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  • L’addiction : un mythe, une maladie ou un fléau social contemporain ?
    Johanna Järvinen-Tassopoulos (sous la direction de)

    M@gm@ vol.14 n.1 Janvier-Avril 2016





    ÉDITORIAL : LE DILEMME DE L’ADDICTION DANS LES SOCIÉTÉS CONTEMPORAINES

    Johanna Järvinen-Tassopoulos

    johanna.jarvinen-tassopoulos@thl.fi
    Chercheure spécialisée en sociologie des jeux d’argent. Elle est maître de conférences en politique sociale à l’Université d’Helsinki. Elle a obtenu son DEA en sciences sociales à l’Université René Descartes Paris 5 et a soutenu sa thèse de doctorat à l’Université d’Helsinki. Actuellement elle travaille à l’Institut National pour la Santé et les Affaires Sociales (THL) à Helsinki, Finlande.


    Image : Pixabay CCO Public Domain

    Ce numéro monographique est né de l’idée d’inviter des chercheurs francophones à réfléchir sur la nature, sur la conception et sur l’impact de l’addiction dans les sociétés contemporaines. Trois perspectives préalables ont été proposées aux auteurs : celle du mythe, celle de la maladie et celle du problème social. Il était donc possible de réfléchir sur des théories et des débats qui contredisaient l’addiction, sur la pathologisation et la médicalisation de certains usages, comportements ou habitudes et enfin sur le contexte social où les addictions se développent.

    Dans Mythes, rêves et mystères Éliade (2008, p. 23) note que dans les sociétés modernes les malaises et les crises ont été expliqués par « l’absence du mythe qui leur soit propre ». Il ajoute pourtant qu’ « on ne peut pas dire que le monde moderne ait complètement aboli le comportement mythique : il en a seulement renversé le champ d’action : le mythe n’est plus dominant dans les  secteurs essentiels de la vie, il a été refoulé, soit dans les zones obscures de la psyché, soit dans des activités secondaires ou même irresponsables de la société » (ibid., p. 38). Le monde moderne est riche de personnages quasi-mythiques (les chefs d’État, les dissidents), de légendes urbaines (les crimes non résolues, les fantômes et les esprits) et de personnalités mythomanes (des émissions de la télé-réalité) qui dépassent les limites imposés par la rationalité et le conformisme de la vie quotidienne. Le mythe a été réduit à une forme mineure de fable, c’est-à-dire une histoire qu’on a du mal à croire ou une leçon à retenir, ou à une fabulation qui n’est pas une histoire vraie. Lyotard (1993, p. 93) distingue la fable postmoderne du « grand récit » moderne, car elle ne promet ni la rémission ni l’émancipation ; par contre le contenu de la fable « donne une explication de la crise, le récit fabuleux est par lui-même l’expression de cette crise ».

    Si le mythe archaïque s’est transformé en fable (post)moderne, que peut-on dire du concept de la maladie ? Dans Maladie mentale et psychologie Foucault (2005, p. 71) écrit qu’ « un fait est devenu, depuis longtemps, le lieu commun de la sociologie et de la pathologie mentale : la maladie n’a sa réalité et sa valeur de maladie qu’à l’intérieur d’une culture qui la reconnaît comme telle ». Plusieurs études ont montré comment le concept de l’addiction est entré dans la terminologie psychiatrique, psychologique et même sociologique : l’impact du manuel des diagnoses des maladies mentales (DSM) introduit par l’Association de psychiatrie américaine sur les définitions nationales antérieures est inouï (cf. Jacquet et Rigaud 2000 ; Ehrenberg et Lovell 2001 ; Suissa 2005 ; Valleur et Matysiak 2006 ; Marionneau 2015). En suivant la pensée de Foucault, on peut dire que la culture occidentale reconnaît l’addiction comme maladie mentale, mais cette reconnaissance n’inclut pas les interprétations socio-culturelles de l’usage de l’alcool, des drogues ou des plantes médicinales, ou encore des comportements liés au jeu, au travail ou à l’autrui. Ceci veut dire qu’à part le discours dominant, il existe encore des valeurs, des coutumes et des croyances qui sont indépendantes des écoles et des courants de pensée et qui sont importantes aux individus qui y croient.

    L’addiction n’a pas toujours été pensée ni définie comme telle dans l’histoire occidentale. Par exemple, la neurasthénie, les maux liés à la grossesse et à l’accouchement et le mal de tête ont été traités avec des substances qui sont aujourd’hui conçues comme des drogues illicites (Straussner et Attia 2002). L’addiction, serait-il alors une « maladie mentale transitoire », comme l’hystérie, qui apparaît à un moment donné et à un endroit donné pour disparaître ensuite et pour réapparaître plus tard dans un autre endroit (Hacking 1998, p. 1) ? Contrairement à l’hystérie, la conception de l’addiction semble évoluer avec le temps et toutes les couches sociales en sont touchées. Aussi, et Foucault (2005) le montre bien, les conduites qu’on a pu qualifier d’hypocondrie ou d’hystérie en Occident peuvent faire partie du répertoire comportemental des shamans chez les Zoulous. Or les conceptions occidentales de maladie se sont basées sur des symptômes et non sur des rôles. « Non seulement la conscience de maladie n’est pas exclusive, ici, du rôle social, mais encore elle l’appelle. La maladie, reconnue comme telle, se voit conférer un statut par le groupe qui la dénonce. On en trouverait d’autres exemples dans le rôle joué, il n’y a pas si longtemps encore, dans nos sociétés, par l’idiot de village et par les épileptiques », conclut-il (ibid., 74-75).

    Quel serait le rôle actuel joué par les personnes dépendantes ? Auparavant, les dépendants (les alcooliques, les toxicomanes, les joueurs et les nymphomanes) servaient d’exemple dans la société moderne de la dépravation humaine, de la conduite immorale et du vice tout court. Les femmes dépendantes étaient jugées plus sévèrement que les hommes dépendants à cause des normes et des rôles hétérosexuels traditionnels : on tolérait l’usage d’alcool et le jeu parmi les hommes qui par nature régnaient sur la vie publique, mais il était impossible de concevoir le même comportement parmi les femmes qui étaient responsable du bien-être de la famille et de la vie privée (Järvinen-Tassopoulos 2016). De nos jours, les personnes dépendantes ne jouent plus le rôle des déviants, car ils ont été désignés comme malades. Mais elles souffriraient d’une maladie ambiguë : le fait de boire est devenu une forme de socialisation acceptée, l’usage des drogues est devenu récréatif dans des circonstances spécifiques, le fait de jouer s’est transformé en un passetemps normalisé et la sexualité s’est pornographisée. La frontière qui sépare le normal du pathologique est devenue de plus en plus floue. En vérité, le normal a été remplacé par le normalisé et le pathologique a été adouci par le problématique. Le rôle des personnes dépendantes dépendrait du rôle qu’on donne aux usages, aux comportements et aux habitudes licites ou illicites.

    Les addictions sont généralement définies comme un problème de santé publique. La politique de santé publique cherche à repérer les problèmes et les maladies concernant la population, à intervenir pour améliorer la santé physique et psychique de cette population (l’information, l’éducation, le traitement) et à prévenir la croissance des problèmes (la réduction des risques) et la dissémination des maladies (cf. Valleur et Matysiak 2006 ; Papineau et Richer 2009). Pourtant le fait d’étudier les addictions d’un point de vue sociologique pourrait élucider les conséquences individuelles et sociales des usages et des comportements liés à l’addiction et permettre une meilleure compréhension du contexte social (cf. la vie sociale en général, les relations sociales personnelles, la solitude, l’exclusion, l’âge, le genre, la classe sociale, etc.) dans lequel ces addictions se développent.

    Finalement, les « grands récits » ont donné un sens à la vie des individus modernes. Et si le débat sur les addictions était comme la fable postmoderne qui « donne une explication de la crise » (Lyotard 1993, p. 93), que ferions-nous des grands récits ? Ici la crise fait symboliquement allusion aux différentes définitions et conceptions des addictions qui sont mises en avant et utilisées dans les explications du développement d’une addiction et du profil des personnes devenues dépendantes d’un usage ou d’un comportement. Les grands récits sont devenus mythiques à leur tour, car ils ne suffisent plus pour expliquer notre monde. Il est important de continuer la recherche sur les addictions qui indiquent à leur manière comment l’individualisme moderne est en mutation, comment la santé et la maladie se conjuguent l’une avec l’autre et comment le mal reçoit des appellations différentes selon les circonstances socio-culturelles, économiques et politiques.

    Les articles de ce numéro monographique mettent à l’épreuve les définitions et les conceptions anciennes et nouvelles, contemporaines et futures de l’addiction pour répondre à la question sur la nature, la compréhension et l’impact de celle-ci dans les sociétés d’aujourd’hui. Thierry Jandrok examine les références théoriques, politiques et économiques de l’addiction, la stigmatisation de certains pratiques et comportements et le statut de la personne dépendante. Mélanie Trouessin étudie l’addiction en comparant les théories qui la définissent comme maladie à celles qui sont contre cette définition et les dimensions socio-culturelles des concepts de santé et de maladie.

    Guillaume Vallet utilise l’exemple du bodybuilding pour analyser les dimensions diverses de l’addiction au surentrainement, au mode de vie consommatoire et au mode de vie identitaire. Alessandra Lumachelli se base sur la pensée jungienne pour comprendre l’addiction sexuelle et la place de l’écriture comme moyen thérapeutique. Rita Di Lorenzo prend comme point de départ de son analyse la société contemporaine, où l’addiction se situerait à la frontière de la santé et de la pathologie, et l’époque moderne où le plaisir et le désir sont devenus des nouvelles normes. Virve Marionneau examine la terminologie du jeu problématique et le développement de la conception du joueur pathologique pour illustrer comment les définitions ont un impact sur l’offre des jeux de hasard et d’argent, sur la prévention et sur le traitement du jeu problématique. Johanna Järvinen-Tassopoulos utilise les conceptions de l’argent pour analyser le lien entre la consommation, la dépense et la dépendance dans les récits des joueurs pathologiques.

    Je remercie M. Valastro qui m’a invitée à diriger ce numéro monographique et tous les auteurs qui ont bien voulu partager leurs idées sur l’addiction avec les lecteurs.

    Bibliographie

    Alain Ehrenberg et Anne M. Lovell, « Pourquoi avons-nous besoin d’une réflexion sur la psychiatrie ? », dans Alain Ehrenberg et Anne M. Lovell (dir.) La Maladie mentale en mutation. Psychiatrie et société, Paris, Éditions Odile Jacob, 2001, pp. 9-39.
    Mircea Éliade, Mythes, rêves et mystères, Collection Folio Essais, Paris, Éditions Gallimard, 2008 (1957).
    Michel Foucault, Maladie mentale et pscyhologie, Collection Quadrige, Paris, Presses Universitaires de France, 2005 (1954).
    Ian Hacking, Mad Travelers. Reflections on the Reality of Transient Mental Illnesses, Cambridge, Harvard University Press, 1998.
    Marie-Madeleine Jacquet et Alain Rigaud, Émergence de la notion d’addiction : des approches psychanalytiques aux classifications psychiatriques, dans Sylvie Le Poulichet (dir.) Les addictions, Monographies de psychopathologie, Paris, Presses Universitaires de France, pp. 11-79.
    Johanna Järvinen-Tassopoulos, « Problem gambling and drinking among Finnish women », dans Nordic Studies on Alcohol and Drugs, 1, 2016, pp. 27-42.
    Jean-François Lyotard, Moralités postmodernes, Collection débats, Paris, Éditions Galilée.
    Virve Marionneau, Socio-Cultural Contexts of Gambling. A Comparative Study of Finland and France, Publications of the Department of Social Reseach, 14, Helsinki, University of Helsinki, 2015.
    Élisabeth Papineau et Fabienne Richer, « La prévention des problèmes liés au jeu : évolution, pratiques et acquis des autres dépendances », dans Louise Guyon, Nicole April, Sylvia Kairouz, Élisabeth Papineau et Lyne Chayer (dir.) Tabac, alcool, drogues, jeux de hasard et d’argent. À l’heure de l’intégration des pratiques, Québec, Presses Universitaires de Laval, pp. 167-217.
    Shulamith Lala Ashenberg Straussner et Patricia Rose Attia, Women’s Addiction and Treatment Through a Historical Lens, dans Shulamith Lala Ashenberg Straussner et Stephanie Brown (dir.) The Handbook of Addiction Treatment for Women, San Fransisco, Jossey-Bass/Wiley, 3-25.
    Amnon Jacob Suissa, Le jeu compulsif. Vérités et mensonges, Anjou (Québec), Éditions Fides, 2005.
    Marc Valleur et Jean-Claude, Les addictions. Panorama clinique, modèles explicatifs, débat social et prise en charge, Collection Sociétales, Paris, Armand Colin, 2006 (2002).

    Collection Cahiers M@GM@


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    M@gm@ ISSN 1721-9809
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