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  • Mito y poder en las sociedades contemporáneas
    Mythe et pouvoir dans les sociétés contemporaines
    Mabel Franzone - Alejandro Ruidrejo (dir.)

    M@gm@ vol.11 n.2 Mai-Août 2013

    MYTHE ET POUVOIR DANS LES FILMS BOLLYWOODIENS : CRÉATION DE NOUVELLES FIGURES MYTHIQUES


    Wendy Cutler

    wendycutler@hotmail.fr
    Université Catholique de l’Ouest, Angers, France ; actuellement, elle enseigne à l’UCO d’Angers et dans deux écoles d’enseignement supérieur à Nantes.

    Introduction

    Cet article a comme objectif d’étudier le pouvoir du mythe dans la société indienne à travers un puissant outil de communication : le cinéma populaire. Le fait que la mythologie soit aussi présente dans les films indiens montre qu’en Inde, l’art permet, au-delà du simple récit d’une histoire, de diffuser la culture indienne et, parallèlement, de l’adapter aux goûts du jour, puisque comme nous le verrons dans les films bollywoodiens, les mythes ou figures mythologiques sont souvent adaptés pour être mieux compris par les publics et servir l’intrigue de l’œuvre.

    Dans un premier temps, nous proposons de nous pencher sur les différentes définitions du terme mythe. Nous poursuivrons notre réflexion en étudiant le rôle du mythe dans la société indienne et en quoi il est mis en avant à travers la figure du héros dans le cinéma populaire indien des années 1970.

    Qu’est-ce qu’un mythe ?

    La question du rôle dévolu aux mythes dans la culture indienne, nous amène tout naturellement à nous questionner sur ce qu’est et ce que représente un mythe. La définition du terme mythe soulève un réel débat. Il semblerait que « "la science des mythes" est […] toujours impuissante à différencier avec rigueur un mythe d’un conte » [1]. Il est intéressant d’observer que le mythe a longtemps été assimilé à une fable ou encore à une histoire symbolique. En effet, au XIXe siècle les mythes avaient pour signification : « tout ce qui s’oppose à la "réalité" » [2] . Ce n’est qu’au début du XXe siècle – période clé pour la redécouverte du mythe – que l’on en est venu à redéfinir la notion de mythe. Pour le mythologue Mircea Eliade, la compréhension du mythe est l’une des découvertes les plus utiles au XXe siècle.

    Les ethnologues se sont donc tournés vers les sociétés dites « primitives » et « archaïques » [3] pour comprendre la fonction et la valeur du mythe. Au cours de leurs recherches, ils ont vite pris conscience que ces sociétés considéraient le mythe comme étant le fondement même de la vie sociale et que, pour reprendre les termes exacts de Mircea Eliade, le mythe correspondait à la « vérité absolue ».

    Néanmoins le mythe, tel que nous le considérons, prend bien évidemment la forme d’un récit, d’une histoire. Northrop Frye (1912-1991), critique littéraire canadien, souligne à ce sujet que le terme « mythe signifie avant tout pour [lui] mythos, intrigue, récit, ou, plus généralement, arrangement séquentiel de mots » [4] .

    De nombreux spécialistes se sont penchés sur la définition du terme mythe. Jacques Desautels, docteur québécois en littérature grecque, dans son ouvrage sur la mythologie gréco-latine, a tenté de dégager une synthèse des caractéristiques essentielles du mythe en se référant à Mircea Eliade ainsi que G. S. Kirk et Pierre Grimal. Nous alignons ainsi notre réflexion sur celle de Jacques Desautels lorsque celui-ci affirme que toute véritable mythologie est dans son essence religieuse puisqu’en Inde, il existe un rapport étroit entre mythe et croyance. En effet, la ferveur religieuse en Inde peut expliquer en partie le fait que les mythes perdurent. Cette réflexion va de pair avec celle avancée par Mircea Eliade lorsqu’il avance l’idée qu’un mythe est une « vérité absolue » pour certaines sociétés.

    Néanmoins, un mythe n’est pas seulement lié à la croyance puisqu’il comprend également de nombreux symboles qu’il est judicieux d’interpréter. Percer la signification du mythe permet de mieux comprendre sa fonction. « La fonction maîtresse du mythe est de fixer les modèles exemplaires de tous les rites et de toutes les actions humaines significatives » [5] , comme nous l’avons souligné auparavant. Le mythe ne fait pas que narrer une histoire : il dicte les conduites humaines à suivre. Il est bien plus qu’un simple récit, fût-il historique.

    Dans un entretien avec Bill Moyers, Joseph Campbell (1904 – 1987), mythologue américain, a affirmé que, dans toutes les sociétés, les mythes « vous aident à saisir cette expérience qu’est la vie ». Ajoutant qu’ils « fournissent des modèles de vie » [6] . Notons que le célèbre mythologue américain a mis en lumière un schéma narratif archétypal à partir de l’étude de différentes mythologies.

    La fonction occupée par le mythe dans les sociétés traditionnelles a remis en question la vision occidentale de ce terme, née au XIXe siècle : le mythe ne serait donc pas une fable se tenant loin de la réalité. Au contraire, il s’agirait d’une réalité culturelle très complexe pouvant être interprétée de différentes façons. En effet, « les mythes révèlent les structures du réel et les multiples modes d’être dans le monde. C’est pourquoi ils sont le modèle exemplaire des comportements humains : ils révèlent des histoires vraies, se référant aux réalités » [7] . Les mythes constituent ainsi le fondement même de la pensée de certaines civilisations.

    Si nous suivons le raisonnement de Mircea Eliade, le mythe a pour fonction de fournir aux êtres humains, à travers les histoires des êtres et des forces surnaturelles, des modèles de conduite humaine. Le mythe doit également apporter des réponses et donner un sens aux éléments essentiels de la vie. « […] Loin d’être une vaine affabulation, il [le mythe] est au contraire une réalité vivante, à laquelle on ne cesse de recourir » [8] . Cette définition soulève un point important : le mythe sert d’exemple aux êtres humains ; il fait office de modèle et de justification pour tous les actes humains, ce qui rejoint l’idée avancée par Joseph Campbell. Le mythe est donc reproductible ou réitérable.Mircea Eliade ajoute que « […] les mythes décrivent les diverses, et parfois dramatiques, irruptions du sacré (ou du "sur-naturel") dans le Monde. C’est cette irruption du sacré qui fonde réellement le Monde et qui le fait tel qu’il est aujourd’hui. Plus encore : c’est à la suite des interventions des Êtres Surnaturels que l’homme est ce qu’il est aujourd’hui, un être mortel, sexué et culturel » [9] .

    Cette définition est intéressante pour notre étude étant donné que nous nous intéressons dans cet article à la place et au pouvoir du mythe dans la société indienne. Toutefois, des définitions divergentes peuvent également être utiles. En effet, d’un point de vue philosophique, Paul Ricœur avance l’idée que le mythe n’est « non point une fausse explication par le moyen d’images et de fables, mais un récit traditionnel, portant sur des événements arrivés à l’origine des temps et destiné à fonder l’action rituelle des hommes d’aujourd’hui et de manière générale à instituer toutes les formes d’action et de pensée par lesquelles l’homme se comprend lui-même dans son monde » [10] .

    Au vu de cette citation, il apparaît que la conception du mythe que nous devrons retenir pour notre réflexion, est éloignée de la notion de fable puisque d’après l’auteur, le mythe est un récit fondateur et instaurateur. Mais P. Ricœur soulève un autre point intéressant qui distingue le mythe de la fable : le rapport au rituel.

    Selon Nathalie Noyaret, le mythe s’accompagne d’un rite car le rite cristallise le mythe et lui permet de vivre. Sans rite, le mythe perd sa capacité d’être vécu. De plus, Georges Dumézil précise que « le rituel garantit l’authenticité, l’ancienneté et l’importance du mythe » [11] . Nous reviendrons plus en détail sur cette notion de rite et de rituel accompagnant le mythe, mais notons d’ores et déjà que le rite et le rituel occupent une place essentielle dans la vie quotidienne de chaque hindou. Car, selon la religion hindoue, le but principal des hommes est d’y satisfaire les dieux par le biais du rituel. Il est d’ailleurs précisé dans la Bhagavad Gita [12]  : « Contents de tes hommages, les dieux t’accorderont tous les plaisirs. Celui qui jouit de leurs dons sans leur payer leur dû est un voleur » [13] . Nous pouvons ajouter qu’en Inde, lorsque les premiers films indiens – les films mythologiques – étaient diffusés au début du XXe siècle dans les salles de cinéma, il n’était pas rare de voir des spectateurs accomplir leurs dévotions à l’apparition des acteurs interprétant un dieu à l’écran. En effet, le simple fait d’apercevoir un dieu permet d’établir un « contact » avec celui-ci [14] . En cela, les salles de cinéma remplissaient la fonction de temple et le cinéma pouvait être considéré comme un nouveau mode de représentation des dieux et des mythes.

    Pour revenir au terme mythe, le Dr Devdutt Pattanaik, auteur indien de plusieurs ouvrages traitant de la mythologie hindoue, nous apprend que « Ancient Hindu seers knew myth as mithya. They distinguished mithya from sat [15] . Mithya was truth seen though a frame of reference. Sat was truth independent of any frame of reference. Mithya gave a limited, distorted view of reality […] » [16] . Cette idée peut être mise en parallèle avec l’opposition fondamentale des termes « mythos » et « logos ».

    Ainsi, dans sa définition du terme mythe, l’auteur rejoint les idées que nous avons déjà évoquées précédemment puisqu’il affirme que « Myth is essentially a cultural construct, a common understanding of the world that binds individuals and communities together » [17] . Il ajoute que les mythes exercent une grande influence sur la culture – idée centrale de notre article.

    Pouvoir du mythe dans le cinéma bollywoodien : creation d’une nouvelle figure mythique ?

    Après cette réflexion sur les différentes définitions possible du terme mythe et la place que ce concept occupe en Inde, nous souhaitons à présent nous intéresser au pouvoir du mythe dans les films populaires des années 1970-80 [18] – période clé du cinéma indien.

    Pour ce faire, nous proposons de nous concentrer sur le personnage central de ces films : la figure du héros incarné durant plusieurs années, dans le cinéma populaire indien, par l’acteur Amitabh Bachchan [19] .

    Pour qu’un homme se distingue des autres et qu’il soit ainsi projeté au rang de héros, il lui faut acquérir des qualités exceptionnelles. Héraclès se distingue par sa force, Achille par son courage, Ulysse par son intelligence, etc. Toutefois, si nous continuons notre réflexion avec le héros antique, il doit également avoir des « vertus guerrières, morales et politiques ». Autrement dit, « le héros est à la fois un combattant et un administrateur » [20] . En cela, il « n’est pas seulement défini par une conduite, mais également par un discours à valeur morale. Le héros est un modèle mais aussi un orateur ; il entraîne par l’exemple et sa force persuasive » [21].

    Le héros indien ne manque pas non plus de courage puisque les films des années 1970-80 sont ponctués de scènes d’action dans lesquelles le personnage principal se distingue par sa bravoure lorsqu’il s’oppose à son adversaire (qui est toujours « de taille »). Mais il se distingue également par sa force morale lorsqu’il sort vainqueur du combat final (Zanjeer, Amar Akbar Anthony, Ram Balram, Laawaris, Nastik, Coolie).

    Notons également que le héros fait aussi preuve de qualités oratoires déterminantes. En effet, dans trois films (Muqaddar Ka Sikandar, Coolie et Laawaris), on le voit prendre la parole devant une foule immense. Dans Muqaddar Ka Sikandar et Laawaris, le héros parle en tant qu’orphelin et défend leurs droits. Il devient ainsi le porte-parole de ceux qui ont été abandonnés durant leur enfance. Dans Coolie, le personnage central souhaite mettre un terme aux conditions médiocres dans lesquelles les bagagistes doivent travailler. Comme le souligne M. K. Raghavendra, « […] Iqbal [le héros du film] is shown to represent the ‘will of the poor’ » [22] .

    Nous voyons donc que le héros de ces trois films s’adresse aux personnes opprimées, ayant subi des injustices durant leur vie. Ces personnes se retrouvent et peuvent s’identifier à lui – ce qui est le principe même de la représentativité du héros. Par ses actions et ses discours, ce personnage devient non seulement un héros de cinéma, mais également un héros pour le peuple qui s’identifie à lui et entend faire entendre ses souffrances par son intermédiaire. Le héros devient ainsi un médiateur au rôle quasi politique puisque c’est toute une nation qui se trouve représentée : « Il en est le porte-parole. Tout un groupe se reconnaît en lui ; chaque membre de ce groupe le prend comme un modèle. Il incarne des valeurs nationales et le cas échéant les défend […] »[23] .

    Le héros qu’incarnait Amitabh Bachchan dans les films des années 1970-80, est un personnage aux multiples visages, pouvant se ranger à la fois dans la catégorie des héros antiques et dans celle des marginaux ainsi que dans celle des super-héros, tout en faisant figure de héros national représentant le peuple [24] .

    Par cette multiplicité des figures qu’il incarne, le héros du cinéma indien symbolise un nouvel archétype dans l’imaginaire populaire indien. L’acteur ayant personnifié la figure de héros est, comme nous l’avons dit précédemment, Amitabh Bachchan qui a tourné dans plus de cent films  (125 selon Ashok Raj). Le succès remporté par ces films, associé au caractère répétitif des scénarios mettant en scène « The Angry Young Man », transforma ce dernier en véritable stéréotype.

    Néanmoins, ce personnage hors norme a marqué à jamais le cinéma populaire indien et est devenu un modèle pour les acteurs d’aujourd’hui. « Bachchan’s angry young man image also completely changed the face of the hero in Hindi cinema » [25] . De ce fait, ne pouvons-nous pas supposer que la figure du « Angry Young Man » incarne bien plus qu’un personnage de fiction et qu’elle constitue un personnage mythique à part entière, digne de n’importe quelle épopée ?

    Le mythe, dans les sociétés dites archaïques, se définit comme une « vérité absolue » fournissant des modèles de vie – comme nous l’avons souligné dans la partie précédente. De plus, Joseph Campbell souligne que ces « modèles doivent être adaptés à l’époque où nous vivons […] » [26] . Cet auteur poursuit sa réflexion en affirmant que le cinéma a quelque chose de « magique », et que les salles de cinéma peuvent être considérées comme des temples modernes. Ainsi, l’acteur apparaissant à l’écran, comme ce fut le cas en Inde au début du XXe siècle, représente-t-il en un certain sens le divin.

    Pour expliquer cette théorie, il nous faut partir de l’idée selon laquelle les acteurs de cinéma sont des modèles pour les spectateurs. L’impact du « Angry Young Man » sur les masses et, à travers cette figure, de l’acteur Amitabh Bachchan, était tel à l’époque que « Slum children and youth began to take up body building and performing exercises and could be seen sporting a red scarf tied around the neck, just like their hero. They carried their aggression on their sleeves […] » [27] .

    A. Bachchan constituait alors un modèle à suivre, bien plus que l’ensemble des autres acteurs. Comme le précise Joseph Campbell, « lorsqu’un individu est devenu un modèle de vie pour les autres, on peut dire qu’il est entré dans le domaine de la mythologie » [28] . Les spectateurs entraient dans les salles de cinéma et en sortaient transformés, comme s’ils avaient reçu une initiation au sein d’une caverne. Le spectateur, en s’identifiant au personnage des films, effectue en quelque sorte un voyage initiatique au sein des salles obscures et en ressort transformé.

    Comme le souligne le mythologue américain, le cinéma peut être l’équivalent d’une représentation mythique. Dans une société où la mythologie est omniprésente, il est donc naturel que, dans la vie quotidienne, les acteurs du cinéma indien soient projetés au rang de personnages mythiques.

    Nous nous sommes intéressée à la figure de héros des films indiens parce que selon nous, il se rapprocherait du héros mythologique. Dans son ouvrage, Ashok Raj met d’ailleurs l’accent sur « his [the hero’s] herculean strength » [29] et la relation qu’il entretient avec son public, à tel point qu’il le qualifie de « messiah » [30] , à la fois sauveur et envoyé par Dieu. Il semblerait donc que l’acteur incarnant le « Angry Young Man » soit davantage une idole religieuse qu’une simple vedette.

    En supposant que l’acteur Amitabh Bachchan soit considéré comme un personnage mythique, nous pouvons penser, à la suite d’Edgar Morin, qu’à l’exemple des stars de cinéma: « ces demi-divinités, créatures de rêve issues du spectacle cinématographique, sont ici étudiées en tant que mythe moderne » [31] . Nous retrouvons ainsi le terme « mythe » qui se trouve au cœur de cette réflexion.

    Dans la société actuelle, nous assistons à une transposition des héros de jadis. Désormais, les personnes adulées sont les acteurs de cinéma, les chanteurs, les sportifs, etc. « Le "phénomène des médias" contribue à la mondialisation des références, à la pluralisation des figures de la grandeur […] le modèle du hit-parade [ou du box-office] remplace celui du Panthéon » [32] .

    Nous pouvons citer à titre d’exemple le phénomène des catcheurs américains, mondialement connus et pouvant incarner des nouveaux types de super-héros avec leur force surhumaine et leurs costumes flamboyants. Ce sport mêle à la fois différents styles de combat et un côté théâtral, faisant des catcheurs de véritables acteurs. Il n’est donc pas étonnant que les plus populaires finissent par tourner dans des films, comme Dwayne Johnson (The Rock) et John Cena.

    Roland Barthes, dans son ouvrage intitulé Mythologies, explique ce phénomène déjà très populaire dans les années 1950, mais qui revient au devant de la scène depuis quelques années. Il rapproche ce sport, qu’il qualifie de « spectacle excessif » [33] , du théâtre antique qui jouait également sur l’exagération, que ce soit au niveau de la langue ou par l’usage de masques, etc. Les masques constituent un élément primordial dans le catch puisque certains catcheurs (comme Rey Mysterio) en portent en permanence, et ne dévoilent jamais leur vrai visage au public.

    Néanmoins, pour revenir au terme de héros, dans son entretien avec Bill Moyers, Joseph Campbell précise qu’il faut différencier les célébrités des héros et « qu’actuellement, nous ador[ons] des célébrités, pas des héros » [34].

    Nous ne pouvons nier que les héros actuels servent de modèle de vie et continuent d’exister dans chaque société. En Inde, dans une société profondément marquée par la religion hindoue, la question se pose donc de savoir si l’acteur Amitabh Bachchan doit être considéré comme une célébrité ou  comme un véritable héros mythologique.

    Edgar Morin, dans son ouvrage consacré aux stars, explique qu’il a pris au sérieux le phénomène du culte des stars : « Les stars sont des êtres qui participent à la fois à l’humain et au divin, analogues par certains traits aux héros mythologiques ou aux dieux de l’Olympe, suscitant un culte, voire une sorte de religion » [35] . Il ne différencie donc pas les vedettes de cinéma des héros et effectue un parallèle entre les deux. Nous pensons aussi que les Indiens ont su lier croyance et divertissement dès les débuts du cinéma et que même si le genre mythologique n’existe plus, les films n’en sont pas moins dotés d’un caractère mythologique, du fait qu’ils placent le héros au centre de l’histoire et font de lui le symbole des désirs de tout un peuple.

    Amitabh Bachchan est avant tout un acteur de cinéma, une star au sens qu’Edgar Morin l’entend sur le plan mythique. Ses nombreux rôles [36] dans des films d’aventure virils, ont fait de lui un héros, un symbole. D’autant que cette période avait besoin de se construire une nouvelle figure de héros. Ce comédien est donc devenu bien plus qu’une célébrité. Selon le même auteur :
    La star est l’acteur ou l’actrice qui pompe une partie de la substance héroïque, c’est-à-dire divinisée et mythique, des héros de films, et qui, réciproquement, enrichit cette substance par un apport qui lui est propre. Quand on parle du mythe de la star, il s’agit donc en premier lieu du processus de divinisation que subit l’acteur de cinéma et qui fait de lui l’idole des foules [37] .

    Les films populaires indiens de la période étudiée mettent en scène un héros mythique, parfois marginal ou antihéros, combattant le Mal et agissant pour le bien de certaines communautés. Au sein de ces histoires filmées, les stars peuvent correspondre à « des médiatrices entre le ciel et la terre » [38] , agissant comme les murti [39] hindous. L’acteur devient non seulement l’idole des foules, mais aussi une idole religieuse, permettant au spectateur croyant d’entrer en contact avec une forme du divin à travers la figure du héros mythique incarné. C’est pourquoi la divinisation des stars semble davantage possible dans ce pays où croyance et divertissement ne font qu’un.

    Il nous semble d’ailleurs que tout ait été mis en œuvre pour permettre à l’acteur Amitabh Bachchan d’être projeté au rang de demi-dieu : en effet, ses rôles s’inscrivent pleinement dans « le chemin de l’héroïsme », en prenant comme toile de fond la crise économique et sociale de l’époque – laquelle a provoqué un sentiment de mécontentement au sein de la population indienne. Le peuple a donc eu besoin d’avoir un modèle vers qui se tourner.

    De plus, l’acteur indien entretient une telle relation avec son public que ce qui s’est passé entre les spectateurs et Amitabh Bachchan a dépassé tout ce qui s’était vu auparavant. Un jour, lors d’une scène d’action sur le tournage du film Coolie, A. Bachchan fut grièvement blessé. En s’inspirant de la réalité, le réalisateur Manmohan Desai décida de montrer dans son film la star échappant de justesse à la mort. « L’accident de Bachchan était figé dans un arrêt sur image, une scène d’action restée fameuse dans la version du film projetée en salle ("Ceci est le plan où Amitabh a été grièvement blessé", indiquait le sous-titre en anglais, en hindi et ourdou !) » [40]

    Pendant la projection de cette scène et durant tout le temps que l’acteur passa à l’hôpital, l’Inde s’arrêta de respirer et le succès du film fut sans égal, d’autant que la presse nationale avait relayé l’information. À l’origine, le réalisateur avait prévu de faire mourir le héros à la fin du film. Cependant, après cet événement qui secoua le pays entier, il décida de réécrire la fin de son film pour éviter de heurter la sensibilité du public fidèle à l’acteur.
               
    Conclusion

    La question qui nous a poussée à nous intéresser au pouvoir du mythe en Inde était de savoir s’il pouvait être question de création d’un nouveau mythe à travers le personnage incarné à l’écran par Amitabh Bachchan. Il semble que ce dernier soit arrivé dans l’univers bollywoodien comme un nouveau talent à une période où le cinéma avait besoin d’un nouveau souffle, et qu’il a pleinement incarné l’héroïsme au sens large du terme.

    Cet article réalisé sur le pouvoir du mythe et la figure du héros nous montre que cette dernière se rapproche du héros mythique, digne d’une épopée, un justicier sans merci, un sauveur et porte-parole de groupes opprimés, répondant par là aux besoins réels du peuple.

    Nous pouvons donc conclure de ces éléments que l’invention de la figure du « Angry Young Man » ne correspond pas, à proprement parler, à la création d’un nouveau mythe, puisque les réalisateurs n’ont fait que reprendre certains grands thèmes mythologiques et réactualiser certaines caractéristiques du héros mythique. Mais que, malgré tout, Amitabh Bachchan apparaît bel et bien comme un messie, un sauveur. Et qu’en ce sens, et compte tenu du contexte socio-économique de l’époque, le héros qu’il incarnait était un héros moderne, original, donnant lieu à la création d’une figure mythique moderne.

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    1] DESAUTELS, Jacques, Dieux et mythes de la Grèce ancienne, [1988] Laval : Les Presses de l’Université Laval, 2005, p. 60.

    2] ELIADE, Mircea, Mythes, rêves et mystères, Paris : Gallimard, 1957, p. 21.

    3] Ces termes sont utilisés dans le sens de « traditionnelles ».

    4] FRYE, Northrop, Le Grand Code, La Bible et la littérature, [1981] Paris : Éditions du Seuil 1984, p. 74.

    6] CAMPBELL, Joseph, Puissance du mythe, [1988], Paris : J’ai lu, 1991, p. 29 (première citation), p. 42 (deuxième citation).

    7] Mircea Eliade, op cit, p. 13 .

    8] ELIADE, Mircea, Aspects du mythe, Paris : Gallimard, 1963, p. 34.

    9] Ibid, p. 17.

    10] RICŒUR, Paul, Philosophie de la volonté 2. Finitude et culpabilité [1960], Paris : Éditions Point, 2009, p. 207.

    11] DUMÉZIL, Georges, Mythe et épopée, L’idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens, 1968, Paris : Gallimard, p. 129.

    12] La Bhagavad Gita est un chapitre très connu extrait du Mahabharata, l’une des deux grandes épopées indiennes.

    13] DANIÉLOU, Alain, Mythes et Dieux de l’Inde, Le polythéisme hindou, [1992] Paris : Flammarion, 2007, p. 114.

    14] Nous faisons référence au darshan, rite hindou qui signifie « vision », mais aussi « transmission » et « transcommunication par la seule vue » (Christophe Jaffrelot, 2005, p 693). « Si vous apercevez un dieu, vous en obtiendrez automatiquement la grâce » (Joël Farges, 1996, p. 28).

    15] Le terme sanscrit « sat » correspond à l’Être : « Au commencement […] ce monde n’était qu’Être (sat) sans dualité ». (Alain Daniélou, 1992, p. 37) Ce terme renvoie également à « satya » qui signifie la vérité.

    16] PATTANAIK, Devdutt, Myth = Mithya, A Handbook of Hindu Mythology, New Delhi: Penguin Books, 2006, p. xiii. « Les anciens voyants hindous connaissaient le mythe comme mithya. Ils distinguaient mithya de sat. Mithya correspondait à la vérité mais vue à travers un prisme composé de références. Sat correspondait à la vérité, loin de toute référence. Mithya donnait une vision limitée et déformée de la réalité […] ». (Notre traduction)

    17] Ibid, p xiv
    « Le mythe est essentiellement un concept culturel, une compréhension commune du monde qui lie des individus et des communautés entre eux ». (Notre traduction)

    18] Période choisie et étudiée dans nos travaux de thèse.

    19] A. Bachchan est né le 11 octobre 1942 en Inde, dans la ville d’Allahabad, située au sud de l’État d’Uttar Pradesh. Il entreprit des études de littérature et de cinéma et chercha rapidement à se faire connaître dans le monde du 7e Art. Entre 1969 et 1972, il tourna ses premiers films sans obtenir de succès véritable jusqu’à ce qu’en 1973, il tourne dans un film intitulé Zanjeer. Cette œuvre lança aussitôt sa carrière de star de cinéma et créa un nouveau genre de héros : le « Angry Young Man » (le jeune homme en colère).

    20] ZARAGOZA, Georges, Héroïsme et marginalité, Le crépuscule du héros, Nantes : Éditions du Temps, 2001  p. 29.

    21] ZARAGOZA, Georges, DARRAS, Gilles, MARCANDIER-COLARD, Christine, SAMPER, Edgar, Héroïsme et marginalité, Neuilly : Éditions Atlande, 2002  p. 12.

    22] RAGHAVENDRA, M. K., Seduced by the Familiar, Narration and Meaning in Indian Popular Cinema, Delhi: Oxford University Press, 2008, p. 223.

    23] Georges Zaragoza, Gilles Darras, Christine Marcandier-Colard, Edgar Samper, op cit, p. 12.

    24] Les multiples visages du héros indien se trouvent dans CUTLER, Wendy, « Émergence d’un nouveau type de héros dans le cinéma populaire indien des années 1970-80 », dans Rencontre avec l’Inde, pp. 84-100, Conseil indien pour les relations culturelles, New Delhi, Tome 40, décembre 2011.

    25] RAJ, Ashok, Hero, volume 2: Amitabh Bachchan to the Khans and Beyond, London: Hay House, 2010 , p 79. « L’image du jeune homme en colère de Bachchan changea complètement la face du héros dans le cinéma populaire ». (Notre traduction)

    26] Joseph Campbell, op cit, p. 42.

    27] Ashok Raj, op cit, p 92
    « Les enfants des bidonvilles et les jeunes ont alors commencé à se lancer dans le bodybuilding, à faire des exercices et à porter un foulard rouge autour du cou, exactement comme leur héros. Ils se montraient ouvertement agressifs […] ». (Notre traduction)

    28] Joseph Campbell, op cit, p. 47.

    29] Ashok Raj, op cit, p. 93, « Sa force herculéenne ». (Notre traduction)

    30] Ibid, p 93 « Messie ». (Notre traduction)

    31] MORIN, Edgar, Les Stars, Paris : Éditions du Seuil, 1972, p . 7 (C’est nous qui soulignons).

    32] ALBERT, J.-P. « Du martyr à la star, Les métamorphoses des héros nationaux », dans CENTLIVRES, Pierre, FABRE, Daniel, ZONABEND, Françoise (sous la direction de), La fabrique des héros, Maison du Patrimoine ethnologique, Collection ethnologique de la France, Cahier 12, Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1998, p. 27.

    33] BARTHES, Roland, Mythologies, Paris : Éditions du Seuil, 1957, p. 13.

    34] Joseph Campbell, op cit, p. 223.

    35] Edgar Morin, op cit, p. 8.

    36] Nous nous concentrons sur ses premiers rôles dans les années 1970-80. Il est encore actif dans le cinéma populaire indien mais nous nous focalisons sur les films de cette période.

    37] Edgar Morin, op cit, p. 39.

    38] Edgar Morin, op cit, p. 33.

    39] Statues représentant les divinités hindoues.

    40] GRIMAUD, Emmanuel, Bollywood Film Studio ou comment les films se font à Bombay, Paris : CNRS Éditions, 2003, p. 327.

     

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