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  • Mito y poder en las sociedades contemporáneas
    Mythe et pouvoir dans les sociétés contemporaines
    Mabel Franzone - Alejandro Ruidrejo (dir.)

    M@gm@ vol.11 n.2 Maggio-Agosto 2013

    LES ANTIGONES ESPAGNOLES CONTEMPORAINES, FIGURES MYTHIQUES DE L’OPPOSITION AU POUVOIR


    Fanny Blin

    fanny.blin@live.fr
    Agrégée d’Espagnol, future doctorante, sous la direction de Madame le professeur Dominique Breton, au sein du laboratoire Ameriber de l’Université de Bordeaux III. Recherches sur le théâtre espagnol contemporain, sur les échanges culturels avec l’Amérique latine à travers les troupes de théâtre du début du XXème siècle, sur l’incidence du contexte politique sur les productions scéniques. Thèse en préparation : étude des résurgences mythiques dans le discours dramatique de la Guerre civile à la Transition démocratique.

    « Chaque époque, chaque lecture, dit et affirme autant d’elle-même    dans les interprétations d’ Hamlet et d’Antigone. » [1]

    Les mythes grecs constituent une clé de lecture du monde, à laquelle la littérature occidentale a eu recours tout particulièrement en temps de crise, pour projeter un sens sur son époque. Les grands troubles historiques du xxème siècle en Europe, posant la question de l’engagement de l’individu, du rapport au pouvoir, ont ainsi favorisé le retour de ces mythes dans les productions artistiques, qui se devaient de réinventer des voies d’expression contemporaines. De la même manière, le déclenchement de la Guerre civile en Espagne en 1936 a marqué un tournant en littérature. De ce contexte perturbé ont émané de nombreuses œuvres d’inspiration mythique, notamment au théâtre. La figure d’Antigone, en particulier, a incarné la résistance face au pouvoir tyrannique pendant la dictature franquiste. Plus d’une vingtaine de pièces rédigées entre 1936 et 1986 -c’est-à-dire bien après le retour à la démocratie- peuvent être considérées comme des réécritures de la tragédie de Sophocle, Antigone. L’omniprésence du personnage d’Antigone dans la dramaturgie espagnole de la Guerre civile aux premières années de la « Transition démocratique » révèle donc que la mise en cause –ou la justification- du pouvoir dictatorial a pu être représentée à travers le recours au mythe. Les modalités esthétiques et idéologiques de ces versions contemporaines du mythe sont très diverses et leur sens évolue au cours de la période, mais l’ensemble confirme la tension toute particulière qui se tisse entre le mythe et la représentation du pouvoir. Antigone symbolise en effet la résistance, l’opposition sans concession au pouvoir autoritaire incarné par Créon, roi de Thèbes.

    Elle se montre prête à mener son combat jusqu’à en payer le prix de sa vie, car elle sait sa cause juste : en effet, elle ne s’oppose pas au pouvoir, mais à son exercice tyrannique. Comment expliquer cependant une telle profusion de réécritures de ce mythe ? Tout d’abord, le sentiment d’appartenance à une nation est fondé sur un imaginaire commun[2] . Cette cohésion étant mise à mal par la division entre républicains et nationalistes, les artistes espagnols ont puisé dans les racines de cet imaginaire, à la source des mythes qui ont fondé la culture commune, à la recherche de nouvelles figures héroïques. L’omniprésence de ce mythe dans le théâtre espagnol du xxème siècle infirme donc l’idée développée par Hegel, qui supposait qu’il n’y avait plus d’Antigones, plus de héros à l’époque contemporaine. Au contraire, le contexte de dictature semble avoir suscité un besoin d’identification à travers des figures héroïques comme Antigone, pour représenter le présent. Au-delà au phénomène espagnol, qui compte plus de vingt réécritures d’Antigone, le contexte belliqueux en France a suscité le même type de recours au mythe. Suite aux deux guerres mondiales, la nécessité de résister a donné lieu aux versions de Cocteau (1922) et Anouilh (1944). Les échos entre les Antigones européennes nous éclairent sur les influences qui ont existé : il est intéressant de rappeler que la représentation de la pièce de J.Anouilh à Madrid en 1947 a pu inspirer ou encourager certaines versions espagnoles.

    Le fait que des contextes comparables occasionnent ces résurgences prouve donc que ce mythe a été le creuset de la critique du pouvoir, alors même que le pouvoir avait recours aux mythes pour se consolider et s’auto-justifier. Une lutte pour l’appropriation du mythe peut alors s’engager dans ce contexte, où chacun (le pouvoir et ses opposants) tente de réinvestir cette tragédie à son compte, de se réapproprier le mythe, perçu comme ayant été dévoyé de sa finalité originelle. Ainsi, de nombreux dramaturges espagnols ont retravaillé cette matière mythique afin de dénoncer la tyrannie (mais en défendant parfois tout de même le pouvoir en place). Antigone a également traduit leur désenchantement quant à la résistance, notamment pendant la Transition. Nous analyserons le traitement du mythe et sa relation avec l’image du pouvoir dans les œuvres de S. Espriu, J. M. Pemán, M. Zambrano, L. Riaza, Rodríguez Pampín J. M. Elizondo, et de Queizán. Il faut souligner l’exceptionnelle résurgence de ce mythe, avec plus d’une vingtaine de pièces en à peine cinquante ans. Il est donc intéressant de comparer la tension à l’œuvre entre mythe et pouvoir dans ce corpus de réécritures d’Antigone en Espagne, qui n’a pas été étudié jusqu’ici dans sa globalité. La lecture de leurs reprises de la tragédie sophocléenne montre en effet que l’histoire mythique rencontre l’Histoire espagnole car elle soulève des problématiques mémorielles, interroge l’opposition au pouvoir tyrannique et la fraternité. Ce mythe a donc cristallisé les différentes représentations du pouvoir,  au cœur de la dictature franquiste. Si les motifs culturels de la résurgence de ce mythe ont souvent été commentés, il s’agit à présent de mettre en perspective les différentes modalités d’ « usage » du mythe, et d’analyser son exploitation « poétique » en tant que vecteur d’écriture critique indirecte, masquée.

    1 - Usage du mythe comme dénonciation du pouvoir tyrannique

    Dans le contexte de dictature, le mythe a parfois fonctionné comme un masque, devenant une stratégie de contournement de la censure

    En cela les réécritures d’Antigone établissent un nouveau rapport entre mythe et pouvoir : le contexte de diffusion, en lien avec la censure éditoriale et la politique de représentation en vigueur durant le franquisme, ne permettait pas la critique du pouvoir en place. Pour les écrits de l’intérieur, le mythe a pu servir de prétexte aux caricatures de tyrans. Cependant ce masque n’a pas toujours dupé le pouvoir : la pièce de Luis Riaza, par exemple, ne fut publiée qu’après la mort du général Franco. La figure antique d’Antigone participe souvent des stratégies d’expression d’une critique sociétale déguisée : c’est un bon moyen pour dénoncer des éléments contemporains en se cachant derrière le filtre antique et l’universalité du mythe. Anne-Françoise Jacottet signale en effet que la cité dirigée par Créon est « facilement assimilable à une dictature fasciste »[3] , ce qui prouve la pertinence de cet usage du récit comme parabole. Le mythe vient mettre en cause les abus de pouvoir dans la pièce de José Martín Elizondo, Antígona entre muros, dont la première version fut écrite en 1968, pendant son exil en France, à la fin du franquisme.

    Afin de dénoncer les représentants du pouvoir, l’auteur a conçu une pièce à la forme très particulière : l’action comporte deux plans enchevêtrés, grâce à une mise en abyme du théâtre : les personnages de l’œuvre sont des prisonnières, qui jouent la tragédie Antigone. Le pouvoir y est représenté par la gardienne, les surveillants de la prison, mais également des chiens-loups, symboles des dérives autoritaristes de la dictature, et la femme qui joue Antigone est présentée comme une victime de la lutte souterraine contre le régime. Dans sa version finale, l’action se situe dans la Grèce de la dictature des colonels : une autre modalité de « déplacement » contextuel qui ne fait que légitimer et universaliser le message. De surcroît, l’auteur focalise bien la critique sur l’exercice autoritaire du pouvoir et non sur la mise en cause de son existence.

    D’autre part, le filtre du mythe antique élève le débat au rang universel : ce détour permet en effet de dépasser l’Histoire immédiate. Ainsi, la réécriture transcende la souffrance du je qui s’écrit à travers une figure d’autant plus judicieuse qu’elle est liée à la psychanalyse. Ce processus permet ainsi de contrer la politique franquiste qui consistait à passer les traces du conflit sous silence : l’écriture d’inspiration mythologique généralise et démultiplie l’expression de la blessure, la rendant universelle. La concentration de ces réécritures dans ce contexte perturbé peut s’expliquer alors par l’universalité du mythe en tant que structure basique, source éternellement renouvelable de sens à projeter sur une époque, surtout en période critique. Selon José Luis Aranguren[4] , la tragédie antique constitue le premier « cri d’opposition en faveur de la liberté », au nom de lois supérieures à la politique, et c’est pour cette raison que ce mythe inspire les dramaturges espagnols à cette époque. Le caractère symbolique et universel du geste de résistance du personnage est favorisé par la généralisation du phénomène, à laquelle certains textes dont référence. José Martin Elizondo, par exemple, fait dire à son Antigone « renazcas o no en otras Antígonas salidas del polvo y de tu apagada ceniza, quienes (…) serán a su vez trama y tragedia para que siga rodando la Historia bajo el sol de Grecia u otros soles ».[5]

    Cette généralisation permet d’élever le discours, de l’étendre au-delà d’une situation politique précise. Implicitement, Elizondo affirme ainsi l’actualité (et l’éternité) de cette opposition au pouvoir développée dans le mythe. Ainsi, l’on voit que l’histoire pénètre le mythe et réciproquement. Selon mythologue Jean-Pierre Vernant, la catastrophe humaine causée par la Première Guerre mondiale avait déjà suscité un regard nouveau sur les mythes : leur caractère légendaire n’était plus relégué dans le champ de l’irrationnel, mais pouvait aider à donner du sens à  l’époque contemporaine. Le discours d’inspiration mythique est donc apte à circonscrire les dérives tyranniques par la parole, et permet ainsi de les appréhender.

    L’écriture du mythe comme une parole lancée malgré le pouvoir, contre le pouvoir

    Nous devons envisager ces pièces de théâtre, au-delà de leur référence mythique, comme de la littérature de guerre, de conflit (incluant le conflit personnel et psychique du sujet en crise dû à ce contexte douloureux), dans la mesure où les échos du conflit, et de l’oppression politique, sont omniprésents. Il s’agit donc d’une parole entravée, et l’écriture traduit d’ailleurs parfois cette idée d’une parole qui ne parvient pas à se « dire », ou seulement de façon biaisée. Cette parole blessée choisit de canaliser son message dans la structure de la tragédie antique. Cela est d’ailleurs d’autant plus éclairant si l’on considère que tant qu’il y a écriture, le véritable tragique ne s’accomplit pas, puisque la parole relève d’une tentative de donner un sens et une unité au monde, or le tragique est facteur de destruction du sens. Ces réflexions permettent d’éclairer notamment l’œuvre de la philosophe María Zambrano, intitulée La tumba de Antígona. Dans sa forme originelle, il s’agissait d’un « Délire d’Antigone », un  quasi monologue. La pièce est d’ailleurs peu « dramatique » dans sa structure, et nous atteint davantage à travers le discours porté par Antigone, qui convoque en elle-même les paroles des autres personnages, et qui existe dramatiquement par sa parole.

    Ainsi l’œuvre devient elle-même un tombeau -comme l’indique son titre-, un espace paradoxal de liberté du dire. L’espace de ce texte théâtral se pose en remède à l’exil, à l’impossibilité de sa créatrice de diffuser son message sur sa terre espagnole. En ce sens le mythe défie le pouvoir du dictateur Franco en lançant une parole subversive depuis l’exil, tout comme Antigone continue de monologuer dans sa tombe, c’est-à-dire son espace de condamnation qu’elle transcende, comme l’auteur. La relation entre mythe et pouvoir est ici celle d’une provocation, car la réécriture du mythe (et donc la parole) met en échec ce pouvoir. Cependant, rappelons que « la dernière parole est la parole qui reconnaît que la parole ne peut faire accéder à l’absolu »[6] et de fait, à la fin de la pièce de Sophocle, Antigone agit mais ne parle plus. Le personnage du messager déclare alors « Un trop grand silence me paraît aussi lourd de menaces qu’une explosion de cris ». Créon, au contraire, parle toujours, atteint par le doute, il ressent le besoin de justifier sa décision d’homme de pouvoir.

    2 - Un mythe idoine pour dépeindre la tyrannie et la résistance : Antigone, figure de l’opposition au pouvoir injuste

    Deux approches combinées permettent d’éclairer idéalement ces réécritures mythiques : la mythocritique, qui interprète les textes, et la mythanalyse, qui se penche sur les contextes culturels et politiques qui voient naître et se remodeler les mythes[7] . A travers ces deux prismes, l’analyse des adaptations sélectionnées nous informent sur les correspondances entre le mythe d’Antigone et l’histoire espagnole, et par conséquent sur la fonction du mythe envers la représentation du pouvoir. L’analogie entre l’histoire espagnole du xxème siècle et la mythologie grecque antique a été abondamment commentée. A tel point que la période fut caractérisée d’épopée, de guerre de Troie, comme le rapporte María José Ragué i Arias : “Durante  el  franquismo,  los  mitos  griegos fueron  utilizados  como metáfora de  la  situación vivida.  «Esto fue Troya»,  «esto  es  una  Odisea», eran frases  populares.”[8]

    La littérature a donc exploité ces parallèles pour mettre en scène la guerre fratricide, la problématique de la sépulture, de l’exil, et du pouvoir autoritaire. La tragédie antique, en particulier le conflit en Etéocle et Polynice, finit par devenir l’emblème des événements historiques traversés par les écrivains et leur public espagnol. On remarque également que cette métaphore envahit les discours politiques pendant la Transition, comme le pointent du doigt R. Duroux et S. Urdician : « les fosses communes hantent l’imaginaire collectif espagnol : rien d’étonnant à ce que le cri d’Antigone s’y répercute dans la littérature comme au Parlement. »[9]   Ce lien entre histoire vécue et recours au mythe d’Antigone l’ensevelisseuse est explicité dans le prologue de la pièce de M. Zambrano à travers cette comparaison : “La guerra civil, con la paradigmática muerte de los dos hermanos, a manos uno de otro”. Dans cette même pièce, Antigone accuse ses frères d’avoir été aveuglés par le pouvoir, et pourtant explique leur geste en établissant un lien entre l’amour du prochain et le fait de prendre les armes : “Hay que matarse por el poder, por el amor. Hay que matarse entre hermanos por amor, por el bien de todos.”

    Le mythe permet ici de penser la lutte pour le pouvoir. Ainsi la philosophe justifie implicitement le combat des républicains, tout en déplorant le caractère fratricide de la guerre. Le choix de la figure d’Antigone s’impose donc par son lien intrinsèque avec le genre tragique, repris et déconstruit en Espagne à cette période critique, mais aussi parce qu’elle symbolise l’opposition à la loi tyrannique, la rébellion et la fidélité à une loi supérieure, religieuse ou filiale (donc « naturelle »). De la sorte, l’ancrage mythologique de ce personnage a impliqué un travail de contextualisation socio-culturelle de la part des dramaturges qui reprennent ce mythe pour dénoncer les dérives contemporaines du pouvoir. Cela suppose des références aux événements historiques récents au sein même du cadre mythique du texte. La référence est d’autant plus claire lorsque l’auteur procède à une actualisation temporelle, comme c’est le cas dans la pièce de Elizondo, qui situe l’action dans la Grèce des années 1970. La prisonnière qui y joue Antigone dénonce la répression exercée par le pouvoir et le traitement infâme réservé aux corps des « révolutionnaires ». Elle s’exclame : « Responded, los vencidos. ¡Responded! »[10] . L’emploi du terme “vaincus” établit ainsi clairement l’allusion aux républicains espagnols. Par ailleurs, dans cette pièce les représentants de l’ordre poussent les prisonnières à la délation en cas de protestation dans la prison. Le pouvoir est décrédibilisé à tous les niveaux : mythologique, historique et dramatique.

    Antigone, figure de la résistance et masque du résistant

    Dans la mesure où Antigone représente dans l’imaginaire occidental une figure d’opposition au pouvoir oppresseur, et ce depuis l’Antiquité, la tragédie dépeignant les dérives d’un pouvoir jugé aveugle et arbitraire, parle aux Espagnols plus que jamais pendant la dictature franquiste, et en particulier aux exilés, qui sont des victimes du pouvoir en vigueur jusqu’en 1975. Chaque réécriture est teintée d’une revendication politique -patente ou latente-, par-delà sa poétique et sa symbolique. Par exemple, M. Zambrano fait dire à son Antigone qu’elle n’appartient pas au royaume de Créon, que son pouvoir ne l’atteint pas : en cela, le personnage mythique est un porte-parole de ceux qui ne peuvent plus regagner le territoire et qui rejettent l’autorité franquiste, fondée sur un coup d’Etat. Il s’agit donc d’un symbole à forte charge politique, et les réécritures de ce mythe s’inscrivent dans le champ de la littérature engagée. Précisons que les Antigones contemporaines sont les figures de la résistance telle qu’on la comprise après 1945 : la résistance légitime car elle se pose pas contre la loi, mais pour le respect de la loi. En cela elle est légitime, comme le soulignent R. Duroux et S. Urdician, qui  citent un article de Michel Richard intitulé « La désobéissance » et qui soutient que « face à une dictature ou à une dérive autoritaire, la résistance à l’oppression et plus encore l’insurrection sont risquées, mais légitimes. » Les dramaturges espagnols se sont donc évertués à légitimer leur lutte contre (ou aux cotés) du pouvoir, en l’incarnant par le mythe d’Antigone. La représentation scénique a ainsi pu être caricaturale ou trop binaire, les répliques se voulant percutantes pour figurer l’absolu de la figure mythique. A la fin de la version de J. M. Elizondo, les détenues se demandent quelle aura été la dernière déclaration de la prisonnière qui jouait le rôle d’Antigone et la nourrice répond : “No y otra vez no. Siempre no. Así era ella.” Selon J. L. Aranguren, ce « non » constitue la première occurrence théâtrale dans l’histoire de l’expression de cette liberté revendiquée comme absolue, prête à tout jusqu’à la mort : “Lo que representa esta tragedia es la oposición a que el poder político lo pueda moralmente todo.[11] Dans cette mesure, les recréations du mythe d’Antigone composent « un miroir virtuel de l’état de la démocratie et d’un hypothétique civisme, en un moment donné de l’histoire. »[12] En outre, cette figure mythique est étroitement liée à l’écriture de soi, y compris du « moi » écrivain, tout particulièrement pour M. Zambrano. Antigone prête sa voix aux écrits de la résistance, et semble idéale pour incarner le je qui se dépeint dans sa lutte. Tout comme le mythe est un masque de la critique du pouvoir, Antigone est un masque pour celui qui s’y oppose.
    En outre, cette figure mythique est étroitement liée à l’écriture du moi.

    Une autorité qui se veut au-dessus des liens familiaux

    Le sens même du nom d’Antigone contient déjà, en germe, son destin d’opposante au pouvoir. Anti-gónê, (« contre la descendance »), présuppose en effet sa rébellion contre le tyran. Car, comme l’explique Kathrin Rosenfield[13] , Créon n’est pas légitime puisqu’il rompt la lignée d’héritage du pouvoir des Labdacides (Laïos, Œdipe, Etéocle, Polynice). Antigone, fidèle au sens de son nom, s’oppose à cette anomalie de la transmission du pouvoir. L’onomastique projette donc un sens prophétique sur l’histoire de cette figure qui résiste à celui qui incarne le pouvoir, parce que Créon n’est pas issu de la juste lignée. La problématique des liens du sang, centrale dans la tragédie, est une thématique mythique fondamentale et se trouve être structurante dans les réécritures de la seconde moitié du xxème. La destruction du lien que suppose la guerre fratricide en est la cause, et cela se répercute à tous les niveaux de l’écriture. Si le nom d’Antigone signifie de s’opposer à son propre sang, c’est bien son destin tragique. Qu’en est-il de cet aspect dans les pièces espagnoles ? Dans celle de S. Espriu, du point de vue du pouvoir, Antigone est d’emblée considérée comme une traitresse pour s’être opposée à son sang. Elle a d’abord essayé de raisonner son frère Polynice pour qu’il cesse le combat, et Etéocle, en l’apprenant, déclare : « la trahison guette toujours le pouvoir. » Ici cette trahison est d’autant plus cruelle -aux yeux d’Etéocle- qu’elle émane de l’intérieur, de son sang, de sa famille, alors que son frère Polynice l’a déjà trahi en attaquant la cité de l’extérieur. Ce qui est à l’origine de cette tragédie familiale, qui pose le problème du lien de sang au cœur du drame, c’est bien entendu l’union incestueuse entre Œdipe et sa mère Jocaste. Antigone et ses frères en sont issus, et en paient le prix de leur vie. Ce lien filial (monstrueux) est donc brisé par une malédiction, mais aussi par le pouvoir qui divise, comme l’avait prédit Œdipe en quittant Thèbes : c’est la lutte pour le trône qui détruira la famille et la cité. Cela est très marquant chez Espriu : alors que la femme de Créon supplie Etéocle d’être indulgent avec sa sœur Antigone, le tyran déclare : « A présent je suis le roi, pas son frère. Elle me doit fidélité. » Lorsqu’il fait référence à Polynice, il l’appelle « mon ennemi », expression qui tend à dénoncer le caractère aveugle du pouvoir, qui ne reconnaît plus les liens du sang. Il n’a pas plus de considération pour son peuple, mort au nom de cette guerre privée, comme le rappelle Eurydice : « todos los nuestros murieron, por culpa de los que se disputaban la corona de la ciudad. » Dans cette pièce, Antigone tente de raisonner Etéocle en lui rappelant le pacte de partage du pouvoir avec Polynice, mais Etéocle invoque les circonstances qui l’ont obligé à agir. Cela provoque un débat sur le pouvoir, qu’Etéocle semble subir. « pero yo no deseaba todo el poder. Mis partidarios y su injusticia me obligaron a actuar ». Ainsi, Espriu met en scène des personnages transformés par l’exercice du pouvoir, qui les déshumanise. Il dépeint par ailleurs un Créonte assez ambivalent : il est d’abord le conseiller d’Etéocle, et à ce titre il l’avait dissuadé de se battre contre son frère, mais une fois en possession du pouvoir, Créonte devient aveugle à son tour et condamne sa propre nièce. La réécriture du mythe sert ici une démonstration: c’est précisément le pouvoir tyrannique qui détruit le lien filial, synecdoque du lien qui unit les membres d’une nation.

    3 - Modalités de la représentation du pouvoir à travers le mythe

    Caricature du pouvoir à travers la déconstruction du mythe

    Les différents rapports entre mythe et pouvoir établis par les réécritures espagnoles peuvent se comprendre selon leur représentation des deux figures clés du mythe : Créon et Antigone. Dans sa définition même, la notion de pouvoir implique la légitimité de celui-ci, accordée par le libre consentement de ceux sur qui ce pouvoir s’exerce. Selon Foucault, il n’y a de pouvoir que s’il existe une force de résistance, qui est d’ailleurs consubstantielle à l’humanité. Cette résistance, incarnée par Antigone qui porte la parole impossible des résistants de l’intérieur et de l’exil, est ce qui permet de reconquérir le rang de sujet. Car Antigone est réduite à un statut d’objet par la condamnation à mort de Créon, et c’est sa réaction qui l’élève. La caricature du pouvoir, quant à elle, permet la démythification du mythe. De fait, le rapport de force entre Antigone et le tyran est souvent biaisé par une tonalité de l’ordre du grotesque. En effet on constate dans plusieurs œuvres un processus de carnavalisation du pouvoir, qui utilise le ridicule comme arme, ce qui revient à priver le mythe de son caractère sacré.

    A propos du théâtre de Riaza, Beatriz Lomas-Lozano affirme: « Esta desmitificación, llevada a cabo mediante una transgresión en el lenguaje, la estructura de las escenas y los personajes, crea un ambiente en escena esencialmente ridículo. »[14] Associer le dictateur (Franco) à une figure mythique (Créon) -pour mieux le priver de sa substance mythologique- relève de la stratégie littéraire ; cela revient à démythifier le pouvoir lui-même, à lui ôter son sens et son autorité. Ainsi, le ton tragique est évacué au profit d’un traitement corrosif des personnages de pouvoir, qui métaphoriquement lève le voile sur la réalité espagnole. La dimension spectaculaire du théâtre offre au public la vision de la décomposition du corps qui incarne le pouvoir. L’analyse de la spécialiste M.J. «Una despiadada visión de nuestra realidad, una crítica al poder y sus  abusos […] son las constantes del teatro de […] unos autores que a partir de una textualidad moderna siguen recurriendo al mito en su obra. Porque el carácter abierto de los mitos hace posible su utilización en momentos de crisis para convertirlos en símbolos de valores alternativos al orden establecido. » [15]

    Dans d’autres pièces, comme chez Zambrano, la mise à distance s’opère plus subtilement, notamment à travers la désignation vague et dédaigneuse du tyran. Dans La tumba de Antígona, Antigone désigne Créon non pas par son nom mais par sa fonction, soulignant l’absence d’identité du pouvoir, qui n’est qu’une loi implacable appliquée par n’importe qui: “Y él, el hombre ese del poder, el que mandaba.”, El que manda para condenar”. Cela tend à faire de Créon un pantin anonyme, comme dans l’œuvre de J.M. Elizondo, dans laquelle le personnage de la mère de Créon le manipule physiquement, comme une marionnette. Elle lui prend le bras, le fait avancer et reculer, lui dit comment se comporter : le tyran est ainsi infantilisé et vidé de sa substance mythique, héroïque. Dans cette même pièce, il faut souligner que Créon ne parle pas : le chœur le décrit comme ayant « les lèvres cousues ». Au-delà de cet aspect on peut percevoir une référence à l’état de santé de Franco à la fin de sa vie, avec une satire de l’attitude des dirigeants. La mère s’évertue ainsi à montrer son fils au peuple alors qu’il tient à peine debout, comme l’indique la didascalie : « La Menoecea hace esfuerzos vanos para volverlo a poner en pie ». De surcroît, le dramaturge insiste à plusieurs reprises sur le fait que la prisonnière qui interprète Créon porte un masque – celle-ci essaie même de se l’arracher mais les autres l’en empêchent-. Le terme de mascarade est même employé pour souligner l’absurdité de cette démonstration du pouvoir.

    Le mythe au service du pouvoir ?

    Le mythe d’Antigone réécrit peut également servir les intérêts du pouvoir en place après la Guerre civile. Le cas de l’Antigone de José María Pemán est à ce sujet intéressant car très ambivalent. L’Antigone de Pemán (1945) est bien, comme le signale son sous-titre, une « adaptation très libre de la tragédie », qui s’ancre dans le contexte de la réalité espagnole immédiate, celle du début de la dictature. Il s’agit d’une version d’autant plus intéressante qu’elle a suscité des interprétations contradictoires. Entre critique prudente et déguisée des premiers temps de la dictature ou défense du régime, son parti pris est délicat à déterminer. Selon certains critiques, le dramaturge masque son attaque envers Franco derrière une mise en cause des dérives staliniennes.[16] María Margarita Doncel va encore plus loin en affirmant qu’il s’agit d’un portrait à charge de la dictature : « sobresale la denuncia tajante contra el poder inflexible y tiránico de los déspotas. La transgresora Antígona se convierte en símbolo de los ideales humanos de fraternidad, paz y libertad en contraposición a la opresión política.[17] » Toutefois, ses positionnements ultérieurs à l’écriture de cette pièce nous orientent plus volontiers à penser que la ligne idéologique de Pemán est celle du nationalisme. De surcroit, le nœud tragique y est bien déplacé, puisque l’auteur met davantage l’accent sur le conflit entre le devoir religieux (celui de la sépulture) et les lois de la cité, et non plus sur l’opposition entre Créon et Antigone.

    On revient alors à la représentation d’un affrontement Créon / Antigone comme conflit entre loi civile et naturelle, comme chez Sophocle. Un autre courant critique tend à considérer cette adaptation comme un mythe au secours du pouvoir, dans la mesure où l’auteur initie là son corpus de « théâtre religieux » en faveur du national-catholicisme. Par exemple, Phyllis Zatlin rappelle la sympathie de Pemán envers le Caudillo, et écarte l’hypothèse selon laquelle sa pièce contiendrait une critique du pouvoir: “If Pemán were not a Franco sympathizer in a country where theater is closely censored, one would be tempted to follow the French example and  find a political message in Creon, the inflexible tyrant.”[18] Verónica Azcue abonde également dans ce sens en affirmant que cette version « constituye un claro ejemplo de la utilización del mito por parte del teatro de corte franquista »,[19] et révèle le procédé de glorification et justification (divine) du soulèvement militaire. Si on suit cette interprétation, la pièce attribue le mérite de la pacification au régime. En effet, la lutte du personnage consiste en une tentative de rédemption des crimes de ses frères : son sacrifice se fait au nom de la paix. En effet, Pemán fait de la jeune femme une figure de martyre préchrétienne, et retourne l’argument de ses opposants idéologiques en montrant que les véritables tyrans sont ceux qui vont à contre-sens des principes religieux. De fait, la victoire est le résultat de la volonté divine selon un des personnages de soldat. Grâce à ce glissement de l’écriture, Pemán tend à disculper Franco, qui en l’occurrence s’appuie sur l’Eglise catholique pour légitimer son pouvoir. Dans ce cas, Pemán serait le seul à opter pour cette « exploitation » du mythe, en faveur de la justification du pouvoir. Il s’agirait donc d’un contrepoint aux œuvres déjà citées. Ce portrait du pouvoir à travers l’adaptation d’un mythe grec est donc ambivalent. Malgré tout, il semble que Pemán ne souhaite pas actualiser le mythe autant que ses contemporains : le maintien d’un ton et de décors antiquisants irait alors dans le sens d’un message de paix dans l’absolu, n’excluant pas la tyrannie lorsque l’œuvre du tyran est éclairée et conforme à la loi, et à la morale religieuse. Ainsi, l’œuvre peut être interprétée comme une version du mythe au service de l’autorité juste, comme le laisse penser cette réplique de Créon : « No tengo otra pasión que la del buen gobierno. Mandar es ser duro e inflexible».

    Version moderne ou subversion du mythe ?

    Ces réflexions au sujet de l’œuvre de Pemán nous invitent à nous interroger sur la notion de subversion du mythe et de la dialectique entretenue avec la critique ou la justification du pouvoir. Que transmet une version fidèle à la tragédie sophocléenne sur le plan idéologique ? Une déconstruction du mythe-source rime-t-elle avec une critique du pouvoir ? Dans la mesure où il a été démontré que le recours à la figure d’Antigone est éminemment politique en temps de trouble historique, il s’agit d’analyser le rapport entre le traitement du mythe et le message politique. La subversion textuelle du mythe peut relever par exemple du renversement des rapports de force entre Antigone et Créon ; elle peut également consister en une adaptation à des problématiques contemporaines, voire triviales. Dans ce cas le mythe est dévoyé, « mal traité », comme pour refléter l’attitude de l’auteur face au régime. C’est par exemple le cas dans l’œuvre de L. Riaza, qui introduit le registre de l’insulte dès son titre : « Antígona… ¡cerda ! » (écrite à la fin des années 60 et publiée en 1983). Riaza, auteur de la Transition, traite généralement les questions du pouvoir, du genre et de la filiation. Le ton désenchanté, résolument provocateur et acerbe de sa pièce ne se limite pas aux représentations du pouvoir, mais s’applique à tous les personnages.

    Il est particulièrement marquant de constater qu’Antigone y devient le symbole du reniement : elle a vieilli, et perdu ce caractère absolu qui la caractérise chez Sophocle. Dans le prologue, la nature de ce recours au mythe est explicité : “Las jóvenes Antígonas hirsutas y rebeldes devendrán orondas madres de familia abrigadas en visón, consumidoras de té con pastas y de comedias musicales, poseídas de santo horror por el camino que lleva España, y sin oír a la olvidada Antígona juvenil que les susurra al oído: Antígona... ¡cerda![20] La déconstruction et la critique sous-jacente sont violentes pour cette figure, qui par son attitude reflète une génération de « vendus » dont les idéaux sont passés aux oubliettes. Le personnage d’Antigone finit par se faire servir au dîner le cadavre de Polynice, représenté par un poulet : le symbole de son renoncement, par rapport au mythe source, est très visuel pour être d’autant plus frappant.

    Ce traitement participe du démantèlement du mythe opéré par le dramaturge, qui fait de la figure d’Antigone l’instrument de la dénonciation des illusoires espoirs de la génération des vaincus de la guerre. Contrairement à la plupart des réécritures de ce mythe, Riaza ne se limite pas à une critique du pouvoir mais s’attaque à la figure même d’Antigone. L’analyse de Verónica Azcue le souligne : on assiste là à une inversion du message mythique : “Lo que comienza como una trivialización de las motivaciones y actitudes de la heroína termina en la inversión absoluta del sentido del mito.[21] Par conséquent, cette version moderne du mythe, saturée d’éléments contemporains dans la mise en scène, va au-delà de la ‘sub-version’ et procède à une ‘in-version’, qui se fonde sur la figure d’Antigone comme rebelle par excellence, pour dénoncer l’attitude d’une génération. Car ce qui importe à l’Antigone de cette pièce c’est le simple fait de se rebeller, et non pas l’objet de sa rébellion, comme le montre cet échange avec Créon :

    “ANTÍGONA.– (…)  Hubiera enterrado, lo mismo, los residuos de una lagartija. Lo contrario de lo que hubiese ordenado el rey.
    I-CREÓN-H.– Ya entiendo: el caso era desobedecer.
    ANTÍGONA.– Ni más, ni menos.”
    Ainsi, elle représente la jeunesse qui érige le non conformisme en règle de vie absolue, par principe. L’écriture projette un regard amer sur cette génération libertaire, dont la lutte n’a pas vraiment de sens.

    Dans Antígona entre muros de J.M. Elizondo, on observe bien une modernisation du conflit dramatique au cœur duquel se trouve la mise en cause du pouvoir. En effet, le thème de l’ensevelissement du corps n’est plus évoqué : l’argument tragique est déplacé, ce qui s’explique par le décalage temporel qui existe entre les événements de la Guerre et l’écriture de cette pièce, par un dramaturge d’une génération postérieure aux autres. Le nerf de la guerre pour cette Antigone est plutôt la lutte contre le régime autoritaire qui maltraite les dissidents, et incite ses prisonniers à la délation de leurs camarades. Le dilemme d’ordre religieux de la tragédie sophocléenne est adapté à l’actualité politico-historique et Elizondo en fait un dilemme moral : celui de collaborer ou non avec un régime tyrannique. A travers cette œuvre, l’héroïsme contemporain est questionné : il s’agit de savoir de quel côté du pouvoir se situer. Le mythe est donc actualisé afin d’aborder de nouvelles problématiques de pouvoir, tout en révélant l’universalité de celles-ci à travers un mythe séculaire. Enfin, un autre dramaturge a emprunté ce chemin de déconstruction du mythe : il s’agit de X.M. Rodríguez Pampín, auteur de la pièce intitulée « Creón, Creón… » Cette démythification passe par un traitement particulier de la protagoniste, qui est infantilisée. Elle se comporte et s’exprime comme une jeune enfant, qui adore son oncle Créon : celui-ci l’invite à s’asseoir sur ses genoux « comme au bon vieux temps ».

    Au cours de cette mise en scène, éloignée de la tragédie sophocléenne de l’affrontement, Antigone demande la permission d’aller déposer une fleur sur la tombe de Polynice. Sa réponse reste celle de l’interdit, mais le ton est léger, Créon lui conseille de vivre sans se préoccuper des morts, ce qu’il considère comme « une perte de temps ». La question du devoir de mémoire est comme toujours soulevée à travers cette reprise du mythe : on peut l’interpréter comme une manière indirecte de critiquer l’attitude du régime franquiste quant aux morts. En l’occurrence, cette politique a relevé d’une véritable stratégie de l’amnésie, afin d’ériger les bases d’une paix sociale nécessaire, mais forcée. Après cette scène, le dramaturge introduit un procédé qui met l’accent sur la désillusion, désillusion qui se répercute sur le public, car Rodríguez Pampín fait appel à sa connaissance du mythe. Un narrateur intervient, s’adressant au public, et indique que si les spectateurs s’imaginent qu’Antigone va courir jusqu’à la tombe de son frère pour la fleurir, ils se trompent, et qu’au lieu de cela, Antigone dort calmement.

    « NARRADOR: De seguro que todos vos estaredes vendo a Antígona, aproveitando a escuridade e o pouco trafico da noite, correr deica o cementerio e deixar unha frol na campa de Polinice. Pois non. Antigona durme coma todos, os que poden dormir, claro. Non pensedes que a súa arela é cumprir sinxelamente un vello rito, non, seriamos inxustos con Antígona si así cavilásemos.” (Vous imaginez surement Antigone, profitant de l’obscurité et du peu de passage pendant la nuit, courir jusqu’au cimetière et déposer une fleur sur la tombe de Polynice. Mais non. Antigone dort comme tout le monde, ceux qui peuvent dormir, bien sûr. Ne pensez pas que son désir soit d’accomplir un rite ancien, non, nous serions injustes avec Antigone si nous rêvions à cela. [22] )

    À ce moment de la pièce, la figure de la résistance est donc caricaturée et niée au cœur même de sa fonction dans l’imaginaire collectif : enterrer son frère coûte que coûte. Dans cette œuvre précise, la démythification touche le pouvoir comme ses opposants, et relève presque un jeu avec un public dont les attentes sont sciemment déçues. La réécriture du mythe s’aventure au-delà du premier niveau qui était celui de la critique du pouvoir tyrannique : elle dénonce les lâchetés en démantelant le symbole même de la rébellion. Dans le contexte de la Transition, ces nouvelles modalités de la réécriture d’Antigone font écho au pacte de l’oubli opéré par les acteurs de la négociation en vue de l’établissement de la démocratie. Les débats sur la mémoire de la Guerre civile étant au cœur de l’actualité des années 1970-1980, le mythe s’en trouve réactivé, selon des configurations idéologiques différentes.

    Ambiguïté de la figure d’Antigone

    Il est intéressant de pointer du doigt le paradoxe que peut représenter le personnage, dans la mesure où, dans ces pièces contemporaines, elle prône la réconciliation, mais est aussi celle qui introduit le désordre et la division dans la cité. En effet, l’unité de la cité (de la nation espagnole) avait été mise en péril par la lutte fratricide (dans la tragédie antique comme dans la guerre civile). Or, Antigone demande une sépulture égale pour ses deux frères ennemis : elle réclame ainsi la réunion des deux corps dans la terre, la même terre de leur cité. Mais ce faisant, elle déclenche le tragique, s’oppose au pouvoir, et sème le trouble dans la polis. Antigone menace donc l’unité -l’ordre- de la cité en défiant Créon, qui l’incarne. Or,  « il existe un lieu dans lequel le tragique est inacceptable, c’est la cité, car le tragique représente un danger pour l’ordre politique. »[23]

    En effet, la cité est le lieu du vivre ensemble. Il se trouve que l’idée même de conciliation est le fondement du politique dans la pensée grecque ancienne. Dans ce cadre, le tyran est le garant de l’unité entre ses membres : c’est d’ailleurs à ce titre, comme on le constate dans les textes, qu’il refuse une sépulture digne à celui qui a attaqué la cité, Polynice. Ce postulat politique tend de fait à favoriser l’exercice absolu du pouvoir, au nom de la préservation de l’unité. Par conséquent, le mythe d’Antigone révèle le paradoxe de la cité, car il représente un conflit qui oppose les lois civiles aux lois divines, les lois humaines au pouvoir du tyran. En cela réside la tragédie du personnage d’Antigone, aux prises avec ce dilemme. La cité est également un corps (Aristote la définit d’ailleurs comme telle) qu’il faut respecter, comme celui de Polynice. D’un côté, Créon incarne le pouvoir, représente la loi, et se doit de la respecter absolument, tout comme Antigone ressent qu’elle se doit d’être fidèle aux lois religieuses.  En cela la figure mythique représente à la fois l’obéissance (aux lois divines) et la résistance (aux lois civiles), de la même manière qu’elle prône la réconciliation mais introduit le tragique, donc le désordre. S’insurger contre la loi de la cité revient à remettre en cause son fondement et sa raison d’être : c’est en cela que la jeune femme représente un danger qu’il faut effacer pour le bien de la cité. Pourtant elle souhaitait la paix, et essaie même d’empêcher la lutte dans la pièce de S. Espriu. Dans cette œuvre, les termes employés sont intéressants lorsqu’Eumolpo explique la volonté d’Antigone : « elle veut donner la paix à ce corps », au corps de son frère comme au corps de la cité, qui ne trouvera pas la paix tant que la malédiction familiale pèsera sur la ville. Réconcilier, unir ses frères à égalité dans la terre qui les a vus naitre permettrait selon elle de faire tabula rasa, ce qui est une métaphore du devoir de mémoire vis-à-vis des morts de la Guerre civile, si problématique pendant la dictature et la Transition démocratique.

    La multiplicité de ses interprétations contemporaines montre que la figure d’Antigone  possède de nombreuses facettes. Par exemple, le fait qu’elle revendique la supériorité du divin sur le pouvoir politique en fait potentiellement une martyre religieuse. C’est d’ailleurs à partir de cet aspect que J. M. Pemán  écrit une version moderne de la tragédie, faisant d’Antigone une martyre pré-chrétienne, au nom de la cause divine. Ce qui est commun est qu’Antigone est prête au sacrifice de sa personne au nom d’un absolu, mais l’accent est mis ici sur le fait que Créon également se sacrifie au nom de la loi. Il a en effet conscience que la condamnation à mort d’Antigone entrainera la mort de son fils Hémon, le fiancé d’Antigone, celle de la mère d’Hémon dans certaines versions espagnoles également, donc la sienne propre, celle de Créon. Mais il dicte cette condamnation en tant que représentant de la loi et non en tant que personne. Il comprend Antigone et c’est précisément parce qu’il la comprend qu’il la condamne : ainsi elle peut accomplir son absolu. Créon permet à Antigone, par son refus de l’entendre, d’exister en tant qu’héroïne tragique. Le tragique se situe au cœur de cet affrontement de deux convictions aussi fortes, absolues et jusqu’au-boutistes l’une que l’autre.

    4 - Pouvoir de la norme, oppression des marges et des marginaux

    « Le statut familial d’Antigone la rend hors norme et en fait une menace pour la cité […] Antigone est fille et sœur de son père.» [24]

    Le recours au mythe par les marges culturelles géographiques, contre le pouvoir central

    Le contrôle des productions culturelles par le régime, durant la dictature franquiste, a impliqué la répression des cultures régionales. Le pouvoir a ainsi prohibé l’usage des autres langues que le castillan, ce qui a créé une norme, et par conséquent des marges dont l’expression fut bâillonnée. Or, il serait impossible d’analyser la réappropriation du mythe d'Antigone par les Espagnols sans évoquer le fait qu’il ait été revisité par de nombreux dramaturges de culture et de langue régionales particulières. On peut citer notamment les Catalans G. Colom (Antígona, 1935), S. Espriu (, A. Carrión (Els camins de Antígona, 1940),  J. Povill i Adserà (La tragèdia d’Antígona, 1962),  J.M. Muñoz i Pujol (Antígona 66, 1967), et R. Comamala i Valls (Antígona, 1986) ; mais aussi les Galiciens X.M. Rodríguez Pampín, (Creón... Creón, 1975), M. Lourenzo, (Traxicomedia do vento de Tebas namorado dunha forca, 1978), et M.X. Queizán,(Antígona, a forza do sangue, 1989). Etant données les circonstances d’écriture sur le plan de la répression linguistique, ces adaptations sont nécessairement porteuses d’un sens supplémentaire au-delà de l’actualisation du mythe. Les « Antigones catalanes et galiciennes » sont donc des figures de revendication des « marges » qui incarnent une lutte contemporaine et universelle à la fois, à travers l’argument du mythe. Depuis leur point de vue marginal, ces adaptations en langues régionales proposent de surcroît une alternative linguistique, une autre « parole » dans tous les sens du terme. Précisément, les auteurs de ces textes issus des marges étaient les premiers à subir l’oppression linguistique de la part du régime dictatorial ; il n’est donc pas étonnant que ceux-là brandissent le symbole de l’opposition au pouvoir  qu’est Antigone. Comme le souligne M.J. Ragué Arias, « Desde Catalunya, desde Galicia, desde Castilla, desde el exilio, Antígona pronuncia un «no» contra la guerra civil, contra la dictadura del general Franco.» [25] 

    La mémoire de la guerre civile a dessiné des clivages au sein de la nation mais également au sein de la géographie de la péninsule Ibérique. Ses répercussions dans la littérature ont reflété de telles discontinuités régionales entre les réceptions du phénomène. Dans les espaces où l’identité locale est forte, le sentiment communautaire a favorisé des productions dépeignant le pouvoir central de Franco comme l’ennemi extérieur. Les représentations mythifiées de ce contexte historique passent comme partout par le recours au mythe. Dans les réécritures du mythe d’Antigone en particulier, le pouvoir représenté, symbolisé, est celui de Franco, et du régime centraliste. Cette allégorie désigne donc un ennemi qui attaque la « cité » et menace son intégrité et sa paix, depuis l’extérieur. La figure de la résistance qu’est Antigone a parfois revêtu, dans ces circonstances, un sens identitaire aux échos nationalistes. En Catalogne et au Pays Basque, un phénomène littéraire est palpable autour d’un discours sur la guerre et celui-ci est fondateur d’une mémoire clivée et clivante. La mémoire galicienne pose un problème différent, qui trouve ses racines dans la sympathie originelle qu’a montré la région envers les vainqueurs du conflit civil. Mais à partir de la fin du franquisme, un discours alternatif émerge, et notre étude des réécritures d’Antigone le prouve : les versions galiciennes sont en effet plus tardives (à partir de 1975 seulement, alors qu’en catalogne cela débute dès la Guerre) mais elles n’en sont pas moins subversives vis-à-vis du pouvoir et même du mythe lui-même comme nous l’avons montré à travers l’œuvre de Rodríguez Pampín. Les critiques remarquent que pendant la Transition démocratique, « […] des fictions s’évertuent à bien différencier l’identité galicienne de l’identité des vainqueurs et à mettre en exergue les gestes de résistances qui existèrent […] »[26] .

    Or, qui mieux qu’Antigone pouvait représenter cela ? M.X. Queizán, par exemple, opère dans sa réécriture une libre recréation du mythe, dans laquelle elle revendique une Antigone nationaliste, qui transcende le caractère individuel de l’éthique du personnage pour “devenir le symbole d’une culture et d’une nation”[27] . Cette nation se définit bien en creux par rapport au pouvoir oppresseur du régime franquiste. Le mythe est donc utilisé par cette écrivaine comme instrument de revendication identitaire et bouclier face au pouvoir central. L’Antigone de Queizán relève du besoin d’appropriation du mythe dans -et par- la langue galicienne : elle déclare d’ailleurs dans son introduction que cette tragédie « devait être recréée dans notre langue également », (« tiña que ser recreada tamén na nosa lingua »), fusionnant ainsi universalisme du mythe et marginalité.

    Ce n’est que très récemment que ces productions communautaires ont commencé à dialoguer entre elles, et peut-être que la figure à dimension universalisante et réconciliatrice qu’est Antigone a pu jouer son rôle dans le processus de réunification des littératures à travers la mémoire de la guerre.

    La condamnation à l’exil comme petite mort : le pouvoir tyrannique empêche le retour à la terre et réduit au silence les opposants

    La littérature dévoile, par les symboles dont elle s’empare, l’esprit d’une époque. Or Antigone, outre la résistance, symbolise également l’exil et la tentative de retour pour pacifier la cité. Le mythe de cette jeune femme qui accompagne son père Œdipe dans son exil à Colone parle donc aux républicains qui se sont vus desterrados, comme J. Bergamín et M. Zambrano. La victoire du camp nationaliste à l’issue de la guerre civile a en effet condamné à l’exil les artistes engagés, opposants au régime franquiste, leur rendant inaccessible la terre espagnole. Impossible de la fouler, mais impossible également, et surtout, de s’y exprimer : leur voix ne pouvait y porter de message. De nombreux écrits reflètent donc naturellement cette déchirure, et le rapport à la terre est là au cœur des représentations. Encore une fois, le mythe d’Antigone permet de puiser et de s’approprier une parole d’ordre symbolique, dans la mesure où cette figure défend sa cité en tant que territoire, en est chassée, puis réclame le droit d’y ensevelir le corps de son frère vaincu. Cette thématique de l’exil et du rapport à la terre révèle une nouvelle fois que la tension entre ce mythe antique et les dérives du pouvoir est féconde en littérature. Notamment, la réécriture de María Zambrano, qualifiée dans un premier temps de « Délire d’Antigone » est une forme de monologue qui défie le silence imposé par le régime tyrannique, à deux niveaux de l’interprétation : pour le personnage d’Antigone, condamné par Créon, mais aussi pour la propre M. Zambrano, condamnée à l’exil par le pouvoir franquiste. Une mise en abyme  se produit entre l’auteur et son personnage, qui va d’ailleurs au-delà de la simple analogie entre les deux. A travers la figure mythique d’Antigone, M. Zambrano a donc forgé depuis l’exil une réflexion sur ce statut de femme exilée, condamnée à une errance tant géographique qu’existentielle. En adaptant son « Delirio de Antígona » pour le théâtre, la philosophe ‘dramatise’ l’état de ce personnage, suspendu entre la vie et la condamnation à mort par Créon. Il s’agit bien d’une transposition de l’état d’ « entre-deux » qu’est son exil : c’est l’expansion de cet instant fatidique jusqu’alors passé sous silence. L’impossibilité, dictée par le pouvoir politique, de revenir à sa terre, est tout à fait parallèle à deux épisodes du mythe : l’exil d’Œdipe dans lequel Antigone l’accompagne, et l’interdiction d’enterrer (donc, de retourner à la terre) le corps de Polynice. Le fait d’en faire une pièce de théâtre n’est en rien anodin, dans la mesure où cela suppose une mise en scène, un acte dramatisé, visuel, qui pose le problème tragique et le dénoue par la parole d’Antigone.

    En cela, la réécriture ne s’approprie pas seulement le symbole mais doit se faire sur scène pour permettre la catharsis. L’analyse des Antigones écrites en exil révèle la récurrence d’images relatives au silence, à la condamnation injuste, à l’enfermement. L’exemple le plus frappant est celui de J.M. Elizondo, qui transpose l’action tragique dans une prison et introduit l’idée d’enfermement dès le titre : Antígona entre muros. Réduites à un espace qui est celui des reclus, dominées par le pouvoir abusif des gardes, les détenues errent dans une cellule qui est l’antichambre de la mort dans le drame d’Elizondo. Dans le même esprit, M. Zambrano a choisi d’intituler son œuvre La tombe d’Antigone, faisant de la tombe un espace paradoxal, qui devait être celui de l’enfermement et du silence, et qui devient le lieu de l’expression et du dénouement des conflits du personnage. La métaphore nous éclaire sur le sens que la philosophe aspire à donner à son exil imposé : celui d’un espace qui devait la réduire au silence et qui devient un lieu de libération par la parole. Une parole qui opère un détour par le mythe afin d’élargir ses perspectives, et de s’en servir comme béquille pour projeter un sens nouveau sur la condamnation de Créon/Franco. Avant même la fin de la guerre civile, Espriu dépeignait à travers Créon ce dictat du silence imposé par les vainqueurs aux vaincus : « Créonte : Conviene al poder surgido de una dura contienda cuidar que no se reaviven pavesas del rescoldo bajo la ceniza. Debo ordenar crueles leyes que mantengan en silencio los labios del vencido. »

    Cette évocation augurait de la future répression des survivants vaincus, par l’exil en particulier. Bergamín, quant à lui, exprime le déchirement de l’exilé comme un état entre la vie et la mort, ainsi que l’exprime son Antigone : « ¡Ay de mí! ¡Que agonizo sin esperanza! Sola, entre los vivos y los muertos.» De cette manière, selon M. Bosch-Mateu, Antigone apparait « non plus comme une héroïne de la résistance au pouvoir », mais comme une victime au cœur d’un « conflit existentiel »[28] . Cette analyse sur la capacité qu’a eu la figure d’Antigone à représenter la douleur de l’exil imposé par le régime (mais aussi la voie pour surmonter cet état d’exil) montre donc un nouvel aspect du rapport entre mythe et pouvoir. Les réécritures d’Antigone par les exilés espagnols constituent un corpus de voix qui s’élèvent comme contre-pouvoirs, qui vont à l’encontre du silence imposé par la dictature par le biais de l’exil. L’espace du texte dramatique d’inspiration mythologique s’est donc érigé en discours anti culture officielle contrôlée par le pouvoir.

    Une femme contre le pouvoir des hommes : la perspective du genre

    La fonction de cette figure mythique est bien entendu marquée par son genre : elle est la femme qui se place entre la cité et le tyran pour le prévenir de son excès, comme une dernière barrière symbolique entre la paix et le déclenchement de la tragédie, du déséquilibre. Elle a en cela un rôle politique, elle transmet la conviction majoritaire de la cité (portée par le chœur) pour implorer la pitié du tyran. Antigone a donc dans une certaine mesure un rôle de représentation politique. Les dramaturges espagnols ont d’ailleurs davantage investi cet aspect, et certains en ont fait le porte-voix de la paix et de la réconciliation possible.  Dans la tragédie de Sophocle, Ismène dit à sa sœur : « Nous ne sommes que des femmes, la nature ne nous a pas faites pour lutter contre des hommes […] [nous sommes] soumises à des maitres et dès lors contraintes d’obéir à leurs ordres. » Les adaptations contemporaines de cette pièce n’évacuent pas intégralement ce principe de soumission féminine, même si le rapport de pouvoir est posé différemment. Il faut souligner que la représentation topique des femmes dans la littérature de guerre (ici, de la guerre civile) est marquée par des constantes : les femmes sont généralement présentées comme les victimes du conflit, définies par leur lien avec les morts, sœurs, filles, épouses ou mères, elles prônent la paix et la réconciliation. Le rôle d’Antigone en rapport avec le pouvoir est souvent de rappeler à l’ordre les hommes : dans la pièce de S. Espriu elle interpelle Etéocle sur

    Ma.M. Doncel, qui insiste sur le renversement du rapport de force que suppose l’irrévocable décision d’Antigone : « Creonte, símbolo del poder, la ambición y la ciudad; Antígona, con su actitud desafiante, refleja una inversión del rol asignado a la mujer que reta el sistema patriarcal y androcéntrico, quien representa el anhelo de paz, libertad y la lucha ante la opresión del tirano. »[29] En ce sens, le mythe revisité vient mettre en cause un autre avatar du pouvoir, en dehors de la tyrannie politique : celui de la phallocratie. Loin d’être anodine, l’identité féminine d’Antigone revêt dans les versions contemporaines du mythe un sens différent de son rôle de pacificatrice. De fait, sa rébellion ne doit pas rester vide de sens comme le dénonce Riaza qui dépeint une Antigone vieillie et rentrée dans le rang. La réappropriation de cette figure vient porter un message politique mais qui n’est plus seulement celui de la résistance face aux abus de pouvoir. L’interprétation contemporaine tend à y déceler un plaidoyer pour l’implication des femmes en politique (chez Riaza, Elizondo et Zambrano notamment), à l’inverse des paroles de l’Ismène de Sophocle. Selon Rose Duroux, seul un changement dans le positionnement des femmes pourrait conjurer la malédiction  portée sur la famille (des Labdacides, et symboliquement et par extension, la nation espagnole divisée) : « la femme […] devra cesser de se vivre conforme aux stéréotypes perpétués par les pouvoirs masculins. Antigone doit l’emporter sur Ismène. »[30] Un contre-pouvoir, une résistance féminine s’écrit donc dans les pages du théâtre espagnol qui reprend Antigone, une figure qui prône la résistance avant la paix, plaçant l’absolu de son action au-dessus de la réconciliation des frères ennemis.

    Conclusions

    En définitive, l’imaginaire occidental a retenu Antigone comme la figure de l’opposition par excellence, c’est pourquoi les dramaturges espagnols l’ont choisie si nombreux pour interpréter leur époque au prisme du mythe, repère antique et universel. La réflexion menée ici a révélé la complexité des reconfigurations de ce mythe en lien avec le contexte de la guerre civile, puis de la dictature et de la Transition. Ces périodes ont interrogé le lien qui unit la nation, le pouvoir qui divise, l’attitude à adopter face à la tyrannie,  et la tragédie d’Antigone, revisitée, voire « maltraitée », par les dramaturges espagnols, a permis de mettre en scène ces problématiques cruciales mais délicates. Le mythe a fonctionné successivement -ou parallèlement- comme un masque face à la censure, une justification de la résistance, une parabole pour la réconciliation, une rébellion cathartique. De nombreuses causes ont choisi le visage mythique d’Antigone pour porter leurs revendications face au pouvoir, notamment les groupes se percevant comme marginaux par rapport à une norme tyrannique (notamment les minorités culturelles, les femmes, ou les exilés). Le destin d’Antigone, réinterprété à l’aune de la tourmente historique espagnole de la deuxième moitié du xxème siècle, a inspiré de nombreuses œuvres dramatiques. Leur analyse comparée montre que le mythe a été instrumentalisé par les dramaturges espagnols, et s’est fait tantôt mythe au service du pouvoir, tantôt mythe contre le pouvoir, tragédie démythifiée ou peinture déformée pour être, selon la fonction de la littérature, le miroir d’une époque.

    Bibliographie

    Universitat Autònoma de Barcelona, 2001, pp. 383-426.
    E, José Martín, Antígona entre muros, in Primer acto, n°329, pp. 145-190.
    R, Luis, Antígona… ¡cerda!, Mazurka, Epílogo, Madrid, La Avispa, 1983, 110 p. (Disponible en ligne, dans la Biblioteca Cervantes virtual.)
    Rodríguez Pampín, Xosé María, Creón... Creón, in Grial, n°50, 1975, pp.
    Z, María, La tumba de Antígona, Madrid, Cátedra, 2012, 285 p.

    Notes

    1] Guyomard, Patrick, "Antigone, à jamais contemporaine", p.148-156, in Le malaise adolescent dans la culture, Le malaise adolescent dans la culture, Paris, Éditions Campagne Première, 2005, 239 p.

    2] Durand, Gilbert, Structures anthropologiques de l'imaginaire, Bordas,Paris,1969.

    3] Jacottet, Anne-Françoise, « Antigone : la création d’une tragédie pour le théâtre athénien », p.25-43, in Gilbert, Muriel, Antigone et le devoir de sépulture: Université de Lausanne, mai 2005, Labor et Fides, 2005, 260 p., p.38.

    4] Aranguren, José Luis, “Antígona y democracia”, Primer acto, n°329, page 145.

    5] Primer Acto, n°329, page 190.

    6]   Touchet, Philippe, « Réflexions sur le mythe d’Antigone », « La page des lettres » de l'académie de Versailles, 2006, https://www.lettres.ac-versailles.fr.

    7] Distinction établie par Gilbert Durand, dans « Pas à pas mythocritique », Champs de l’imaginaire, Danièle Chauvin (dir.), Grenoble, ELLUG, Ateliers de l’imaginaire, 1996 p. 230.

    8] María José Ragué i Arias, “Del mito contra la dictadura, al mito que denuncia la violencia y la guerra”, Mitos e identidades en el teatro español contemporáneo, Rodopi, 2005.

    9] Duroux, Rose, et Urdician, Stéphanie, « Antigone. Retours sur une fascination. », Les Antigones contemporaines (de 1945 à nos jours), Presses Universitaires Blaise Pascal, 2010, page 21.

    10] Primer Acto, n°329, page 185.

    11] Aranguren, José Luis, “Antígona y democracia”, Primer acto, n°329, page 145.

    12] Lambert, Monique, « Antigone et le civisme aujourd’hui », pages 245-276, in Couloubaritsis et Ost, Antigone et la résistance civile, p.255.

    13] Rosenfield, Kathrin, Antigone, de Sophocle à Hölderlin: la logique du « rythme », Paris, France, Galilée, 2003, 168 p.

    14] Lomas-Lozano, Beatriz, “Reflexiones sobre el poder en Luis Riaza, Francisco Nieva y José Luis Alonso De Santos”, University of North Carolina, 2007.

    15] Ragué Arias, María José, “Del mito contra la dictadura al mito que denuncia la violencia y la guerra” , Foro hispánico: revista hispánica de Flandes y Holanda, Nº. 27, 2005.

    16] HualdePascual,PilaretSanzMorales,Manuel,Laliteraturagriegaysutradición,Ed.AKAL,2008,465 p.

    17] Doncel, María Margarita, « De Sófocles a Luis Rafael Sánchez y Otras Antígonas », Inter-Ethica, (« Universidad Interamericana de Puerto Rico – Ponce »).

    18] Zatlin, Phyllis, Themes of Greek legend in the theatre of José María Pemán and his contemporaries, Thèse, 1962.

    19] Azcue, Verónica, « Antígona en el teatro español contemporáneo », Acotaciones, n°23, 2009, p.33-46, p.34.

    20] Miras, Domingo, préface à l’œuvre de Riaza.

    21] Azcue, Verónica, op.cit., p.43.

    22] Traduction de l’auteur.

    23] Touchet, Philippe, ibidem.

    24] Urdican, Stéphanie, « Antigone, du personnage tragique à la figure mythique », p.71, in Léonard-Roques, Véronique, Figures mythiques: Fabrique et métamorphoses, Presses Univ Blaise Pascal, 2008, 310 p.

    25] Ragué Arias, María José, “Del mito contra la dictadura al mito que denuncia la violencia y la guerra” , Foro hispánico: revista hispánica de Flandes y Holanda, Nº. 27, 2005.

    26] Duroux, Rose « La "juste mémoire" ? », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine. De 1808 au temps présent, vol. 2, juin 2011.Duroux, Rose, op.cit.

    27] Fox-Muraton, Mélissa, «María Xosé Queizán: Antigone contre la modernité et la mondialisation », dans Les Antigone scontemporaines, de 1945 à nos jours : actes du colloque international tenu à l’Instituto Cervantes de Paris et à la Maison des sciences de l’homme de Clermont-Ferrand, 24-25 janvier 2007,éds. Rose Duroux et Stéphanie Urdician, Clermont-Ferrand, France, Presses universitairesBlaisePascal,2010,page322.

    28] Mireia Bosch Mateu, « El mito de Antígona en el teatro español exiliado », Acotaciones: revista de investigación teatral, n° 24, 2010, p. 83104.

    29] Doncel, María Margarita, ibidem.

    30] Duroux, Rose, op.cit.

     

     



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