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  • En Quête De Mythanalyse
    Hervé Fischer (a cura di)

    M@gm@ vol.12 n.3 Settembre-Dicembre 2014

    LE MYTHE DE L’AMITIÉ À L’ÉPREUVE DE LA POSTMODERNITÉ


    Jawad Mejjad

    jawad.mejjad@orange.fr
    Docteur en sociologie, chercheur au CEAQ - La Sorbonne. De par son expérience dans l‘entreprise (Directeur Administratif Financier dans de grands groupes, Consultant), son terrain d’observation privilégié est l’entreprise, et ses réflexions et recherches portent principalement sur les valeurs et les structures d’organisation de l’entreprise à l’aune de la postmodernité.

    S’il est une caractéristique représentative de la modernité, et dûment vilipendée depuis quelque temps, c’est bien l’individualisme. Caractéristique a priori, et nous aurons le  loisir d’y revenir, incompatible avec l’amitié.  Or nous constatons qu’un des critères les plus en vue et qui contribuent au succès des réseaux sociaux, est le nombre d’ « amis » que l’on affiche allègrement, avec fierté, comme le signe ostentatoire d’une réussite sociale. C’est à ce regain d’intérêt pour l’amitié, observable par d’autres indices  dans cette postmodernité naissante, que nous nous intéresserons, en rappelant dans un premier temps l’origine anthropologique de l’amitié à travers une lecture du mythe de Prométhée ; puis en nous rappelant la genèse de la modernité et son antinomie structurelle avec les vertus de l’amitié ; pour expliquer finalement, avec le recours notamment à Aristote, la résurgence actuelle de l’amitié, et son expression virtuelle. Et ce n’est donc pas tant la validité de l’amitié 2.0 qui nous intéressera fondamentalement, que son besoin et sa revendication.

    Dans le mythe de Prométhée, y compris dans la version du Protagoras, l’accent a souvent été mis sur le rôle de Prométhée, éventuellement Epiméthée, en reléguant en arrière plan, voire en occultant le rôle de Hermès. Or c’est ce dernier qui va nous permettre de comprendre la mutation actuelle de la société,  Il est  vrai que pour comprendre la modernité et son idéologie de maîtrise de la Nature, Prométhée est un adjuvant de choix, bien meilleur finalement que la figure d’Apollon, mobilisée par  Nietzsche dans « La vision dionysiaque du monde », texte de fulgurance intuition rédigé à l’âge de vingt six ans, resté inédit de son vivant, et qui servira de soubassement à « La naissance de la tragédie ». Texte donc où il présente l’opposition entre le monde apollonien et le monde dionysiaque, c’est à dire entre la raison, la maîtrise de soi d’un côté, et l’imagination et l’extase de l’autre. A l’opposition Apollon vs Dionysos, M. Maffesoli a préféré (déjà dans « L’ombre de Dionysos » en 1982, et aussi à travers l’ensemble de son œuvre), celle plus signifiante finalement pour comprendre l’avènement de la modernité et son rapport à la postmodernité, l’opposition Prométhée vs Dionysos. Prenant ainsi le relais de G. Durand, notamment dans « Figures mythiques et visages de l’œuvre » et « L’imagination symbolique ». Le mythe de Prométhée y apparaît comme symbolisant la naissance de la civilisation et de l’évolution humaine, par la découverte du feu par l’homme. Et  après moult variations et interprétations à travers les époques, il va incarner le développement de l’ère industrielle.


    Amitiés (Cesare Ripa, Paris 1643)

    Prométhée a connu une gloire mythologique conséquente, et a inspiré plusieurs mythèmes : le Pramantha des Hindous, Prométhée voleur rusé chez Hésiode, à l’origine de tous les maux humains à travers la figure de Pandora, martyr et sauveur du genre humain chez Hésiode, … Pour notre propos, nous nous attacherons plus particulièrement à la proposition de Platon et sa présentation du mythe dans le Protagoras. Et qui s’intéresse justement à l’après Prométhée.

    Nous ne connaissons Protagoras qu’à travers Platon. Originaire d’une cité grecque de la côte thrace, Abdère, Protagoras a été le premier à revendiquer le titre de sophiste, et le premier également à donner des cours rémunérés, et à bien en vivre.  Malheureusement, ses écrits n’ont pas pu passer les siècles et c’est par Platon principalement que nous avons accès à sa pensée. Et plus particulièrement dans le dialogue éponyme. De fait, Protagoras avait écrit un ouvrage intitulé « Sur l’état originel de l’homme » où il soulignait l’importance de l’amitié dans la constitution des Cités. Cet ouvrage est perdu, mais son essence a été restituée par Platon.

    Dans ce dialogue, Socrate accompagne un jeune ami qui veut suivre l’enseignement du célèbre sophiste. Le dialogue entre Socrate et Protagoras va se dérouler devant une petite assemblée de jeunes Athéniens, et porte sur la possibilité ou pas d’enseigner la vertu et l’art d’être de bons citoyens. « Mon enseignement, dit Protagoras,  porte sur l’art de bien délibérer dans les affaires privées, savoir comment administrer au mieux sa propre maison, ainsi que, dans les affaires de la cité, savoir comment devenir le plus à même de les traiter, en actes comme en paroles » - « Est-ce que je te suis bien ? répond Socrate, Tu m’a l’air de parler de l’art politique et de t’engager à faire des hommes de bons citoyens » - « C’est tout à fait, Socrate, dit Protagoras, l’engagement que je prends ». A l’objection de Socrate qu’il a « la conviction que cela ne peut pas s’enseigner ni se communiquer d’un homme à un autre » [1], Protagoras propose de répondre par un mythe.

    Les dieux, une fois créées les « races mortelles, au moment de les « produire à la lumière », chargèrent Prométhée et son frère Epiméthée de répartir convenablement et équitablement les capacités entre toutes les races. Epiméthée insista auprès de son frère de se charger de l’opération, Prométhée étant responsable du contrôle final. Epiméthée répartit alors les différentes ressources : aux uns la vitesse, aux autres la force, les uns pouvant voler, d’autres nager, d’autres de grande taille, ou encore ont un repère souterrain, etc, de sorte que chaque race ait une capacité de survie, et qu’aucune ne soit anéantie ni par les autres races, ni par les dures conditions de la nature. « Cependant, comme il n’était pas précisément sage, Epiméthée, sans y prendre garde, avait dépensé toutes les capacités pour les bêtes qui ne parlent pas ; il restait encore la race humaine, qui n’avait rien reçu, et il ne savait pas quoi faire  » [2]. Prométhée arrive pour procéder à l’inspection et « il voit tous les vivants harmonieusement pourvus en tout, mais l’homme nu, sans chaussures, sans couverture, sans armes. » Et c’était le jour j, le jour où l’homme aussi devait sortir de terre et paraître à la lumière. Prométhée décida alors de dérober le savoir technique d’Héphaïstos et d’Athéna, ainsi que le feu et « c’est ainsi qu’il en fait présent à l’homme ».

    Cette première partie du mythe est la plus connue, et exploitée pour comprendre le devenir industrieux et industriel de l’homme. Or il y a une suite, et cette suite qui va nous permettre à notre tour de comprendre le devenir social et socialisant de l’homme.

    Cette maîtrise technique  permit à l’homme une parenté avec les dieux, et de fait il les vénéra, leur érigea des autels, puis maîtrisa le langage, inventa les habitations les vêtements, les chaussures,les couvertures et les aliments qui viennent de la terre  » [3]. Mais les hommes restaient dispersés, et succombaient sous les coups des bêtes féroces. Ils cherchaient bien sûr à se rassembler, mais ils se comportaient de manière si injuste les uns envers les autres qu’ils ne pensaient qu’à se léser et à profiter les uns des autres. Car ils ne possédaient pas l’art politique, et donc ils se dispersaient à nouveau et périssaient. Et c’est Zeus lui-même, de peur de voir la race humaine disparaître, « envoie Hermès apporter à l’humanité la Vergogne (aidôs) [4] et la Justice (dikê), pour constiyuer l’ordre des cités et les liens d’amitié », en lui ordonnant de les répartir équitablement entre les hommes : que chacun ait sa part, car « il ne pourrait y avoir de cités, si un seul petit nombre d’hommes y prenaient part, comme c’est le cas pour les autres arts » [5]. Il précise que tout homme incapable de prendre part « à la Vergogne et à la Justice» doit être mis à mort, comme un fléau de la cité. Il est à noter que Zeus ne fait pas don de l’amitié, mais des conditions de l’amitié, c’est à dire la pudeur et la justice. L’amitié pour se développer a besoin du respect mutuel, de la modestie (avoir l’élégance de ne pas se préférer),  de la réciprocité.

    Donc bien sûr,  le feu et la maîtrise technique ont permis dans un premier temps à l’homme de sortir de la bestialité primitive et de se rapprocher des dieux, mais c’est la fonction politique, à travers l’amitié, qui lui permet vraiment d’asseoir cette capacité et d’occuper cette place intermédiaire entre la bête et le dieu.

    Or cette place médiane le condamne à vivre dans une double contrainte : il a besoin des autres et il les craint, il les trahit pour ne pas être trahi. A l’instar du porc-épic qui cherche la chaleur de son alter ego, les hommes, s’ils se rapprochent trop, se font mal, et s’ils s’éloignent trop, ont froid et peur.  Dès lors, la constitution des cités a été rendue possible par ce don des dieux : l’amitié. Et c’est en se constituant amis, qu’une communauté non seulement sera à même  de se protéger des bêtes féroces et des ravages naturels, mais aussi contre les communautés ennemies. Le monde ancien s’est constitué ainsi dans cette dichotomie ami – ennemi, qu’a identifiée P. Manent [6]. L’homme devient cet animal social cher à Aristote, et la forme sociale privilégiée des Anciens devient le holisme pour reprendre une terminologie mobilisée par Louis Dumont [7].  Tout cela est bien connu, je veux insister ici sur la valeur amitié qui est au soubassement du holisme, et sans laquelle la cité, dans son acceptation ancienne, ne peut exister.

    Oui mais tout cela, c’était avant. Avant la modernité et son pilier central : l’individu. L. Dumont, justement, dans on analyse met en perspective le holisme des Anciens et l’individualisme de la modernité. Analyse détaillée aussi par M. Maffesoli [8], quand il précise que l’individualisme est l’expression théorique de la modernité, et que la principium individuationis est certainement le point essentiel à partir duquel elle se pense. L’acte de naissance officiel de la modernité a été donné par le cogito de Descartes « Je pense, donc je suis », avec sa double revendication individuelle du Je. En se positionnant frontalement par rapport au collectif de la pensée antérieure. Ce rejet de la pensée communautaire trouve son origine dans l’écart de plus en plus marqué entre la parole et l’action de l’Eglise chrétienne. A l’idéal d’humilité de la parole chrétienne, s’affiche la richesse ostentatoire de l’Eglise et la vie dissolue des Papes. La Réforme, en réaction à cette contradiction, abolit l’Eglise comme médiateur, pour établir un rapport direct entre le croyant et Dieu. Chacun devient important directement. Ainsi plusieurs pistes de réflexion, pour trouver une solution à cette contradiction,  ont été ouvertes : politique avec Machiavel ; littéraire avec Montaigne ; religieuse avec Luther ; scientifique avec Galilée ; philosophique avec Descartes. L’ensemble de ces réflexions aboutira à la modernité. La césure principale est celle de l’avènement de l’individualité : un sujet qui s’affirme sans passer par l’altérité. Ce qui va guider le sujet, ce sera son intérêt. D’où une société fondée sur l’économie et le droit.  L’enrichissement individuel deviendra l’objectif déclaré et assumé de tout un chacun [9]. Le système capitaliste, selon Hirschman, a pu ainsi se substituer au monde médiéval grâce à la lente habilitation morale d'activités d'enrichissement personnel, jusqu'ici passibles des pires réprobations. A. Hirschman fait la généalogie de cette transformation, avec comme point de départ le constat commun à Machiavel et Hobbes : l’homme est égoïste, « l’homme est un loup pour l’homme ». Et la modernité va se constituer sur cette caractéristique : chacun cherchant son propre intérêt, la prospérité de l’ensemble de la société sera garantie. Ce que résume la fable des abeilles de Mandeville [10], et que théorisera A. Smith [11] pour fonder l’ordre économique moderne. Ainsi donc, la société moderne sera l’amalgame d’individus autonomes (rappelons-nous que l’étymologie d’autonome : « je suis ma propre loi »), égaux mais néanmoins concurrents. L’amitié n’a pas sa place dans ce monde. D’ailleurs c’est un impensé majeur de la philosophie moderne, mais qui est en passe de revenir sur le devant de la scène, comme le montre Jean-Claude Fraisse, en revenant aux sources philosophiques pour montrer que l’amitié est un problème perdu et retrouvé [12]. La raison de cet impensé est à chercher fondamentalement dans l’inadéquation des vertus de l’amitié avec ceux du libéralisme économique. Dimitri El Murr ne s’y est pas trompé, quand il pointe la disparition de la notion d’amitié du champ d’investigation, contemporain, et ceci concomitamment  avec « l’éclosion de l’individu libéral  » [13], et de rajouter : « l’individualisme impliqué par la théorie des échanges dans la société commerciale produit d’autres conditions sociales pour la pratique du lien amical et aussi d’autres modes de questionnement présidant à l’analyse des relations interpersonnelles. »   Le film « Wall Street » de M. Scorsese en 1988, résume bien cet esprit : c’est la phrase culte de Gordon Gekko « Si tu veux un ami, achète un chien. » Protagoras est bien loin et nous voilà revenus à bien avant l’arrivée de Hermès.

    La modernité se caractérise donc par l’individualisme, et à sa traîne la concurrence et la comparaison. La concurrence est le moteur du modèle libéral et son dogme absolu. Ne pas le respecter est un délit majeur, et il n’est qu’à se rappeler les amendes record aux contrevenants, pour en comprendre le caractère non négociable. La commission européenne a affirmé sa puissance à travers  sa Direction Générale de la Concurrence (DG4), en permettant ou non les rapprochements d’entreprises et de secteurs d’activité, dessinant ainsi la politique industrielle, et son jugement est sans appel, au nom de la sainte concurrence. De même, c’est le moteur de fonctionnement des entreprises. Non seulement toutes les stratégies d’entreprise et toutes les démarches marketing se doivent d’identifier les atouts et avantages concurrentiels de l’entreprise, s’est à dire son positionnement par rapport aux entreprises concurrentes, mais aussi en interne, où la rivalité entre salariés est un levier essentiel de toute gestion des ressources humaines et d’amélioration de la productivité. Les salariés dans l’entreprise sont concurrents pour obtenir la plus grande part de la prime ou pour obtenir le poste convoité, tout comme les citoyens, devenus consommateurs, sont concurrents pour avoir le dernier iphone, un logement en centre ville, ou juste un travail. L’entreprise en fait, étant l’organisation typique de la modernité, ne peut en effet qu’y activer ses valeurs, et donc particulièrement l’individualisme et la mise en concurrence permanente. Et le ressort de cette rivalité et de cette concurrence est la comparaison.

    Dans un système holiste où chacun a sa place prédéterminée et son rôle défini pour une organisation sociale qui prime,  il n’y a pas de place majeure pour la comparaison, car l’inégalité y est principielle. Dans un système individualiste, avec comme valeur suprême l’égalité,tout le monde se compare. Et dès lors tout le monde est en guerre avec tout le monde, guerre à fleurets mouchetés (la civilisation des mœurs de N.Elias étant passée par là). P. Manent l’exprime parfaitement : « la comparaison peut apparaître comme une modalité amortie ou retenue de la guerre puisqu’elle aboutit à l’affirmation d’une différence entre les hommes  » [14]. La comparaison a besoin de victoire, et celui qui est jugé inférieur subit une sorte de défaite. Rousseau déjà avait pointé le danger, notamment dans l’Emile : « Jamais le jeune homme n’observe les autres sans revenir sur lui-même et se comparer à eux. Il s’agit donc de savoir à quel rang il se mettra parmi ses semblables après les avoir examinés  » [15]. Et c’est cette comparaison qui va aiguiller l’amour-propre, au détriment de l’amour de soi. La difficulté vient en fait de comment se comparer sans imiter, parce que c’est l’imitation qui est mortifère, comme l’a montré, à travers toute son œuvre, René Girard avec notamment son concept de désir mimétique [16] : il n’y a pas de désir, il n’y a que le désir de l’autre. Comment sortir de ce dilemme, et éviter la violence destructrice ? La solution est bien sûr dans l’activation de l’amitié, et un retour à Protagoras. Montaigne avait bien identifié le paradoxe, notamment dans son rapport aux Anciens : comment se comparer à eux, sans se dévaloriser. La réponse est dans l’admiration, et nullement dans l’envie et la jalousie et encore moins dans l’imitation. Ainsi, « face à la Boétie, Montaigne nous fait partager une asymptote admirative  » [17], et P. Manent de préciser : « Chez Montaigne, l’admiration est désir d’admirer et, inséparablement, désir d’être ami.  Elle n’est pas soumission à un modèle mortifère, elle se confond pour ainsi dire avec l’aventure de la vie, de la vie qui se cherche en cherchant qui admirer, c'est-à-dire inséparablement de qui être ami  » [18]. Pour le dire autrement, c’est la bienveillance qui est à la base de l’amitié. La modernité n’est pas équipée pour de tels comportements, et dès lors l’amitié n’y est pas de mise.

    L’amitié a en effet des caractéristiques essentielles. Comme le dit D. El Murr, « il n’est pas sûr qu’on puisse parvenir à, ou même approcher, d’une définition de l’amitié » [19], notamment considérée comme catégorie philosophique. Il nous suffit de remarquer qu’elle est constitutive de notre être social, et que l’on assiste actuellement à un retour du refoulé, la modernité ayant pris soin de l’occulter au profit d’autres valeurs. Ce refoulement d’ailleurs a commencé avec la chrétienneté., avec son commandement d’aimer son prochain. Autrement dit l’obligation d’aimer tout le monde, y compris bien sûr ses ennemis. L’intention est louable mais sa réalisation problématique : « Si notre ami est en fait notre ennemi parce que, n’aimant que soi, il ne nous aime pas, et que nous ne l’aimons pas, n’aimant que nous-même, et si notre ennemi est en fait notre ami parce que l’Etre universel nous commande de l’aimer, que faire, et comment conduire notre action dans le monde  ? » [20] et Dieu y retrouvera les siens ! La modernité a simplifié le problème en rendant chacun autonome et redevable uniquement à lui-même. L’amitié dès lors est restée une qualité païenne, mais qui est en train de revenir.

    L’injonction chrétienne d’aimer tout le monde porte en elle deux contradictions fondamentales avec la notion d’amitié : l’amitié ne se décrète pas, et elle ne peut concerner qu’un nombre restreint. C’est une élection. Les amitiés mythiques qui ont traversé les âges sont exclusives : Achille et Patrocle, Montaigne et La Boétie, Oreste et Pylade, à titre d’illustration. C’est d’ailleurs une des caractéristiques fondamentales que met en avant Aristote, dans son exposé sur l’amitié dans les livres VIII et IX de l’Ethique à Nicomaque [21]. Il distingue trois sortes d’amitié : pour le plaisir, surtout chez les jeunes ; pour l’utilité (chez les vieillards) ; et la troisième, qui est la plus noble et la plus rare, pour la vertu : « l’amitié achevée est celle des personnes de bien, c'est-à-dire de celles qui se ressemblent sur le plan de la vertu. » La véritable amitié consiste d’être avec son ami comme avec soi-même, et est entièrement tournée et dévolue au bien que l’on peut procurer à son ami. L’amitié pour reprendre d’autres catégories, est un don, donner bien avant de recevoir : « aimer compte plus qu’être aimé » précise Aristote. Et Montaigne d’ajouter : « Si, dans l’amitié dont je parle, l’un pouvait donner à l’autre, ce serait celui qui recevrait le bienfait qui obligerait son compagnon  » [22]. L’amitié véritable ne peut en aucun être instrumentale, ni intéressée. Or, l’amitié de Facebook est d’abord, sinon exclusivement,  instrumentale, et le nombre d’amis que l’on y a est fonction de l’utilité que nous représentons à leurs yeux. Combien d’amis seraient encore là, si la célébrité ou la fonction sociale venait à décliner. Par ailleurs, Aristote, met en avant notamment le fait qu’un ami est choisi, réciproquement. A la différence du sentiment amoureux, où je peux aimer unilatéralement, l’amitié requiert la symétrie et la réciprocité : « Je ne puis être l’ami de quelqu’un qui n’est pas mon ami », dira F. Alberoni. On ne se déclare pas ami, on se découvre amis mutuellement. Et là encore, l’amitié Facebook contourne la caractéristique, où l’amitié  est déclarative et performative. De plus l’amitié a besoin de pratique : la philia aristotélicienne ne survit pas à de longues séparations, et besoin d’intimité. C’est dans le partage réel de ses expériences et de ses sentiments que l’amitié se développe. L’amitié n’a pas besoin de se dire, mais de se vivre. La rencontre et la proximité en sont des ingrédients nécessaires. Or justement, se rencontrer impose un nombre restreint d’amis, car on ne peut rencontrer tout le monde. Une véritable amitié est forcément restreinte à un petit nombre, « ce n’est pas un ami celui qui est l’ami de tous », dira Aristote. Et là l’amitié Facebook est encore en défaut, puisque justement sa caractéristique principale est le grand nombre.

    Dans une société en crise affichée depuis plus de quarante ans, crise qui ne veut se voir qu’économique, nous remarquons le résurgence d’un besoin de solidarité et d’amitié, de la restauration de la sociabilité en réaction frontale contre ce qui a constitué la modernité : l’individualisme, et son effet induit : l’isolement. Ajouté à d’autres indices, comme l’importance donné au sensible, au corporel, à l’image (cf les travaux notamment de M.Maffesoli), c’est un indice supplémentaire pour la compréhension de la fatigue des valeurs de la modernité, et de l’émergence progressive sous nos yeux de la postmodernité. L’amitié 2.0, l’amitié des réseaux sociaux de Twitter à Facebok, n’est pas une amitié véritable, personne n’en doute. Loin de la dénigrer, il s’agit de la prendre en compte, et de la comprendre, en tant que besoin de la société de retrouver cette valeur constitutive de l’homme social qu’est l’amitié. Malgré le monde médiéval et son amour universel et indifférencié, malgré le monde moderne et sa raison instrumentale, le mythe de Protagoras est resté à l’affût, bien vivant, notamment dans sa dernière partie relative à l’amitié. La société moderne retrouvera une autre vigueur en remobilisant les valeurs de l’amitié, et principalement en dépassant la concurrence et la comparaison, génératrices d’envie, de jalousie et d’imitation mortifère, et en permettant l’éclosion de l’admiration et de la bienveillance.

    Notes

    [1] Platon, Protagoras, Traduction F.Ildefonse, GF Flammarion, 1997, p.82.

    [2] id, p.85.

    [3] id. p.86.

    [4] Je reprends ici la traduction de F.Ildefonse, d’autres traducteurs utilisent le terme de pudeur.

    [5] Platon, id, p.87.

    [6] P. Manent, Les métamorphoses de la cité, Flammarion, 2010.

    [7] L.Dumont, Homo aequalis, Gallimard, 1977, p.68.

    [8] M. Maffesoli, Le temps des tribus, Le livre de poche,1991.

    [9] A. Hirschman, Les passions et les intérêts, PUF, 1980.

    [10] B. Mandeville, La fable des abeilles, Berg International, 2013.

    [11] A. Smith, La richesse des Nations, Flammarion, 2009.

    [12] J-C. Fraisse, Philia, la notion d’amitié dans la philosophie antique, Vrin, 1974, p.11.

    [13] D. El Murr, L’amitié, textes choisis, GF Flammarion, 2001, p.24.

    [14] P. Manent, Montaigne. La vie sans loi, Flammarion, 2014, p.88.

    [15] J-J. Rousseau, Emile, in Œuvres complètes, Gallimard-La Pléiade, 1990, t.4, p.530.

    [16] R. Girard, La violence et le sacré, Albin Michel, 1990.

    [17] P. Manent, Montaigne. La vie sans loi, Flammarion, 2014, p.92.

    [18] id, p.94.

    [19] D. El Murr, L’amitié, textes choisis, GF Flammarion, 2001, p.11.

    [20] P. Manent, Montaigne. La vie sans loi, Flammarion, 2014, p.85.

    [21] Aristote, Ethique à Nicomaque, GF Flammarion, 2004, p.407-495.

    [22] Montaigne, Essais, Quarto Gallimard, 1989, p.236.



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