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  • Comprendere l'utopia: quale(i) utopia(e)?
    Georges Bertin (dir.)

    M@gm@ vol.10 n.3 Settembre-Dicembre 2012

    L’UTOPIE AVANT L’HEURE : LA RÉPUBLIQUE DE PLATON


    Benoît Quinquis

    blequin@orange.fr
    Doctorant en sciences humaines et sociales à l’Université de Bretagne Occidentale ; il est titulaire d’un master de lettres classiques et d’un master de philosophie.

    L’utopie en tant que genre littéraire ne s’épanouit véritablement qu’à la Renaissance et c’est à Thomas More que l’on doit l’invention du terme : il serait donc anachronique de désigner comme une utopie à proprement parler la cité idéale que Platon décrit dans La République au début du IVe siècle avant notre ère. Pourtant, si l’on prend le mot « utopie » au sens fort de « ce qui n’est d’aucun lieu » (tel est le sens premier, étymologiquement parlant, de l’utopie, de l’ou-topos, du non-lieu), il n’est pas incongru de rattacher La République de Platon au genre de l’utopie, dans la mesure où, même s’il s’agit d’une cité grecque habitée par des Grecs et désignée comme telle, l’auteur ne donne aucune information précise concernant une éventuelle localisation géographique de cette cité, d’autant que la vocation première des recherches menées dans ce dialogue n’est pas l’écriture d’une nouvelle constitution politique mais la découverte de l’essence de la justice, découverte en vue de laquelle la construction « en pensées » de la cité idéale a une vocation expérimentale (tous les extraits de La République sont tirés de la traduction d’Émile Chambry parue dans la Collections des Universités de France) : « Par conséquent il pourrait bien y avoir une justice plus grande dans un cadre plus grand, et par là plus facile à déchiffrer.

    Si donc vous y consentez, nous examinerons d’abord quelle est la nature de la justice dans les États ; ensuite nous l’étudierons dans l’individu, en tâchant de retrouver la ressemblance de la grande dans les traits de la petite. » [Plat. Rép. 2.368 e-369 a] À cet égard, puisque Platon ne s’intéresse que secondairement à la justice au sein de l’État et premièrement à la justice dans l’homme il est tentant de considérer La République comme un dialogue avant tout « psychologique » et de rattacher les réflexions politiques qui s’y trouvent au genre de l’utopie dite « théorique » dont l’auteur n’attend aucune réalisation effective, comme La cité du soleil de Campanella ; cette thèse n’est pas incongrue mais se heurte à deux réalités : premièrement, au cours de ce grand dialogue, les interlocuteurs de Socrate n’ont de cesse, lorsqu’une des caractéristiques de cette cité idéale leur semble étrange, de lui demander comment il est possible de le concrétiser, et à chaque fois, Socrate s’emploie à leur répondre et à leur démontrer la viabilité du projet. Deuxièmement, la biographie de Platon ne plaide pas en faveur d’un désintérêt, même relatif, de sa part pour la politique : ayant assisté à la chute d’Athènes face à Sparte et à la condamnation à mort de Socrate, il était légitime qu’il se pose la question des erreurs qu’a pu commettre la cité athénienne et cherche à engager une réforme politico-éthique, d’où sa tentative pour éduquer Denys le jeune, tyran de Syracuse.

    Dès lors, quand bien même une justice parfaite ne pourrait pas être de ce monde, il semble plus logique d’appréhender la politeia platonicienne comme un idéal régulateur qui n’est pas absolument réalisable mais l’est au moins relativement, ce qui la rattacherait au genre de l’utopie dite « pratique » qui se veut concrètement réalisable dans le temps et l’espace, à l’instar des phalanstères de Fourier. De jure, seules les utopies dites théoriques mériteraient le nom d’utopie au sens de non-lieu, mais si même une utopie telle que celle de Platon peut donner une ligne de conduite à un législateur, alors la frontière entre utopie théorique et utopie pratique est loin d’être aussi étanche qu’elle peut y paraître et l’une des questions que l’on peut se poser en lisant La République est la suivante : quelles propositions platoniciennes peuvent avoir pour visée une réalisation effective et lesquelles ne sont « que » partie prenante de la démarche expérimentale devant permettre de connaître l’essence de la  justice ? Un travail d’une plus grande importance serait nécessaire pour répondre point par point à cette question, mais le peu de place dont nous disposons suffit à donner quelques outils épistémologiques permettant au lecteur d’opérer cette distinction ; cette réflexion devrait permettre de déterminer où réside la spécificité antique et platonicienne de cette « utopie avant l’heure ».

    L’un de ces outils pourrait être la comparaison du propos de La République avec celui des Lois : le premier est un dialogue de maturité racontant la genèse de la cité idéale, le second est un dialogue de vieillesse, donc postérieur au premier, dont le but est de donner les lois les plus justes et les plus raisonnables possibles à une cité fondée par des colons : Les Lois ont donc une visée essentiellement pratique et, puisqu’il s’agit d’un dialogue plus tardif, il a probablement été enrichi par l’expérience accumulée par Platon entretemps. Prenons l’exemple concret de la communauté des femmes et des enfants, dont il est question au livre V de La République et qui a pour but, notamment, de libérer les gardiens de la cité de toute attache familiale afin qu’ils se reconnaissent tous comme frères et sœurs, comme enfants de la cité, et ne soient pas détournés de leurs fonctions de gouvernement et de défense de la cité par d’éventuels soucis familiaux ; il n’est déjà plus question de cette communauté dans Les Lois, où les conjoints se connaissent personnellement et où les enfants connaissent leurs parents, à tel point qu’il est suggéré de faire surveiller la procréation dans les couples par des femmes (tous les extraits des Lois sont tirés de la traduction d’Édouard Des Places parue dans la Collections des Universités de France) : « Nous chargerons d’y veiller les femmes que nous avons choisies, en plus ou moins grand nombre, suivant et lorsqu’il plaira aux magistrats d’en désigner ; elles se réuniront chaque jour au temple d’Eilithyie pendant au moins le tiers d’une heure, et une fois réunies là, elles signaleront mutuellement ceux des hommes ou des femmes en âge de procréer qu’on voit occupés d’autres soucis que de la tâche à eux assignée lors des sacrifices et des rites nuptiaux. » [Plat. Lois 6.784 a-b]

    En revanche, une prescription révolutionnaire pour l’époque, qui pouvait passer dans La République pour une conséquence de cette communauté des femmes et des enfants, à savoir le fait de ne pas exclure les femmes des fonctions militaires et politiques, est maintenue comme une exigence dans Les Lois. Dans La République, en effet, il semblait logique, puisque les femmes étaient elles aussi libres d’attaches familiales, qu’elles participent activement elles aussi à la vie civique et puissent donc prétendre au statut de gardiennes de la cité : « Pour des hommes nés et élevés comme nous l’avons exposé, il n’y a pas, à mon avis, d’autre moyen de bien régler la possession et l’usage des femmes et des enfants que de leur faire suivre la voie où nous les avons engagés en commençant, lorsque nous avons entrepris dans notre plan de constituer nos guerriers comme des gardiens de troupeau. (…) Suivons donc notre principe et attribuons aux femmes le même naturel et la même éducation qu’aux hommes et voyons si cela convient ou non. (…) Si donc nous imposons aux femmes les mêmes fonctions qu’aux hommes, il faut aussi leur accorder la même éducation. » [Plat. Rép. 5.451 c-e] Mais cette absence d’attaches familiales n’est pas la seule raison de l’inclusion des femmes au sein du corps des gardiens : la principale raison est que Platon ne juge pas la différence de sexe déterminante du point de vue des aptitudes ou de l’absence d’aptitudes d’un individu pour une activité ; il prend acte du fait qu’il y a des hommes de tous les caractères, qu’il en va ainsi des femmes, et que la cité ne doit donc pas se priver, comme l’a fait Athènes (ce qui lui a peut-être coûté cher), du potentiel que les femmes peuvent représenter d’un point de vue défensif : « Ainsi donc, ami, il n’y a pas dans l’administration de l’État d’occupation propre à la femme, en tant que femme, ni à l’homme, en tant qu’homme ; mais les facultés ayant été uniformément partagées entre les deux sexes, la femme est appelée par la nature à toutes les fonctions, de même que l’homme ; seulement, la femme est dans toutes inférieure à l’homme. (…) Nous dirons plutôt, je pense : il y a des femmes douées pour la médecine, d’autres qui ne le sont pas, des femmes douées pour la musique, d’autres qui ne le sont pas. (…) Il y a donc des femmes propres à garder l’État et d’autres qui ne le sont pas, et n’est-ce pas en raison des ces qualités que nous avons choisi la nature de nos gardiens mâles ? » [Plat. Rép. 5.455 d-456 a]

    On retrouve cette idée dans Les Lois, ce qui signifie que Platon, malgré les infléchissements qu’il a pu faire subir à sa pensée, n’a pas fondamentalement changé d’avis concernant le rôle que peuvent jouer les femmes au sein de la cité et, surtout, que l’ouverture des fonctions politiques et militaires aux femmes relève bien du champ du possible ; cette idée se trouve même reprécisée dans Les Lois qui déterminent désormais à partir de quel âge une femme peut prétendre à l’exercice de certaines fonctions : « Pour les charges, une femme devra avoir quarante ans et un homme trente ; pour la guerre, les hommes auront de vingt à soixante ans ; quant aux fonctions militaires qu’on croirait devoir imposer à des femmes après la naissance de leurs enfants, on fixera ce qu’il est possible et convenable pour chacune, sans dépasser cinquante ans. » [Plat. Lois 6.785 b]

    Comparer La République et Les Lois au nom de la visée explicitement pratique du second de ces dialogues est tentant, mais cette pratique a ses limites, la plus sérieuse étant la distance chronologique qui les sépare : Platon a certes pu finir par juger, à l’époque des Lois, que l’une des propositions de La République n’était pas aisément réalisable, mais le fait qu’il ait renoncé à défendre une réforme parmi d’autres ne peut pas suffire à juger de son caractère réalisable ou irréalisable et encore moins à la ranger (ou à ne pas la ranger) définitivement dans la catégorie des idées ne trouvant leur place que dans la recherche de l’essence de la justice : rien n’exclut a priori que Platon ait effectivement pu penser comme réalisable ce qu’il défend dans La République et ne défend plus dans Les Lois et il n’est même pas inimaginable qu’il taise une réforme au nom de sa difficulté de réalisation plutôt qu’au nom d’une éventuelle impossibilité totale. Pour revenir à l’exemple précédent, il est vrai que l’on peut supposer qu’il faudrait faire violence à une cité pour y appliquer l’idée de la communauté des femmes et des enfants et qu’il est donc douteux que Platon ait pu effectivement prétendre inclure une telle réforme au sein d’un programme politique concrètement réalisable ; mais la plupart du temps, la technique la plus sûre et la plus efficace pour distinguer le pratique du théorique dans l’exposé platonicien est tout simplement de lire le dialogue en faisant preuve de bon sens, ou pour le dire familièrement, de « jugeote » : non pas qu’il faille se fier à l’opinion que l’on peut se faire personnellement d’une proposition parmi d’autres, mais en se demandant, avant de classer l’un des aspects de la cité idéale dans le domaine du pratique ou du théorique, à quelle question, explicitement posée ou non, Socrate répond à ce stade de sa présentation.

    En d’autres termes, il ne faut pas isoler de son contexte chacune des idées de La République au point de le réduire à un programme politique que l’on peut décrire point par point mais au contraire le prendre pour ce qu’il est, à savoir le récit d’une discussion continue dont le déroulement ne peut pas être linéaire et peut donc subir des inflexions et des détours qui conditionnent directement le sens exact de chacune des idées développées. Ainsi, après la présentation de la genèse de l’État, Socrate décrit la vie simple et saine de l’État primitif, dont les habitants n’ont pas d’autres besoins que les plus vitaux qui soient et vivent parfaitement heureux, chacun exerçant le métier qui convient à sa nature propre ; une telle cité ne connaitrait ni l’excès de richesse ni la misère et serait parfaitement juste ; nous sommes encore au tout début du dialogue, il n’est pas encore question d’une concrétisation possible du récit de genèse politique qui y est fait, dont le but n’est encore que de définir l’essence de la justice, et cette existence de bergers d’Arcadie doit être considérée comme un idéal de justice que le philosophe propose comme le point de départ possible d’une définition acceptable de la justice et non comme le mode de vie qu’il prétend faire adopter à ses concitoyens : « Considérons d’abord de quelle manière vont vivre les gens ainsi organisés. Ne vont-ils pas produire du blé, du vin, faire des habits, des chaussures, se bâtir des maisons ? Pendant l’été, ne travailleront-ils pas ordinairement à demi vêtus et sans chaussures, et pendant l’hiver vêtus et chaussés comme il convient ? Pour se nourrir ils fabriqueront sans doute soit avec de l’orge, soit avec du froment, de la farine qu’ils feront griller ou qu’ils pétriront ; ils en feront de beaux gâteaux et des pains qu’on servira sur du chaume ou sur des feuilles bien propres ; couchés sur des lits de feuillage, jonchés de couleuvrée ou de myrte, ils se régaleront eux et leurs enfants, buvant du vin, la tête couronnée de fleurs, et chantant les louanges des dieux ; ils vivront ensemble joyeusement, réglant sur leurs ressources le nombre de leurs enfants, dans la crainte de la pauvreté ou de la guerre. » [Plat. Rép. 2.372 a-c] Le propos est encore « psychologique » et nous sommes bien en présence d’une utopie au sens fort d’ou-topos, donc de type théorique ; même si la description se fait en des termes parfaitement pragmatiques, il n’empêche que cette genèse ne correspond pas à la naissance historique d’une cité donnée et relève encore du théorique, de ce à quoi la cité devrait « idéalement », dans tous les sens du terme, ressembler à sa fondation. La question pratique n’est pas totalement oblitérée, mais elle intervient de façon aigüe tout de suite après lorsque Glaucon, réagissant d’une manière typique de la jeunesse athénienne dorée, refuse de se satisfaire de cette vie simple et réclame les raffinements et le confort de la vie civilisée : « Si tu organisais, Socrate, un État de pourceaux, tu ne leur donnerais pas d’autre pâture que celle-là. » [Plat. Rép. 2.372 d]

    Dès lors, les interlocuteurs ne chercheront plus à satisfaire simplement les besoins très simples de la cité primitive mais ceux, plus subtils et plus nombreux, d’une cité riche, dite τρυφῶσας (vivant dans les plaisirs), qui pourrait être la brillante Athènes d’avant-guerre : la discussion portera donc désormais sur le pratique, sans pour autant abandonner le théorique, dénonçant désormais plus ou moins explicitement les erreurs commises par la cité athénienne, l’une d’entre elles étant le rejet du potentiel défensif que peut représenter la population féminine, dont nous avons parlé tout à l’heure ; pour rester dans le domaine militaire, une autre erreur fut d’avoir confié la défense de la cité à l’ensemble des citoyens, y compris ceux d’entre eux qui n’avaient pas de réelles qualités pour faire la guerre, et c’est pourquoi Socrate préconise la création d’une armée de métier – on doutera d’autant moins du rattachement d’une telle idée au domaine pratique qu’il s’agit là d’un débat encore très actuel : « Suffit-il de prendre un bouclier ou toute autre arme ou instrument de guerre pour devenir le jour même un bon soldat dans la grosse infanterie ou dans tout autre corps de troupe, tandis qu’on aura beau prendre en main les instruments de tout autre art, on n’en deviendra pas pour cela artisan ni athlète, et l’instrument ne servira de rien, à qui n’aura pas acquis la connaissance de chaque art ni pratiqué les exercices nécessaires ? » [Plat. Rép. 2.374 d] La dimension théorique n’est cependant pas absente d’une telle proposition puisqu’elle découle directement de l’idée suivant laquelle chaque individu doit exercer le métier qui convient aux compétences qu’il manifeste de par sa nature propre, idée qui prévalait déjà lors du récit de la genèse de la cité primitive, ce qui confirme que même ce récit que nous avons défini comme ayant une visée essentiellement théorique n’en avait pas moins aussi une orientation pratique et, surtout, que la prise en compte explicite de la visée pratique exigée et obtenue par Glaucon n’oblitère pas complètement la dimension théorique, qui est même d’autant plus présente que c’est ce même principe d’attribution raisonnée des activités qui conduira à la création des trois classes de citoyens, création sur la base de laquelle Platon définira la justice chez l’individu humain comme l’accord entre les trois parties de l’âme humaine : nous pouvons maintenant isoler, au sein de La République, deux pôles qui balisent l’utopie théorique à visée psychologique présentée par le philosophe, à savoir le principe d’attribution à chaque être (pas seulement chaque être humain) de l’activité qui lui est due d’une part et la conception de la justice chez l’individu comme accord entre les trois parties de l’âme d’autre part : la description de la cité idéale n’est pas un simple détour gratuit et constitue bel et bien le chemin qu’entend prendre Platon pour que sa démonstration mène d’un pôle à l’autre, mais cette description a pour limite le service qu’elle peut rendre à cet exposé psychologique.

    Platon dit tout ce qu’une cité devrait être pour être aussi juste que l’âme de l’homme le plus juste qui soit, mais il ne dit que cela : si ses prescriptions d’ordre pratiques s’étendaient au-delà de cette limite, il serait hors jeu – le lecteur ne peut s’y tromper, le dialogue se terminant avec le mythe d’Er, à classer sans ambiguïté parmi les mythes platoniciens relatifs à la survie de l’âme post corporis mortem comme on en trouve également dans le Phèdre ou le Phédon. L’intervention de l’utopie pratique dans l’utopie théorique n’est pas gratuite dans La République, mais elle reste étrangère au but premier du dialogue : aussi, plutôt que de dénoncer ce qui ne peut pas relever du pratique dans l’exposé platonicien, il est plus efficace de partir du principe que l’utopie platonicienne est théorique dans son ensemble et que ce sont donc les occasions de manifestation des préoccupations pratiques qu’il faut chercher à isoler : en d’autres termes, chercher la place du théorique dans une utopie pratique revient à mal poser la question de la lecture qu’il faut faire de La République, qui est une utopie essentiellement théorique au sein de laquelle il faut chercher la place du pratique – laquelle place n’est pas anecdotique, chaque exposé théorique du dialogue trouvant des implications pratiques, même si elles ne relèvent pas de la cité, comme nous le verrons tout à l’heure.

    Prenons un exemple concret à l’appui de cette idée : il a déjà été question plus haut de la création des trois classes d’hommes, qui a souvent été mal comprise et a valu à Platon d’être considéré comme un précurseur des sociétés totalitaires du XXe siècle. Cette idée n’est en fait qu’une image de la tripartition de l’âme individuelle, au sein de laquelle on distingue l’ἐπιθυμία (concupiscence), le θυμός (cœur) et le νοῦς (esprit) : les gardiens de la cité idéale représentent donc en son sein le νοῦς de l’âme, νοῦς auquel il est juste que les autres parties de l’âme restent soumises pour que l’individu soit juste. Si la cité idéale n’est pas démocratique, c’est parce que l’âme humain ne peut pas l’être, sous peine de donner à ses appétits grossiers autant d’importance que ce qui lui prescrit de faire sa raison. C’est dans le même ordre d’idées qu’il faut comprendre la proposition suivant laquelle ces gardiens ne doivent rien posséder en propre : ce qui est revendiqué ici, c’est l’absence d’instinct de propriété dont doit faire preuve l’homme juste, le non-attachement aux objets matériels dont le philosophe fait montre au point de ne pas craindre la mort, à rebours de l’appétit de richesses d’un personnage tel que Gygès : « D’abord aucun d’eux n’aura rien qui lui appartienne en propre, sauf les objets de première nécessité ; ensuite aucun n’aura d’habitation ni de cellier où tout le monde ne puisse entrer. Quant à la nourriture nécessaire à des athlètes guerriers sobres et courageux, ils s’entendront avec leurs concitoyens qui leur fourniront en récompense de leurs services les vivres exactement indispensables pour une année, sans qu’il y ait excès ni manque ; ils viendront régulièrement aux repas publics et vivront en communauté comme des soldats en campagne. »  [Plat. Rép. 3.416 d-e] Si la distinction de trois classes au sein de la cité relève du théorique, cet extrait n’en a pas moins une dimension pratique : d’un point de vue strictement politique, il est en effet légitime que les autres citoyens nourrissent ceux qui les protègent et il est logique que des combattants adoptent un mode de vie frugal ; de plus, l’accent est mis sur le fait que n’importe qui peut entrer dans le domicile d’un gardien, et que ces hommes, qui exercent des fonctions non seulement de défense mais aussi de gouvernement de la cité, assistent aux repas publics, ce qui signifie un mode de vie marqué par la courtoisie, l’esprit de partage, voire la fraternité, qui sera donc profitable pour l’ensemble de la cité et lui garantit une certaine protection contre d’éventuelles dissensions.

    C’est dans cette mesure que l’utopie théorique trouve une application pratique en tant qu’idéal régulateur : aux luttes entre factions qui minaient la démocratie athénienne, Platon oppose l’unité de la cité dont tous les membres partagent les mêmes intérêts. Il est à noter que cette utilité de l’utopie pour la vie pratique ne s’arrête pas au politique et concerne également l’individu, du moins l’apprenti philosophe auquel Platon s’adressait en tant que fondateur de l’Académie ; jusqu’à présent, nous avions occulté cet aspect au profit de la dimension politique de l’utopie. Se fait jour ici un aspect de l’utopie pratique qui n’est pas simplement politique mais aussi éthique (« moral » serait anachronique) : qui sait lire entre les lignes se rend compte que le gardien ici présenté, qui ne doit pas s’attacher aux objets matériels, ne pas se laisser aller à la satisfaction de ses appétits grossiers et doit se sentir solidaire de ses concitoyens est précisément le philosophe tel que le présente le Phédon, pour lequel les exigences du corps doivent être réduites à leur portion congrue et qui, tout en se représentant la mort, en tant qu’elle est définie comme la séparation de l’âme et du corps, comme une libération, ne doit pas pour autant se donner la mort lui-même, devant remplir sa mission d’éclairer ses semblables aussi longtemps que possible et devant donc faire preuve d’une certaine générosité à leur égard. Jusqu’alors, seule la distinction entre utopie théorique et utopie pratique avait été retenue : s’y ajoute la distinction entre les deux destinataires de la présentation de cette utopie, à savoir la cité toute entière d’une part et l’individu en quête de sagesse d’autre part. Ainsi, il est envisageable d’affirmer que si l’utopie platonicienne est d’abord théorique et peut être occasionnellement pratique en tant qu’elle s’adresse à la cité, elle est en revanche entièrement pratique en tant qu’elle s’adresse à l’individu : ainsi, la thèse des trois classes de citoyens, comprise comme une image de la tripartition de l’âme, est une exhortation à laisser le νοῦς contrôler l’ensemble de l’âme, autant dire à mener la vie philosophique telle que Platon la professait à l’Académie ; il n’est pas incongru de classer La République parmi les « protreptiques » de Platon et cette « utopie avant l’heure » telle que nous avons défini ce dialogue joue son rôle d’idéal régulateur à l’égard de l’homme avant même de le faire à l’égard de la cité. Telle est sans doute la spécificité de cette utopie antique, à savoir le fait qu’elle éthique avant même d’être politique ; Platon n’opérait pas de distinction franche entre les deux domaines, son optique étant de rendre possible la création d’un État plus juste habité par des hommes plus justes, c’est-à-dire un État où un homme tel que Socrate ne serait plus seul et ne serait pas la victime innocente de la vindicte populaire :La Républiquecherche à prémunir la cité non seulement contre une débâcle semblable à celle de 404 mais aussi contre une injustice aussi flagrante que la condamnation à mort de Socrate.

    Un autre exemple est le contrôle dont les poètes doivent être l’objet dans la cité idéale : appliquée au pied de la lettre, une telle prescription pourrait être interprétée aujourd’hui comme une atteinte à la liberté de création, partie intégrante de la liberté d’expression, ce qui rendrait cette prescription paradoxale venant d’un auteur qui n’a de cesse, par son écriture, de s’affirmer comme un styliste de tout premier plan et qui bénéficie pleinement de la reconnaissance par la cité athénienne du droit à une expression libre : certes, le peuple d’Athènes a condamné la philosophie, mais celle-ci n’aurait sans doute pas pu s’épanouir dans une autre cité – c’est en tout cas la thèse que défend Francis Wolff dans son Socrate. Dès lors, il semble plus juste de considérer que l’affirmation d’une nécessité de contrôler les poètes relève moins d’une volonté réelle de censure de la part de Platon que d’une exhortation à ne pas prendre pour argent comptant toutes les images que l’imagination est capable de forger ; ainsi en va-t-il par exemple de l’interdiction dont sont frappées les représentations de la mort rendant celle-ci terrifiante : « Mais, quand on croit à l’Hadès et qu’on s’en fait un épouvantail, penses-tu qu’on puisse rester intrépide devant la mort et préférer dans les combats à la défaite et à l’esclavage ? - Nullement. - Il faut donc surveiller encore, semble-t-il, ceux qui s’aventurent à traiter ces fables et les prier de peindre de belles couleurs le monde de l’Hadès, au lieu de le noircir niaisement comme ils le font, attendu que leurs récits ne sont ni vrais ni utiles à des gens appelés au métier de la guerre. » [Plat. Rép. 3.386 b-c] Si on lit cet extrait suivant les distinctions que nous avons opérées, nous pouvons expliquer cette prescription suivant trois axes : premièrement, d’un point de vue politique et théorique, la cité la plus juste serait selon Platon celle où toute représentation horrifique de la mort serait proscrite, afin de s’assurer que les gardiens n’aient pas peur de mourir pour la cité ; rien n’est dit sur la faisabilité d’une telle réforme, rien ne permet donc de la considérer comme partie prenante d’un programme politique réalisable. Deuxièmement, d’un point de vue politique et pratique, Platon affirme que les soldats de la cité ne doivent pas craindre la mort au point de lui préférer l’esclavage : cette proposition n’a rien d’incongru, elle est même tout à fait parlante pour un monde grec où l’ἐλευθερίά (liberté) du citoyen est le fondement même de sa dignité civique ; à cet égard, le philosophe affirme peut-être que la cité s’est trouvée en contradiction vis-à-vis de ses propres principes en faisant l’erreur ne pas tout faire pour que ses citoyens qui se sont battus contre les Lacédémoniens manifestent suffisamment de bravoure pour défendre leur ἐλευθερίά à tout prix : le fait d’avoir donné trop d’importance, dans l’éducation des jeunes, à des récits qui rendent la mort terrifiante, peut être vu comme une des causes de cette erreur. Troisièmement, enfin, d’un point de vue moral, cette prescription recoupe l’absence de peur qui doit caractériser le philosophe face à la mort, attitude dépeinte et défendue dans le Phédon, dialogue relativement contemporain de La République et auquel il est plus pertinent de comparer cette dernière œuvre plutôt que de la comparer aux Lois.

    La frontière entre ce que la modernité distinguera sous les dénominations d’utopie pratique et d’utopie théorique n’étant pas étanche dans La République de Platon, il peut être tentant de comparer ce dialogue aux Lois afin de voir quelles propositions relèvent du pratique ou du théorique, mais c’est mal poser la question : en effet, le dialogue étant premièrement théorique d’un point de vue politique, il est plus intéressant de le prendre comme tel et de rechercher ensuite comment une cité existante peut prendre en compte cet idéal régulateur que la philosophie lui propose. Il faut aussi tenir compte du fait que la dimension pratique du dialogue s’exerce surtout à l’égard de l’âme humaine et qu’il est tout aussi intéressant de déterminer dans quelle mesure le propos de La République recoupe l’enseignement éthique dispensé à l’Académie, dont le Phédon offre un aperçu saisissant : si l’on peut parler d’utopie avant l’heure concernant La République, c’est moins au nom de cette interpénétration du théorique et du pratique, qui est également le fait de bon nombres d’utopies modernes, qu’au nom de cette interpénétration du politique et de l’éthique que la modernité a souvent tendance à oublier ; Platon n’invite nullement à faire violence à la cité pour la rendre parfaite malgré elle, comme ont pu le faire les totalitarismes modernes, mais plutôt à se faire violence à soi-même pour devenir sage et juste : ce précurseur de l’utopie qu’était Platon n’avait pas pour but ultime le meilleur des mondes mais d’abord le meilleur des hommes.



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