette fluidité est renseignée par les désignations mêmes : dans toutes les langues, le vocable de l’eau (ce O constant) traduit un étonnement au monde par une bouche qui s’ouvre. Dans ce dialogue avec les liens invisibles dont sont tissés les savoirs sereins, le langage des oiseaux apporte sa complicité rassurante, car il ombre les notions énoncées d’une fluidité sensible, d’un vacillement solaire qui promet des métamorphoses. Les sons offrent depuis toujours une réalité augmentée aux sens des mots, jusqu’à émouvoir, par des ressorts secrets les relations humaines. Un seul exemple, puisé au chant même de la langue : transcendance ne s’entend telle pas comme une transe en danse ?

    Les langues anciennes avaient construit très attentivement ce rapport que nous oublions par les sigles et les nombres qui envahissent notre quotidien. Pour exemple, les mots masculins et féminins forment des sortes de danses qui rééquilibrent le sens des phrases. Les questions n’appellent pas toujours les mêmes réponses, et parfois en appellent de nouvelles. Le « Que faire ? » de Lénine a conservé son charme car, en formule courte, il ouvre à tous les possibles.

    Faire le guet avec le vivant

    La phrase de Mandela « Ce que tu fais pour moi, si tu le fais sans moi, tu le fais contre moi » plane au ciel de tout apprentissage. L’être humain doit avancer en densité, dans les vitesses différentes qui favorisent l’éventail de son action. Toute sérénité ouvre à des savoirs combinatoires, des formes combinées d’entendement. Dans une dynamique d’images réfléchies, Edgar Morin reprend un proverbe turc qui énonce : « Les nuits sont enceintes et nul ne connaît le jour qui naîtra » [10].

    Pour ce faire, il faut poser des diagnostics dans le calme de nos regards, mais en projection de nos ombres. Et si ce n’est pas possible à ce moment, que le corps nous renseigne mal sur ce qui se passe, passons quelque moments pour revenir sur l’objet qui nous a émus, pour mieux le comprendre, et peut être mieux le combattre, s’il est destructeur de l’humanité qui nous relie. Il ne s’agit donc plus d’éradiquer le mal dans sa globalité, mais de voir ce mal qui agit mal, le faire entrer dans notre entendement pour l’apprivoiser et en faire un allié dans le danger : la vie est un risque, une exploration de l’inconnu, qui appelle de tous ses sens des réponses guidées.

    Nous devons pratiquer cette recherche qui s’accompagne des éléments, des choses, des personnes. Chercher la subtilité du contrepoison ou la richesse de l’ouverture, comprendre comme un lièvre les croisements des odeurs et des signes, aller au guet comme un loup. La philosophie du chamanisme s’appuie pour diagnostic sur la reconnaissance des lignes enchevêtrées qui nous gouvernent et la capacité d’y faire face grâce à des guides, qu’ils soient ancêtres ou esprits du vivant. Si on compare des contes aussi éloignés dans l’espace que les contes initiatiques Peuls et les histoires enchantées des princesses d’Europe centrale, l’analogie se fait sur la capacité de don des héros : celui qui donne, reçoit des fées et des génies, toutes facilités de continuer sa route. De même, il n’y a pas de regret à avoir : la route prise en compagnie du hasard, est celle où l’humain s’accomplit dans la lenteur du passé en marche. La perte de sens et la perte d’âme sont des phénomènes réversibles, de même que tous les arts. Seul le démembrement des énergies et des connaissances, comme l’enseignent à la fois les initiés et, dans une composition récente, les scientifiques, peut, s’il est mal mené, aboutir à une perte d’énergie, une copie, un concept sans force. La littérature regorge de ces copies, de même que les processus analytiques déconnectés du réel noient la recherche scientifique dans un amas de faits sans causes.

    De fait si les trois énergies d’attention, d’intention et de confiance (Là ou croît le danger, croît ce qui sauve : à la confiance répond le don) sont nécessaires pour poursuivre la route, leurs expressions sont multiples. J’avais expliqué lors d’un colloque international à Montréal en mai dernier [11] combien la réponse immédiate des Français aux attentats de Charlie Hebdo et de l’hypermarché cacher avait été stupéfiante de calme et de justesse créatrice. Le slogan « Je suis Charlie, je suis juif, je suis policier », formule l’identité humaine dans son lien avec les minorités persécutées (Camus aurait dit « les humiliés »), dans une fraternité héritière de la Révolution française. Cette réponse inventive foudroie, dans sa sérénité collective, la philosophie individualiste héritée de Descartes et de ses émules modernes : « je pense, donc je suis ». Ce n’est plus seulement le « Je est un autre » de Rimbaud écrit en 1871, c’est, comme l’analyse Gille Deleuze dans un texte de 1970, le « je » qui transperce le temps et surgit, comme l’esprit n’importe où. Dans une démarche analogue, Tobie Nathan édite un mois après les attentats de janvier Quand les dieux sont en guerre, où il met en relation le texte biblique de la Genèse, considéré par lui comme un manuel de création thérapeutique, combattant à partir des seules forces de l’esprit. C’est peut-être aussi le sens profond de la phrase de René Char « Nous n’avons qu’une ressource avec la mort : faire de l’art avant elle » [12]. L’art, qui n’est pas un progrès au sens des Lumières, est cette expression fondamentale qui révèle et apaise les peurs. La poésie récitée a sauvé de la terreur bien des prisonniers.

    De fait, la contemporanéité est une matière culturelle faite de multiples héritages, qui se révèlent dans des moments rares. Depuis la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, la résistance à l’oppression fait partie de cet héritage enseigné, dans une longue chaine de révoltes, qui vont de la résistance aux luttes anticoloniales et pour la justice sociale. Cette résistance inventive, par ce jeu sur la langue et l’identité d’adoption, renvoie également à l’intimité des savoirs de frontières entre l’image, l’oralité et l’écriture, dans une éducation attentive aux subtilités de l’expression. Cette diversité brochée sur un fonds de valeurs communes construit ce que nous avions exploré avec le philosophe Éric Delassus sous le terme d’Éthiques du Goût. Après les attentats, cette éthique a adopté les formes du Jeu (le Grand Jeu aurait dit René Daumal) qui a investi sereinement le terrain social ou le Je était valorisé, démontrant, par une manifestions de masse exceptionnelle, que le Je et le Jeu pouvaient miraculeusement marcher en jumeaux.

    En conclusion, mais faut-il conclure une attitude tendue comme un arc de chasse ? Les savoirs sereins qui permettent des résistances subtiles, traduisent à l’infini de l’entendement l’ancien message de Sénèque : « Il n'est pas d'art plus difficile que de vivre. Dans les autres arts et sciences, on trouve partout des maîtres. Il faut toute une vie pour apprendre à vivre, et, ce qui vous surprendra plus encore, toute une vie pour apprendre à mourir ». Si chaque être humain est à la navigation sur sa propre rivière, mystérieusement reliée au fleuve collectif de la nature, être à sa place dans le mouvant, réactualise à chaque instant le message de Noé, confiant à la colombe, ou au martin-pêcheur la mission d’entrevoir le but du voyage. L’oiseau, qu’il soit figure du Saint-Esprit ou chouette de Minerve, va, vole et revient : comme l’enseignement chamanique le distille, la mesure du savoir est de pouvoir revenir, et non de s’égarer sur les eaux mêlées du couchant. Être à sa place dans la création se mesure aux océans qui s’ouvrent devant soi.

    Notes

    [1] Albert Camus, L’exil d’Hélène, 1939.

    [2] Ce colloque a donné lieu à une publication collective sous la double direction de Sylvie Dallet & Elie Yazbek, Savoirs de frontières, Collection Éthiques de la Création (Institut Charles Cros/Harmattan), 2014.

    [3] À la fin du XIIe siècle, le verbe enspirer signifie « animer (l'homme en lui conférant une âme par son souffle, en parlant de Dieu) » (Sermons St Bernard, 63, 31 DS T.-L.) ; fin du XIVème inspirer « insuffler, suggérer » (J. Cuvelier, Chronique de Bertrand Du Guesclin, éd. E. Charrière). Du latin, inspirare « souffler dans, communiquer, insuffler, inspirer », l'ancien français espirer empr. du latin spirare avec évolution phonétique normale. La forme enspirer est (peut-être) issue de espirer avec substitution de préfixe (cf. étymologie recherche web).

    [4] Il s’agit des ouvrages édités par la collection Éthiques de la Création (Institut Charles Cros/Harmattan) : Savoirs de frontières (Dallet &Yazbek, 2013), Éthiques du Goût (Dallet & Delassus, 2014), Ressources de la Créativité, une expérience franco-tunisienne (Dallet, Bendana, Laouani, 2015). L’ouvrage Handicaps créateurs (Dallet & Grosyeux, 2014) a été édité en version papier par la Mutualité française / Centre de la Gabrielle et téléchargeable (www.centredelagabrielle.fr).

    [5] Sylvie Dallet, « Bibliothèques et transmission des savoirs aujourd’hui : pour une éthique des savoirs créatifs ? In Paroles de livres (les acteurs du Livre III), sous la direction de Sylvie Ducas, Éditions de la Librairie ancienne / Nicolas Malais, 2016.
    Sylvie Dallet, « Métamorphoses de lieux et territoires de demain », consultable sur le site web de l’Institut Charles Cros (www. institut-charles-cros.eu), 2014.

    [6] Expérience consignée dans l’ouvrage Handicaps créateurs (Dallet & Grosyeux).

    [7] Jacques Rancière, Le maître ignorant, cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Fayard, 1987.

    [8] Sylvie Dallet & Émile Noël, Les territoires du sentiment océanique, Collection Éthiques de la Création Institut Charles Cros/Harmattan, 2012.

    [9] Tobie Nathan, Quand les dieux sont en guerre, La Découverte, 2015.

    [10] Edgar Morin, Nul ne connaît le jour qui naîtra, 2010.

    [11] Sylvie Dallet, « Charlie Hebdo et l’âme française », in colloque  international  UQUAM-Montréal, Puissances symbolique et fabulations mythiques dans les imaginaires sociaux, exposé filmé et consultable sur You Tube, trente minutes.

    [12] René Char, « Commune présence », in Le Marteau sans maître, 1934.

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