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  • Comprendere l'utopia: quale(i) utopia(e)?
    Georges Bertin (dir.)

    M@gm@ vol.10 n.3 Settembre-Dicembre 2012

    UTOPIE ET RELIGION CHRÉTIENNE



    Virginie Alnet

    vosalnet@yahoo.fr
    Docteure en Sociologie (E.H.E.S.S., Paris ; Università di Trento, Italie).

    Introduction

    Qu’est-ce qu’une utopie ? Une telle question, de par la pluralité des définitions du concept qui existe et les controverses qu’elle provoque, amène à de vastes considérations. Il ne s’agira pas ici de chercher à énoncer les définitions de manière exhaustive, mais d'essayer de construire un cadre conceptuel qui pourrait donner lieu à l'usage pratique de ce concept, potentiellement capable de devenir un instrument sociologique utile.

    L’acception ‘vulgaire’ du mot utopie la définit comme « un idéal politique ou social séduisant mais irréalisable, dans lequel on ne tient pas compte des faits réels, de la nature de l’homme et des conditions de la vie » [1]. Selon Karl Mannheim, peut être défini d’utopie « tout ce qui tend à changer ou à retourner un ordre social déterminé » [2]. Mais alors, on peut penser que tout ce qui touche de près ou de loin au changement participe de l’utopie. Par conséquent, nous nous intéresserons plus spécifiquement aux rapports qui existent entre l’utopie et la religion afin de parvenir à cerner ce concept qui renvoie à une multitude d'acceptions.

    Le millénarisme est-il une forme d'utopie ?

    Dans son Histoire de l’utopie [3], Jean Servier (pour qui l’utopie est avant tout un projet de société autre, né de l’imagination d’un individu) distingue utopie et millénarisme. Selon lui, les communautés religieuses « peuvent paraître procéder d’une certaine conception utopique » mais elles ne sont pas des utopies. Afin de soutenir cette affirmation, il prend l’exemple d’une communauté religieuse comme celle des Shakers expliquant que « la contrainte d’une foi religieuse certaine y est stricte, comme aussi la séparation des sexes et le célibat. Nous sommes loin de Platon, de Thomas More, de Rabelais, de Fourier et d’Owen. » De plus, « leur principe ‘économique’ est un verset des Actes des apôtres (2, 44-46) : ‘Tous ceux qui croyaient étaient dans le même lieu et ils avaient tout en commun. Ils vendaient leur propriété et leurs biens et ils en partageaient le produit entre tous, selon les besoins de chacun. Ils étaient tous assidus au Temple, ils rompaient le pain dans les maisons et prenaient leur nourriture avec joie et simplicité de cœur louant Dieu… et le Seigneur ajoutait chaque jour à l’Église ceux qui étaient sauvés’» [4].

    Il affirme donc que, si la pratique d’une forme de communisme, de collectivisme, est présente dans bon nombre de millénarismes et d’utopies, elle ne suffit pas à les confondre. Surtout, c’est la notion même de contrainte de nature religieuse qui exclut de toute optique utopique les communautés religieuses. La croyance n’est pas utopie car elle n’est pas de l’ordre de l’imaginaire (qui est une des caractéristiques fondamentales de l’utopie selon lui) : « La cité parfaite qui sera donnée aux hommes à la fin des temps - selon certaines croyances - appartient à un registre qui est bien différent de l’imaginaire. Le pays où coulent le lait et le miel est bien différent de la cité aux lois justes, avec ses journées de travail, courtes mais obligatoires pour tous » [5]. Ainsi, l’utopie, en tant que construction imaginaire d’une société, renferme la notion de contrainte inhérente à la vie en collectivité : c’est une cité terrestre composée d’individus imparfaits dont la vie doit être régulée.

    De plus, il semble que l’utopie soit un ensemble d’innovations destinées à provoquer un changement, donc l’application de l’Évangile ou d’une partie des Écritures ne rentrerait pas dans ce cadre. Récusant la théorie de Mannheim, il indique que nombre de communautés religieuses (il prend l’exemple des Amishs et des Huttérites) « fermées sur le monde extérieur et le redoutant, sont bien loin de constituer un modèle capable de changer le monde » [6]. Si nous concordons avec lui sur le fait que tout projet désirant modifier ou améliorer « la société ne procède pas nécessairement d’un projet utopique » [7], la définition qu’il propose du millénarisme nous semble réductrice. Se référant à l’expérience de Thomas Müntzer, il indique que les mouvements millénaristes sont « moins intéressés par la nature de la société future que par l’extermination qui devait la précéder ». Or, on ne peut réduire le millénarisme à l’exemple de Münzer et des mouvements millénaristes historiques (auxquels l’auteur se réfère principalement) car il existait des groupes anabaptistes pacifiques et non révolutionnaires au 16ème siècle. Il convient donc de proposer une définition du millénarisme plus large. Le millénarisme suppose un espoir, une attente de paix qui est incluse dans le cours de l’histoire humaine et qui est fondée sur une intervention directe de Dieu. C’est donc un mouvement d’abord religieux qui peut progressivement s’orienter vers un horizon socio-économique et devenir protestataire. Il cherche soit à établir le royaume de Dieu, soit à retourner à un âge d’or.

    Pour Jean Servier, aucune communauté religieuse (monachisme inclus) n’est porteuse d’utopie car « une lecture simple de toutes les utopies met en évidence le caractère vague de la religion qui y est pratiquée, lorsqu’elle est mentionnée » [8]. Cela ne l’empêche pas de penser que l’utopie procède de la religion : « une histoire des religions qui reste encore à écrire nous montrerait l’étonnante unicité de la pensée humaine et la répétition d’une cosmogenèse analogue à la Genèse biblique dont les hommes ont tiré, ici ou là dans le monde, les conséquences sociales et économiques […] La pensée occidentale est née au cours de la marche d’Israël vers la Terre Promise et pendant l’attente du Messie, le Roi issu de la race de David. Cette croyance singulière a animé une conception nouvelle de la cité. […] Libérée de toute enceinte consacrée, la cité nouvelle est la réunion des hommes de bonne volonté. » [9].

    La réflexion que mène l'auteur autour de la pensée de saint Augustin compromet la distinction qu’il élabore entre utopie et millénarisme. En effet, « La cité de Dieu n’est pas un refuge devant les passions du siècle ; elle est, au contraire, un thème d’action pour les âmes fortes capables de combattre le bon combat : sa réalisation est l’accomplissement des promesses de l’Apocalypse. (…) Elle est acquise par les mérites des hommes, au bout d’une longue marche dans le désert : une aventure dont s’inspireront tous les millénarismes  » [10]. En même temps, suite à saint Augustin, « la Cité de Dieu, qui est le rêve tenace de l’égalité des hommes et de la mise en commun des biens (…) d’une fraternité universelle placée sous le signe de l’amour de Dieu et du prochain, sera alors le rêve de tous les révolutionnaires, même lorsqu’ils croiront avoir rejeté le Christ  » [11].

    La conclusion de l’auteur fait de l’utopie « le rêve de l’Occident » : l’Occident naît de la religion qui impose l’idée d’une marche vers la perfection de l’humanité et toutes les utopies « se sont voulues religion de l’Homme ». Ainsi, l’analyse de l’auteur est paradoxale car si l’utopie est intrinsèquement liée à la religion, elle ne peut pas naître d’une communauté religieuse.

    Finalement, l’auteur se refuse à voir dans les millénarismes ou projets de communautés religieuses des utopies car ces dernières sont « des cités radieuses découvertes sans efforts ou fondées sans le déroulement d’un quelconque processus historique, sans accomplissements d’une promesse divine […] L’utopie est une cité close. […] Le royaume vers lequel tendent les millénarismes diffère de l’utopie puisqu’il est promesse d’un bonheur sans fin, jouissance de tous les biens de ce monde, alors que l’utopie est modération, vie frugale strictement réglée » [12]. Dans cette optique, l’utopie n’aurait pas d’ambition universelle, serait circonscrite à une portion de l’humanité et s’autoproclamerait strictement profane alors que  « de toutes ses forces le chrétien tend vers une société parfaite formée par l’humanité entière, un immense corps mystique dont le Christ est la tête et dont tous les hommes sont appelés à devenir membres » [13]. Or, comme nous allons le voir, certaines tentatives de mettre en pratique un projet utopique - a priori profane - ont eu une ambition universelle et la majorité des communautés religieuses ne concernent qu’une portion d’individus (bien qu’effectivement leur ambition soit universelle).

    Nous pourrions continuer ainsi mais finalement le problème fondamental devant lequel nous place la vision de l’auteur est qu’il ne distingue pas l’utopie purement littéraire - ou écrite et n’ayant pas donné lieu à une tentative de mise en acte - de l’utopie-projet potentiellement applicable.

    Pour K.Mannheim, une utopie - en tant que « mentalité » imprégnant « tous les aspects de l’existence » [14] - a un impact, suppose une volonté d’agir engendrant des phénomènes sociaux concrets. De fait, il accorde une place importante à la religion car l’utopie chiliastique y apparaît comme étant la première figure de la conscience utopique. Si l’idée du millenium sur terre a des origines bibliques et existe depuis des siècles, l’Église réussit à la contrôler et lorsqu’elle réapparaît (aux alentours du 12ème siècle) chez Joachim de Flore (le fondateur du premier ‘ordre adventiste’ selon Jean Séguy), elle n’est pas révolutionnaire. Toutefois, lorsque les idées millénaristes se manifestent à nouveau dans la modernité, c’est-à-dire au 16ème siècle chez les anabaptistes guidés par Thomas Müntzer, elles se transforment en mouvements actifs menés par certaines couches sociales opprimées. Donc, historiquement, le millénarisme devient une utopie au moment où l’espoir religieux n’est plus attente mais volonté de réaliser le règne de Dieu dans le temps présent [15]. Lorsque cette aspiration qui renvoie à l’au-delà se transpose dans le présent du monde et inspire un comportement social, il s’agit d’une véritable révolution. La mentalité utopique millénariste serait donc la forme la plus radicale de l’utopie moderne. Ainsi, il faut distinguer les millénarismes ‘passifs’ des millénarismes ‘actifs’. Finalement, pour Mannheim, si un mouvement millénariste n’a pas de dimension politique, de visée révolutionnaire ni une portée utopique subversive, il ne relève pas de la mentalité utopique chiliastique. La caractéristique permettant d’identifier le chiliasme se trouve dans son rapport au temps : si l’idée de processus, de développement ou de devenir est refusée, nous somme face à une utopie de ce genre. Il s’agit d’une différenciation qualitative du temps : « Sa temporalité est celle du Kairos tel que le définit Paul Tillich : le moment du temps est envahi par l’éternité. Pour le millénarisme, l’absolu est intériorisé dans le monde maintenant : il s’agit d’un hic et nunc immédiat et non d’une attente comme la mystique. (…) Le présent devient la brèche par laquelle ce qui était auparavant intérieur jaillit soudain, s’empare du monde extérieur et le transforme. Bref, le chiliasme n’est pas mû par des espoirs optimistes dans un avenir indéfini : il veut le règne millénaire ici et maintenant, dans l’existence terrestre » [16].

    De l'origine de l'utopie

    Si l’on considère que l’utopie consiste à penser l’organisation d’une société différente, le concept précède le terme. De nombreux auteurs voient des sources ou matrices d’utopies dans la mythologie antique et dans la philosophie grecque. Toutefois, nous venons de voir que l’utopie est intrinsèquement liée à la notion de temps : elle est projection dans un ailleurs - localisé ou non, insulaire ou non - et bien que la notion de temporalité soit généralement floue, elle renvoie à un futur potentiel. Ainsi, si l’on peut voir des archétypes du genre utopique dans le monde antique du fait de l’émergence de représentations imaginaires de l’État, il semble que l’utopie ne peut être pensée que lorsque le temps devient une notion évolutive, linéaire et non plus cyclique, circulaire. Ainsi, et bien que Platon apparaisse comme un précurseur des utopies, « les philosophes [grecs] n’ont cherché qu’à mieux ancrer leur société dans le présent, à assurer son immortalité  » [17]. De même, l’absence de la notion de progrès ne permettrait pas de parler d’utopie.

    Concrètement, si Âge d’or, pays de Cocagne, cité idéale décrite par Platon dans la République, paradis terrestre ou prédications millénaristes apparaissent comme des archétypes de l’utopie, formellement, le terme naît en 1516 sous la plume de Thomas More. De optimo reipublicae statu sive de (ou deque) nova insula Utopia décrit une île lointaine dont le voyageur Raphaël Hythloday décrit la ‘parfaite félicité’. L’ambivalence des racines de ce néologisme créé par More engage à y voir soit une U-topia, un lieu qui n’est pas, soit une eu-topia, une cité idéale, le lieu du Bien. Donc l’utopie apparaît soit comme un rêve impossible, soit comme un lieu de réalisation politique alternatif. Or, dans l’esprit de Thomas More et comme il l’écrit lui-même à Erasme, il s’agit bien plus d’une U-topia, c’est-à-dire « d’un pays de Nulle part » et non d’un eu-topos (un pays heureux) car il jugeait bien improbable l’existence d’un État si parfait. En tant qu’homme politique, More est conscient « des maux de son temps et des distorsions sociales induites par un système économique et un pouvoir profondément irrationnels et injustes »[18]. S’il marque l’origine d’un genre littéraire nouveau et prospère, l’ouvrage de More restera sans effet pratique, ce qui ne veut pas dire qu’il sera sans conséquences, au contraire.

    L’utopie (l’ouvrage, puis plus généralement, les utopies écrites) aurait trois fonctions : en donnant à voir une société meilleure car différente, « elle alimente l’espoir rétrospectif d’une transformation volontaire du monde réel » ; ensuite, en décrivant l’organisation idéale de ce monde, « elle favorise la prise de distance critique à l’égard des institutions politiques et sociales inégalitaires dans lesquelles nous vivons ». Enfin, l’opposition entre la possibilité d’une autre vie et « l’esprit d’accoutumance et d’acceptation de ce qui nous entoure », permet à la démarche utopique de devenir une potentielle « invitation à la contestation pratique, en tout cas un refus de la résignation au malheur de vivre »[19]. Ainsi, l’utopie est un construit littéraire qui permet la critique du système dans lequel elle naît afin d’en proposer une réforme, une alternative pensée pour les temps futurs. Dans ce sens, l’utopie est description et démonstration d’un autre modèle possible, du moins envisageable en partie.

    Il est d’ailleurs important de noter que T.More était un fidèle catholique qui, tout en réaffirmant son credo, voulait réformer de façon radicale les pratiques et formes de la vie liturgique de l’Église romaine de son temps. Ainsi il désirait retrouver l’essence de la parole du Christ, en « la dégageant de ce qui la rendait obscure aux yeux du peuple ». Selon T.More, la seule résistance résidait dans le rappel à l’obéissance aux lois de la morale « et aux règles de vie d’une religion œcuménique, unique dans son dessein mais diverse dans ses pratiques, mise au service des hommes et non des princes et des pontifes »[20]. C’est pourquoi il combattit la scission de l’Occident entre catholiques romains et chrétiens protestants. Lorsqu’il décrit sa vision des religions en Utopie, il indique qu’il existe une mosaïque de croyances, bien que la majorité des Utopiens rejettent l’idolâtrie et reconnaissent un « seul Dieu, immense, inconnu, inexplicable ». Malgré la pluralité des croyances, « ils conviennent tous qu’il existe un être suprême, à la fois créateur et Providence et même s’il n’est pas le même pour tous, il a un seul nom, Mythra »[21]. La liberté religieuse à Utopie n’a pas pour unique fonction de maintenir la paix, elle existe aussi parce que « l’intérêt de la religion elle-même commandait une pareille mesure », et ainsi le chef, Utopus, croyait que si une seule des religions était vraie, alors le temps viendrait où elle s’imposerait naturellement.

    T.More s’est érigé en défenseur « d’une société sur le déclin, avec le désir d’une restauration des valeurs de solidarité propre à la chrétienté médiévale ».[22] L’utopie est donc conditionnée par le contexte historique spécifique et est intimement liée à la vision chrétienne de l’auteur qui cherche un modèle de tolérance religieuse afin d’apporter un apaisement à la déchirure spirituelle de l’Occident, à ses souffrances. Le projet est donc tant politique et social que religieux, c’est pourquoi certains considèrent que T.More n’est rien moins qu’un révolutionnaire. Nombreux sont ceux qui ont vu dans l’utopie la source des idéologies révolutionnaires. Si cette vision des choses n’est pas sans fondements, « rien n’autorise à établir un lien de causalité entre utopie - qui est source d’inspiration - et pratique révolutionnaire dont les origines et les déterminants sont infiniment plus complexes  »[23].

    Ainsi, si l’utopie est le fruit de l’imagination d’un individu, elle ne naît pas ex-nihilo, elle produit toujours des effets et donne parfois lieu à une application.

    L'utopie serait-elle intrinsèquement liée à la religion ?

    Afin de poursuivre notre réflexion sur les liens qui unissent utopie et religion, intéressons-nous à une utopie a priori ‘profane’, dont le point d’entrée n’est pas religieux. Paul Ricœur propose une analyse en trois temps de l’utopie saint-simonienne. Selon cette étude, la première étape du processus utopique mise à l’œuvre par Claude-Henri Saint-Simon réside dans une utopie rationaliste dont la revendication est, selon une expression d’Henri Desroche, « la réaction en chaîne » du changement qui commence avec le savoir (Saint-Simon s’intéresse aux sciences sociales et à la communication). Partant de ce constat, une utopie n’est donc pas uniquement de l’ordre de l’imaginaire et renvoie à l’affirmation de Mannheim (ce qui va à l’encontre de la position de Marx) selon laquelle elle n’est pas « purement un rêve, mais un rêve qui veut se réaliser. Il se dirige vers la réalité et il la brise »[24]. Donc l’intention utopique ne consisterait pas à interpréter le monde - comme le pensait Marx - mais à changer les choses.

    À l’inverse des utopies de la Renaissance, le lieu de l’utopie de Saint-Simon n’est pas une île mais le monde. Notons que si l’insularité est propre aux utopies écrites, la mise en pratique d’une utopie, même lorsqu’elle a pour ambition d’être universelle, est de même nécessairement circonscrite, du moins dans un premier temps. Si la première étape de l’utopie saint-simonienne en appelle à la sémantique onirique, la seconde étape se présente sous la forme d’une « parabole » qui tend à inverser l’ordre de la société. Lors de ces étapes, le but de l’entreprise utopique est le bien du peuple, ce qui fait dire à P.Ricœur : « l’utopie est celle d’une circulation universelle […] Les utopies sont toujours à la recherche de la classe universelle  » [25].

    La troisième étape dans la genèse de cette utopie se présente comme un nouveau christianisme [26]. Saint-Simon, qui exprime « une nostalgie à l’égard du christianisme primitif »[27], aurait cherché à substituer la religion à « l’élément spirituel ou éthique », sorte de noyau dur de l’Église de l’Esprit Saint (celle des premiers chrétiens). Cela renvoie à ce que Mannheim considérait comme « la cellule germinale de l’utopie »[28]: sa composante millénariste. C’est pourquoi le langage messianique est souvent présent dans les récits utopiques.

    Notons que, de même, l’utopie de Charles Fourier incorpore la composante religieuse. P.Ricoeur parle dans ce cas d’une « régression vers la loi divine »[29], Fourier, « contre une religion de l’austérité, prêche une religion de l’amour et de l’imagination ». Henri Desroches notera chez lui la présence du « mythe du jardin d’Éden ».

    Ainsi, certaines utopies a priori ‘profanes’ ont eu des ambitions universelles, ont abouti à la recherche d’une religion et ont pris en compte la réalité, du moins en partie.

    Toute utopie aurait ainsi tendance à se transformer, in fine, en projet religieux.

    Des typologies de l'utopie

    L’utopie naît de la prise de conscience plus ou moins violente d’une situation tendanciellement anomique et imagine une réponse à celle-ci. Elle donne alors lieu à une littérature qui cherche à montrer ce que le monde pourrait être (utopie écrite), ce qu’il peut potentiellement devenir si la situation perdure (contre-utopie écrite) ou si elle est contrée (ce qui suppose une analyse de la situation et peut alors engendrer une utopie pratiquée). On peut distinguer utopies de fuite et utopies de reconstruction. De même, on peut parler d’utopies chimériques ou d’utopies des possibles selon la plausibilité du projet. En ce sens il nous semble que l’utopie peut prendre deux routes, elle peut être pessimiste ou optimiste, donner lieu à un investissement dans l’écriture et/ou dans le réel. S’il s’agit toujours de fuir le monde tel qu’il est, le fait de s’investir ou non dans la réalité afin d’en changer le cours (pour le bien d’un petit nombre d’élus ou pour le bien de l’humanité si l’utopie prend une dimension universelle) est déterminant. Ainsi, il existerait des utopies d’évasion (retrait du monde par l’imaginaire ou éventuellement par la création de petites communautés extra-mondaines), et des utopies d’invasion qui apparaissent comme des programmes à réaliser.

    L’utopie écrite renferme toujours une part d’utopie qui se veut pratique (mais n’est pas forcément praticable) : elle a pour ambition de provoquer un impact, du moins dans le monde des idées. L’utopie pratiquée a toujours en elle une part d’utopie écrite ou pensée (de laquelle elle résulte) car elle apparaît comme un idéal impossible à atteindre dans sa totalité.

    Par conséquent, la question qui reste centrale pour nous concerne les raisons qui provoquent le passage de la pensée utopique à l’action utopique. Si toute utopie naît d’une insatisfaction, le passage à l’acte suppose une contestation radicale et l’élaboration de méthodes plus ou moins rationnelles afin de réaliser le projet utopique.

    Conclusion

    On ne peut que constater que le Nouveau Testament apparaît comme une formidable matrice de révolutions, réformes ou utopies. Sans cesse revisité, il comporte un dessein qui, selon la lecture qui en est faite, se décline au cours des siècles en une multitude de projets. Même si un projet qui a pour ambition de changer le monde naît d’une croyance religieuse, son application, si elle a lieu, procède, au moins en partie, de l’imaginaire, de la créativité. Cependant, si l’on trouve un ‘mode d’emploi’ dans le Nouveau Testament (que l’on se réfère au mode de vie des premiers chrétiens, à l’apocalypse… ce qui n’est pas l’apanage des projets religieux), les tentatives d’application sont toujours pensées et réalisées par des hommes ; dès lors le projet débouche sur une utopie. Il est vrai qu’à la base, l’utopie pratiquée de matrice religieuse est différente de la démarche utopique en cela que son point de départ est la transcendance et qu’elle aspire à s’installer dans le monde. À l’inverse, l’utopie pratiquée dont le point de départ n’est pas religieux, se veut fondamentalement immanente mais tendrait toujours vers la transcendance, vers la recherche finale d’une religion de l’Homme. Alors, il nous semble pouvoir affirmer que dans toute utopie pratiquée - que l’on aspire à (re)créer un paradis terrestre ou que l’on croie à l’instauration d’une cité parfaite -, imaginaire et croyance se rejoignent. Millénarismes et utopies peuvent donc se confondre à un moment donné de leur genèse ou encore aboutir au but proposé par l’autre.

    Nous avons pu constater combien l’utopie est un concept qui prête à controverses, preuve en est que tous les écrits qui en traitent sont ou peuvent être, eux aussi, l’objet de critiques. Par ailleurs, les théories et réflexions traitant de l’utopie soulignent son caractère potentiellement subversif et ses possibles effets pervers (elle peut aboutir à des formes d’autoritarisme dans la mesure où, toujours communautaire, elle tend souvent à la négation de l’individualité en faveur de la communauté dont les actes sont subordonnés à une finalité ultime). Le fait qu’elle soit avant tout de l’ordre du rêve, de l’imaginaire nous renvoie au champ des possibles face à la dégénérescence des systèmes sociaux. On constate d'ailleurs que toutes les utopies naissent à des moments charnières de l’histoire, tout comme les désirs de réformes religieuses naissent lors de crises socio-économiques. Alors, il s’agit de restaurer ou d’innover, d’écrire et/ou d’agir [30]. Finalement, elle est toujours croyance en la possibilité ou non de la perfectibilité de l’homme et donc du monde. L’utopie étant ce qui n’est pas mais ce qui devrait être idéalement, ce qui semble caractériser tout projet utopique est la démesure de son ambition, son impraticabilité. Aussi, lorsqu’elle se confronte à la réalité, son accomplissement ne peut être que partiel, voué à l’échec. Alors, on peut se demander si l’utopie en reste une lorsqu’elle entre en collision avec la réalité car cela provoque nécessairement des réajustements, une révision à la baisse ou une rationalisation du projet. De fait, l’utopie, idéal inaccessible, semble inéluctablement devoir se pervertir lorsqu’elle cherche à se réaliser. En même temps, la réalité étant un processus toujours perfectible, s’y adapter pour la modifier est la seule possibilité que l’utopie possède afin d’exister, afin de réaliser en partie son projet, ce qui signe son anéantissement.

    Nous retiendrons donc que si aucune définition de l’utopie n’est unanimement reçue, qu’elle est pour certains la pire des chimères, pour d’autres un rêve merveilleux ou encore l’ébauche du monde en devenir, elle apparaît comme un concept intrinsèquement lié à la croyance - et sur un mode plus large à la religion - et heuristiquement fécond pour les sciences humaines et sociales.

    Bibliographie

    Vittor Ivo Comparato, Utopia, Il Mulino, Bologna, 2005.
    Yolène Dilas-Rocherieux, L’utopie ou la mémoire du futur, R.laffont, Paris, 2000.
    Aldous Huxley, Retour au meilleur des mondes, Plon, Paris, 1978 (paru en 1958).
    André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, P.U.F., Quadrige, 1993.
    Michaël Löwy, Idéologie et utopie, Archives de Sciences Sociales des religions, 138 (2007).
    Karl Mannheim, Ideologia e utopia, Il Mulino, Bologna, 1957.
    Claude Mazauric, Préface à l’édition de L’utopie, Librio, Flammarion, Paris, 1997.
    Thomas More, L’utopie, Librio, Flammarion, Paris, 1997.
    Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie, Editions du Seuil, Paris, 1997,
    Jean Séguy, Conflit et utopie, ou réformer l’Église, parcours wébérien en douze essais, Cerf, Paris, 1999.
    Jean Servier, Histoire de l’utopie, Gallimard, Paris, 1991, (1ère édition 1967).

    Notes

    1] André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, P.U.F., Quadrige, 1993, p.1179.

    2] Ideologia e utopia, Il Mulino, Bologna, 1957. Traduction française intégrale et à partir de l’édition originale (parue en Allemagne en 1929) : Idéologie et utopie, Éditions de la Maison de l’Homme, 2006. Remarquons que cet ouvrage, qui apparaît comme un classique de la sociologie du siècle dernier et continue d’alimenter les réflexions sur la définition de l’utopie, est souvent critiqué (et ce de manière injustifiée lorsqu’il s’agit de l’ensemble de l’ouvrage selon nous). La critique la plus diffuse porte sur la vision trop générale de l’utopie que propose Mannheim. Paul Ricœur, qui reconnaît l’importance et la justesse de nombre des réflexions et théories de Mannheim, après avoir mis à l’épreuve des faits sa définition fondamentale qui caractérise l’utopie dans sa non-congruence avec la réalité (l’utopie étant «situationnellement transcendante ») s’en distingue toutefois en partie car la réalité n’est pas une donnée mais un processus. De même il remarque que la typologie de Mannheim est incomplète car elle omet le rôle joué par les utopies socialistes non marxistes.

    3] Histoire de l’utopie, Gallimard, Paris, 1991, (1ère édition 1967).

    4] Idem, p.V.

    5] Idem p.III.

    6] Idem p.V.

    7] Idem, p.II.

    8] Idem, p.VI.

    9] Idem, p.21.

    10] Idem, p.19.

    11] Idem, p.79.

    12] Idem, p.79. Ici J.Servier fait sûrement référence à Karl Marx dont il dit ailleurs : « Dans le Manifeste du parti communiste, Marx trace les grandes lignes d’une philosophie de l’histoire d’où il exclut la quête de la Terre Promise et l’attente millénariste du Règne du Christ, bien que sa pensée ait puisé dans ce terreau mystique par mille racines profondes.» (p.290)

    13] Idem, pp.363-365.

    14] Idem, p.65.

    15] Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie, Editions du Seuil, Paris, 1997, p.361.

    16] K.Mannheim, Ideologia e utopia, Il Mulino, Bologna, 1957, pp.46-47.

    17] Michaël Löwy, Idéologie et utopie, Archives de Sciences Sociales des religions, 138 (2007) [en ligne], mis en ligne le 2 septembre 2007.URL : https://assr.revues.org/document6722.html

    18] Vittor Ivo Comparato, Utopia, Il Mulino, Bologna, 2005, p.64.

    19] Claude Mazauric, Préface à l’édition de L’utopie, Librio, Flammarion, Paris, 1997, p.6.

    20] Idem, p.8.

    21] T.More, L’utopie, Librio, Flammarion, Paris, 1997, p.109.

    22] Yolène Dilas-Rocherieux, L’utopie ou la mémoire du futur, R.laffont, Paris, 2000, p.22.

    23] Préface à l’édition de L’utopie, Librio, Flammarion, Paris, 1997, p.7.

    24] Paul Ricœur, L’idéologie et l’utopie, Editions du Seuil, Paris, 1997, p.380.

    25] Idem, p.385.

    26] Bien qu’ici, l’administration des biens de salut -nécessaire aux individus et à leur émancipation- soit confiée aux savants et aux industriels, la science et l’industrie étant pourvues « d’un but eschatologique ».

    27] Idem, p.387.

    28] Idem, p.389.

    29] Idem, p.399.

    30] Les utopies de Saint-Simon et Fourier apparaissent pendant la Restauration, celle de More après la découverte du nouveau monde et juste avant la Réforme. Notons que les dystopies aussi naissent lors de moments de profondes crises : 1984 de George Orwell après la seconde guerre mondiale, Le meilleur des Mondes est écrit en 1931 à une période, selon l’auteur, où « nous habitions un univers assez macabre ». Aldous Huxley parle du « cauchemar de ces années de dépression […] Notre monde était torturé par l’anarchie, et le leur, au septième siècle après F. [Ford], par un excès d’ordre. Le passage de cet extrême à l’autre demanderait du temps, beaucoup de temps à ce que je croyais, ce qui permettrait à un tiers privilégié de la race humaine de tirer le meilleur parti des deux systèmes : celui du libéralisme désordonné et celui du meilleur des mondes beaucoup trop ordonné dans lequel l’efficacité parfaite ne laissait place ni à la liberté ni à l’initiative personnelle. » Aldous Huxley, Retour au meilleur des mondes, Plon, Paris, 1978 (paru en 1958), pp.9-10.

     



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    M@gm@ ISSN 1721-9809
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