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  • La lettura di sé e dell'altro
    Orazio Maria Valastro (a cura di)

    M@gm@ vol.9 n.1 Gennaio-Aprile 2011

    LECTURE DE L’AUTRE, ÉCRITURE DE SOI

    Une lecture de Maïs en Grégorien d’Arnaldo Calveyra

    Mabel Franzone

    mabel.franzone@gmail.com
    Docteur en Lettres Sorbonne; CEAQ - Paris V/ CRICCAL Paris III; Professeur Univ. Nacional de Salta/ Argentine; Municipalité de Salta Service de Presse.

    El ojo que ves no es
    ojo porque tú lo veas;
    es ojo porque te ve.

    (Antonio Machado)

    Il s’agit dans cet écrit de rendre compte d’un étrange et beau livre qui, tout comme beaucoup d’autres œuvres de la littérature mondiale, ouvre chez le lecteur des espaces infinis où surgissent nos propres interrogations, en tant qu’êtres dans un Monde. En parcourant ses lignes nous-nous sommes sentis interpellés, aussi conduits en quelque sorte, à nous poser des questions sur les frontières, le temps, sur notre place dans l’histoire, sur nos vécus et nos perceptions à l’intérieur de toute la beauté du monde et de toute l’horreur du monde.

    Ce livre a comme titre Maïs en Grégorien. Récit Lyrique [1]. L’auteur est un Argentin, Arnaldo Calveyra, écrivain, poète, dramaturge, pianiste, homme à l’âme aussi belle que ses propres créations, plus connu dans son Argentine natale comme « Arnaldo Calveyra, le Poète ». Homme de la ville d’Entre Ríos (entre fleuves), il est bien l’homme entre deux fleuves. Il réside à Paris, depuis quelque 50 ans et porte toujours le souvenir de sa terre, de sa chère petite patrie. Ce livre est, quelque part, le récit et le témoignage d’un voyageur, dont le chemin est jalonné d’art, de lettres et de musique ; chemin aussi marqué de sa profonde inquiétude pour l’Amérique du Sud, des cruelles guerres vécues dans le monde et du besoin de la prise de conscience de l’humanité de l’homme. Quand Arnaldo Calveyra aborde la situation passée et actuelle de l'Argentine, transparaît chez lui une certaine tristesse. L'homme est heureux cependant : "peut-être [grâce à] cette quatrième dimension qui est la mienne. D'être là-bas et d'être ici, parce que j'ai deux continents à ma disposition". Peut-être aussi parce que sa vie tend vers cette "justice poétique" qui doit être selon lui le rôle de la poésie. Chez Arnaldo Calveyra, le poète se devine aux gestes et au regard. "Il y a des gens qui vivent d'absolu", dit-il, et il est sûrement l'un d'eux.

    Dans quel genre se registre ce livre ? Entre la prose et la poésie, inclassable pour les uns, pour les autres c’est un récit poétique autobiographique, pour Calveyra lui-même c’est un point d’arrivée, de réunion. Ici confluent le théâtre, la narration, la poésie, toutes les lignes parcourues par la littérature, amalgamés par une prose entrecoupée, presque des versets. Ces versets fonctionnent par des paragraphes indépendants, en tirés- à- part : un rythme andante qui ne sera jamais discursif, dont la texture reproduit les litanies enfantines des jeux de ronde, des expressions du langage colloquiale, un parler menu et intime qui n’entre jamais dans la parodie [2].

    Un catalogue de livres présente Maïs en Grégorien avec ces jolis mots : « Dans ce « recueil de poèmes », A. Calveyra suit le rituel de la nuit à l'abbaye de Solesmes, habite le chant grégorien et pénètre les lieux de sa mémoire. L'écriture, entre récit biblique et prose poétique, devient un état de grâce où le poète accomplit un acte rédempteur » [3]. Cette présentation synthétise notre sentiment, puisque seul un état de grâce peut produire une création touchant les profondeurs de l’être. Nous avons voulu savoir quel événement personnel avait déclenché un tel état et bien que l’auteur n’en parle pas beaucoup, avons trouvé qu’en 1962, consterné et attristé par la disparition de sa mère, Calveyra décida de passer quelques semaines à l’Abbaye de Solesmes, une des plus antiques de la France. Il prit des notes sur ses visions, ses rêveries, l’exutoire de ses angoisses. Les notes s’étaient perdues et récupérées bien de temps après, presque 30 ans. Revivant les sensations « récupérées » suite à la lecture des lignes égarées, il commença à travailler ce qui deviendrait l’œuvre finale.

    Si nous voulons traiter ce recueil de poèmes ou récit lyrique comme une autobiographie- à part la mort de la mère de Calveyra déjà mentionnée- est parce qu’il raconte l’intime : Les rêves et les songes, les désirs et les peines. Aussi parce que, d’un point de vue théorique, il y a identité entre l’auteur et le narrateur et aussi entre le narrateur et le personnage. C’est lui-même, c’est sa propre identité qui est mise en scène. En effet, l’autobiographie désigne tout texte dans lequel un individu réel a parlé de sa vie, quels que soient la fonction et le contenu du texte. Bien qu’il n’y ait point un déroulement chronologique de la vie de l’auteur dans l’œuvre, il y a des « champs autobiographiques » particuliers d’ouverts, comme la recherche des mots justes pour exprimer la densité de la rêverie, quête propre à l’auteur, expression de sa profession et de sa personnalité : "...Mettre en jeu les mots (...) c'est la seule chose qui m'intéresse" : Arnaldo Calveyra est un poète. Les mots, il les "met au travail", il les "réveille", il les aime : ce sont "des objets qui prennent vie" et qui viennent le visiter le jour, tandis qu'il marche dans les jardins publics, et la nuit, quand il dort : "les rêves, pour moi, et heureusement dit-il, sont des pédagogues, ils viennent pour me donner des mots meilleurs que ceux que j'ai trouvés la veille" [4].

    Il y a aussi une multiplication de temporalités à mesure, non de la nature, sinon de l’homme. Le tout se réfère à un temps passé et l’auteur présente comme successifs des états de simultanéité confuse. Ce passé se présente en « trompe l’œil » pour faire participer le lecteur au présent de l’écrivain, à ce présent qu’est une toute simple retraite de quelques jours dans une abbaye, mais que se déplie et se plie au rythme du grégorien. La particularité de ce récit est d’ouvrir des champs autobiographiques inhérents à la vie de l’auteur (son enfance à la ville argentine d’Entre Ríos, les souvenirs de champs de maïs) unis aux champs d’une biographie commune aux Hommes : des guerres, des injustices, la sempiternelle et cruelle chasse aux animaux. Autrement dès le début du livre s’établit ce qu’on appelle « le pacte autobiographique », l’accord passé entre l’auteur et le lecteur, pacte de sincérité et de confiance. Le lecteur sait que l’auteur ne mentira pas, et le lecteur se propose de l’écouter, de d? F?ialoguer avec, de le comprendre.

    De ce beau livre, on ne peut pas faire un résumé, peut-être seulement raconter les débuts : un homme d’Entre Ríos, assis à l’Abbaye de Solesmes écoute avec ses yeux le chant grégorien. Ce chuchotement laisse échapper des vagues de souvenirs d’ordre personnel et aussi de la mémoire collective, des vagues qui, elles, vont trouver asile dans l’oreille. L’oeuvre est attrayante et envahissante, mais de difficile compréhension. Et pourtant s’avère être un outil pour l’écriture de soi, dans un sens littéral comme dans un sens figuré, c’est-à-dire l’écriture qui nous emmène à notre propre création écrite ou encore celle qui n’a pas besoin d’une plume et qui fonctionne comme mise en question, nous obligeant à nous penser, à nous créer, à la réflexion sur le destin de l’humanité. On ne sort pas indemne de sa lecture. Maïs en Grégorien aura la vertu de nous faire voyager traversant espaces et temps depuis un seul point, l’Abbaye de Solesmes. L’intitulé de cet article « Lecture de l’autre écriture de soi » fut choisi d’abord parce que l’œuvre présente deux paramètres fondamentaux : la moralité et la beauté. Tous deux agissent comme un système de comportement qui tend à la connaissance de soi et du monde. En second lieu, parce que le seul fait de lire convoque en nous une série de phénomènes, d’ordre physique et psychique qui forcément vont déclencher d’autres processus, de vision, de réflexion. Troisièmement, parce que les poèmes font des poèmes. Des écrivains trouvent parfois l’inspiration en lisant d’autres écrivains. Ceux qui ne sont pas d’écrivains vont laisser l’œuvre les toucher jusqu’au plus profond de leur corps et de leur être. Un exemple qui nous émeut toujours est celui du beau poème écrit par Joseph Brodsky, « Définition de la Poésie », s’inspirant d’une seule phrase dite par Federico Garcia Lorca. Au chemin de sa mort - Garcia Lorca allait être fusillé- le poète avait prononcé seulement ces mots : « et pourtant le soleil se lève ». Ces simples paroles étaient de la poésie, ces simples paroles dictaient de la poésie. Brodsky écrivait : « Revoir un instant des paysages derrière les fenêtres où se penchent nos femmes, nos semblables, les poètes... / Revoir les paysages derrière les tombes de nos camarades et la neige lente qui vole quand la mort nous défie/ Une nuit de lune revoir l’ombre longue que jettent les arbres et les hommes/ Puis à l’aube voir encore la route blanche où surgit le peloton d’exécution/ Revoir enfin le soleil se lever entre les lignes étrangères des soldats. » Les vies et les morts des autres inspirent et soufflent aussi des mots, faisant sortir de nos coeurs les meilleurs poèmes.

    Nous avons voulu justifier le choix du titre de cet écrit tenant compte de notre propre expérience de la lecture de l’œuvre de Calveyra. Celle-ci est complexe, son analyse donc, s’avère complexe. Pour rendre cette lecture, -disons- « ordonnée » nous allons nous servir de l’herméneutique d’Hans Georg Gadamer, de quelques notions de Bachelard (résonance et retentissement) pour illustrer nos propos. Nous allons mettre en oeuvre la notion d’imaginal, notion introduite par Henry Corbin, pour traiter les espaces infinis, tout comme les symboles et ses structures seront analysées à la lumière des structures anthropologiques de l’imaginaire de Gilbert Durand.

    Dans un premier temps, nous allons nous référer, en toile de fond, aux notions de l’herméneutique de Gadamer pour bien expliquer ce que signifie une « rencontre » d’inconscients, phénomène auquel nous avons eu accès en lisant l’œuvre en question. Nous référons ensuite quelques théories sur la lecture, évoquées par Alberto Manguel. Après nous allons commencer l’analyse de l’œuvre en soi, analyse où nous avons choisi d’entremêler les outils pris de Bachelard, Gilbert Durand ou Corbin et de les intégrer dans d’une structure faite pour ordonner l’analyse (La Nuit Magnifiée, Le Sacrifice, Les Répétitions et Le Lecteur Interpellé), pour finir avec des conclusions dressées en deux niveaux, celles d’ordre esthétique et celles d’ordre esthétique et celles d’ordre éthique.

    1. L’herméneutique / La lecture

    Maïs en Grégorien montre la particularité d’effacer les frontières entre le monde réel et le monde de la rêverie, entre les souvenirs de la ville argentine d’Entre Ríos et la réalité de l’Abbaye de Solesmes, entre différentes périodes de l’histoire où se déroulèrent les plus grands drames de l’humanité moderne. L’effacement des limites prétend provoquer l’ouverture de portes et l’accès à un monde plein, sans frontières, un monde où l’homme peut se contempler et contempler l’humanité, les animaux, l’art, la beauté de la Terre. Il agit d’un vol, un survol fait depuis une grande hauteur d’où nous pouvons regarder le monde d’ici, du bas et le balayer à l’aide des événements. Non seulement avec un regard critique sinon avec la panoplie de sentiments et de perceptions que les faits des hommes et surtout les grands drames de l’histoire réveillent dans nos têtes et dans nos coeurs. Car, tout ce qui est « montré » dans le livre en question, correspond-t-il à des grandes guerres ou d’autres événements tragiques ayant marqué la vie de cette humanité qui est la nôtre.

    Si nous parlons de frontières, nous voulons nous référer d’abord au terrain de l’herméneutique. En effet, la philosophie des images présuppose que l’homme se met en relation avec des images ou des représentations aux sens multiples dont le sens excède les données fournies par l’expérience. Ces images sont l’objet d’une intelligence interprétative qui, élevée à une méthode spécifique de compréhension de l’homme, revêtira le nom d’herméneutique. « Frontière » suggère aussi l’idée de mouvement, car le paradigme herméneutique repose sur le double déplacement du modèle présenté et de l’interprétation, se frayant un véritable « trajet anthropologique », terme de Gilbert Durand défini comme l’échange constant existant au niveau de l’imaginaire entre les pulsions subjectives et assimilatrices et les intimations objectives émanant du milieu cosmique et social [5]. La frontière ou espace vide devrait se remplir avec la résultante de ce trajet anthropologique, de ce va et vient qui fait le lien entre le moi interprétatif et les images à élucider.

    L’identification avec une œuvre ou avec un auteur éveille deux concepts clés de l’herméneutique : le dialogue et la compréhension. L’âme de cette science réside justement en comprendre l’autre qu’est l’auteur et lui donner raison jusqu’à un certain point. Une telle attitude nous transformera à notre tour [6]. Et là siège l’âme de la lecture, l’âme de ce qui n’est pas définitif.

    L’acte de lire « des siècles et des mers » [7] a fait l’objet des diverses théories. Rien ne bouge quand on lit, à part les yeux et les mains tournant les pages, et pourtant quelque chose que le mot « texte » ne définit pas exactement se déploie, progresse, croît et s’enracine tandis qu’on lit. Au V siècle avant J.-C, Empédocle décrivait l’œil comme né de la déesse Aphrodite, qui « enveloppa un feu de membranes et d’étoffes délicates ; celles-ci le protégeaient des eaux profondes courant alentour, mais laissaient passer vers le dehors les flammes intérieures » [8]. Plus d’un siècle plus tard, Epicure imagina que ces flammes étaient faites d’atomes qui jaillissaient de la surface de tous les objets et pénétraient nos yeux et nos esprits, telle une pluie continuelle et ascendante, pour nous imprégner des qualités de chaque objet [9]. Euclide avançait la théorie contraire, selon laquelle des rayons issus de l’œil de l’observateur appréhendent les objets observés [10]. Quelques décennies plus tôt, Aristote affirmait que l’œil humain tel un caméléon, absorbait la couleur et même la forme de l’objet observé et transmettait cette information, via les humeurs oculaires, sur les toutes-puissantes entrailles, un conglomérat d’organes comprenant le cœur, le foie, les poumons, la vessie et les vaisseaux sanguins, qui exerçait son empire sur le geste et les sens [11]. Six siècles plus tard, le médecin grec Galien suggérait qu’un « esprit visuel » né dans le cerveau traversait l’œil en parcourant le nerf optique et s’en allait dans l’atmosphère. Celle-ci, dès lors capable de perception, appréhendait les qualités des objets perçus quelque fût la distance à laquelle ils pouvaient se trouver. Ces qualités étaient retransmises par l’œil jusqu’au cerveau et, par le cordon médullaire, aux nerfs commandant les sens et le mouvement. Sauf Aristote, les autres philosophes rendaient à l’observateur (lecteur) un rôle actif et la capacité de voir se trouvait profondément enracinée dans le cerveau. Au XIV siècle, le médecin italien Gentile da Foligno décréta que comprendre le fonctionnement de l’œil et de la perception était aussi essentielle à la médecine que l’apprentissage de l’alphabet l’est à la lecture [12].

    Quoi qu’il en soit la question qui demeurait irrésolue était si nous, lecteurs, nous portions le regard sur les lettres à saisir sur la page ou si c’étaient les lettres qui atteignaient nos sens ? Jusqu’aujourd’hui nous ne le savons pas avec certitude, certes il y a un ou plusieurs mécanismes physiologiques qui entrent en jeu et beaucoup estiment que la complexité de la lecture peut être aussi grande que celle de la pensée. Lire ne consiste donc pas en un processus automatique d’appréhension du texte comparable à la manière dont un papier photosensible est impressionné par la lumière, mais en un étonnant processus labyrinthique de reconstruction, commun à tous et néanmoins personnel, d’un processus génératif qui reflète la tentative disciplinée du lecteur d’élaborer un ou plusieurs sens dans le cadre des règles du langage [13]. Processus qui engage le corps entier dans la lecture « des siècles et des mers ».

    Une fois ouverts les espaces proportionnés par la lecture, qui à son tour engage tout le corps, l’herméneutique de Gadamer, c’est- à- dire une herméneutique amplificatrice du symbole [14], nous donne encore deux concepts clés qui entrent dans ce processus de lire l’autre, dans le cas présent l’autobiographie de quelqu’un. Ces concepts sont le dialogue et la compréhension. Dialogue signifie placer l’autre à son propre niveau, le traiter comme un digne interlocuteur. Pour comprendre, nous utiliserons toutes les disciplines à notre portée : linguistique, sémiotique et même une méta-philosophie, c’est- à- dire les modalités de compréhension propres à la philosophie. Il y aura alors une transdisciplinarité, mot évoquant quelque chose qui traverse et transcende, quelque chose produisant une véritable élévation de la conscience. A la lumière de ces éléments, nous pouvons tenter une relation nouvelle et différente avec les grandes voix de la tradition littéraire, philosophique et religieuse qui ont mené notre mémoire culturelle. L’attitude herméneutique devient une attitude philosophique, un choix pour analyser le monde d’une manière déterminée. Pour Gadamer, d’abord doivent intervenir dialogue et compréhension, avant de passer à une explication, c’est- à- dire, à la découverte des mots justes pour ordonner cette expérience. Cela fait, un « quelque chose », un principium ou arché apparaît intégré dans une structure, doté véritablement d’une consistance et qui peut nous servir de point de départ pour la découverte d’autres orientations. Ce processus se répète sans cesse, y compris au niveau du quotidien le plus familier. Ainsi le monde dans lequel notre expérience intervient comme un élément nouveau ébranlant ce que nous connaissions et qui se réorganise au milieu de cette commotion, devient-il un autre monde ordonné selon les lignes prédominantes d’une telle expérience. Et comme ce qui nous intéresse est ce qui est familier, il nous intéresse de « reconnaître » pour « connaître », nous pouvons nous intéresser à l’autre, le recevoir, recevoir ce qui nous est étranger, étendre et enrichir notre propre expérience avec des paramètres d’universalité et de transcendance.

    2. L’imaginaire et l'imaginal

    Si l’universalité de l’herméneutique implique d’arriver à ce qui est au début, au principium ou arché, c’est-à-dire aux fondements ou plates-formes de l’Imaginaire, il est nécessaire de couvrir la zone vide qui se présente entre l’expérience herméneutique – dont la caractéristique est la quête de sens – et le langage qui exprimera cette expérience, avec une théorie appropriée à l’Imaginaire. En fonction de la théorie choisie, cette herméneutique sera réductrice ou amplificatrice du symbole. La première tend à une démythologisation du discours ou du récit en s’efforçant de ne trouver qu’un seul sens littéral sous la forme de multiples sens secondaires. Ceux-ci sont traités comme des simples allégories, réduisant le multiple à l’unique et le sens figuré au sens propre. La deuxième, pour sa part, reconstruit les sens dénivelés et cachés d’un texte dans leur multiplicité et leur richesse pour l’actualiser dans différents domaines et moments de l’expérience humaine [15]. Ainsi agit en revalorisant la fonction médiatrice de la pensée, la vision théophanique de la Nature-Ange, l’individuation spirituelle de l’homme et la hiérohistoire de l’âme [16]. Avec ce deuxième procédé, les textes sont comparés à des êtres vivants dont on peut percevoir le corps, l’esprit et l’âme. Cette herméneutique amplificatrice suppose l’existence d’une structure complexe du sens dans les signes (langages et formes visuelles) faisant une différence entre ordre sémiotique et ordre symbolique et organisant un système de représentations adapté à un monde d’images. Celles-ci sont à leur tour mises en relation avec de complexes processus mentaux. L’ensemble de relations existant entre le Moi et ces images apparaît éclairci et lié à la vie spirituelle, ce qui en fin de compte est beaucoup plus riche que les réseaux de connexions uniquement conceptuels.

    Si l’espace imaginaire apparaît balisé de symboles, il est nécessaire de les ordonner dans une structure en facilitant l’utilisation. C’est ce que permettent les structures anthropologiques de l’imaginaire créées par Gilbert Durand. Pour ce penseur, la grammaire ou la rhétorique du discours humain est l’univers de l’image symbolique, qui condense toutes les pulsions, les désirs, les nostalgies et les projections de toute réalisation humaine, individuelle ou culturelle [17]. Cet imaginaire suit règles et configurations précises d’où surgit un structuralisme figuratif qui organise les contenus affectivo-représentatifs, par le biais de constellations, archétypes, mythes et symboles et des schémas qui dynamisent le récit ou le discours.

    Aux confins de l’image et dans l’absolu du symbole, nous trouvons l’homo religiosus. Car à la fin du chemin, tous ces problèmes de connaissance, d’herméneutiques, de symboles et d’images qui constituent l’espace imaginaire, nous les retrouverons dans les manifestations religieuses inhérentes depuis toujours à l’homo sapiens, comme preuve de l’éminente faculté de symbolisation de l’espèce. L’intelligence spirituelle découvre sa noblesse, comme l’imagination créatrice, car celle-ci permet à l’homme contemplatif d’accéder à un mundus imaginalis, au mésocosmos de l’image, monde intermédiaire où se spiritualisent les corps et où se matérialisent les esprits. Avec cette double fonction de symbolisation et de mise en espace, l’âme trouve un moyen terme, l’Ange, une image créée par l’intellect qui fait que l’être humain peut être face à face avec lui-même, son Moi, son éternel archétype. Une rencontre avec son propre inconscient.

    Si nous avons insisté en donnant des concepts clés sur l’herméneutique et sur la théorie de l’imaginaire c’est justement parce que ce petit livre nous conduit à penser à un terrain de communion auteur-lecteur, terrain agissant sur des hauteurs infinies, que nous trouvons nous appartenant aussi. Ce terrain est ce qu’un Henry Corbin ou un Gilbert Durand appellent l’Imaginal. Ce terrain est le terrain où se développe l’oeuvre de Calveyra, auteur qui touche le destin de l’Homme, l’histoire de l’Homme.

    3. Maïs en Grégorien

    3.1 La Nuit Magnifiée

    L’auteur déplie dans ce livre une profonde capacité à concilier un travail d’écriture dépouillé et la recréation la plus déconcertante qu’elle soit de la langue orale. La grammaire nous réserve bien de surprises, mais ni la raison ni le cœur perçoivent un quelconque subterfuge, au contraire, il surgit l’évidente vérité d’une langue qui est au même temps celle des rêves et aussi celle de la veille la plus attentive. La langue est audacieuse et les rêves le sont plus encore. Entre ces deux il y a un viscéral combat pour trouver les mots justes, ceux qui ne trahiront point le rêveur. Ce rêveur en question, Arnaldo Calveyra, raconte son vécu à l’Abbaye de Solesmes, là où les notes du chant grégorien vont lui permettre d’éprouver une magnifique ouverture, une nuit durant. Dans cet espace et cette nuit, l’auteur a des visions, des visions aussi belles qu’affreuses, venant-elles du fond des hommes, du fond de l’univers. Ainsi, depuis le premier paragraphe s’annonce déjà la teneur du récit lyrique :

    « Deux heures du matin. J’écoute la chanson inventée par un bègue. A cause de ce qu’elle est, de l’air, la chanson se raréfie, s’absorbe dans des voyelles tout juste venues à l’esprit, glisse entre les saintes qui s’inclinent doucement dans leurs niches en offrant le nard serré par sa main délicate. Sur toute sa longueur, sa largeur, sa hauteur, la nef de l’église est parcourue par des murmures de noms : elle murmure, écho du murmure des nouvelles. Et voici la chanson soudain intéressée, elle commence à désirer que quelque chose, quelqu’un dans l’enceinte, reste trésor caché, un jardin secret. » ( Calveyra, 2003, p. 7)

    Calveyra inverse le sens naturel des choses, du monde. C’est la chanson qui prie pour lui, c’est la chanson qui désire que l’homme, lui en occurrence, ne se dévoile point, c’est la chanson qui voudra l’homme comme un tout, comme un jardin secret. Les plans s’entrecroisent, l’espace n’a point de contours précis. Et tout commence par des vagues d’émotion qui montent et descendent, respirent et flamboient, emplissant tout le champ de vision. La voûte de l’église contient toute chose, ce tout qui, pour l’heure, deux heures du matin, nous indique un temps nocturne, un régime d’image appartenant à la Nuit magnifiée. Nous soulignons ceci, car cette nuit n’est pas l’obscurité des ténèbres du Régime diurne de Gilbert Durand, mais au contraire, une nuit peuplée de monde, de musique, des couleurs, ce qui se présente avec une viscosité du thème [18]. Le temps en soi semble suspendu, c’est un espace second, un état extraordinaire, capital, auquel l’homme est capable d’accéder et qui est plus ancien que n’importe quelle religion. Ainsi la « chanson inventée par un bègue » est le chant grégorien, terre de personne, « comment le grégorien fabrique-t-il la terre vaine grégorienne?, terre grégorienne sans âme qui vive ? Cette terre vaine, frontière, vide qui se remplira peu à peu de visions qui viennent à lui, à Arnaldo Calveyra, homme qui, conscient aussi des pulsions universelles, essaiera de gommer sa présence : «  Dans cette obscurité doivent tenir toute la terre et tout le ciel »... « Petit homme enfant, petit homme pirouette- cacahuète, pour que tu puisses devenir un recoin de l’église, s’il te plaît, reste dans le recoin de l’église.  » (Calveyra, 2003, p. 17).

    L’homme de l’Abbaye restera donc en retraite, nous livrant par le biais du grégorien qui égrène les notes, un cocktail d’images, rapide et bouleversant que nous oblige à penser à la fois à Salomé et à Jean Baptiste, aux six millions de morts dans les champs de concentration de la Seconde Guerre Mondiale, aux disparus de la dernière dictature militaire argentine et à ceux qui furent jetés vivants dans l’estuaire de Río de la Plata ; à Colomb et à son arrivée par erreur en Amérique, à la présence du moine Notker, grand artisan du grégorien ; à la lutte pour découvrir les mots, concrétiser les voyelles capables d’exprimer la profondeur du rêve ; aux visions des hommes du Néolithique chassant le renne ; aux bûcherons de la Mésopotamie argentine, au paysage de la province d’Entre Ríos ; aux champs de maïs qui s’étendent comme le grégorien transportant tout un cosmos, et toujours, la lutte de l’écrivain face à la naissance de son oeuvre qui commence par des brassées, des rafales de sentiments mêlés à d’étranges visions. Mais bientôt il nous prévient « ce récit est une vérité offerte à qui voudra se regarder en elle. Elle se succède à elle-même. Epi après épi les champs montent. » Ce miroir annoncé est l’histoire de l’homme. Histoire jalonnée de crimes, de sacrifices et d’expiations.

    « Nous venons assister au spectacle autour d’un plat incandescent et d’une danse. Et moi, homme du pays d’Entre Ríos, venu chercher une retraite silencieuse à l’abbaye de Solesmes, je m’assois dans un endroit reculé de l’église pour écouter le grégorien qui gonfle comme un champs de maïs de part et d’autre de la nef, pour atteindre les berceaux de la voûte tiédis par la lumière des cierges. J’écoute le moine à ma droite, debout contre une colonne, en quête des notes qui s’aiment. » (Calveyra, 2003, p. 9).

    Le chant grégorien égrène les notes, comme on égrène le maïs. Le rapprochement entre le végétal et le Chant Sacré marquera le début des visions qui vont peupler la nef sous la lumière scintillante et intime des cierges. « Un plat incandescent et une danse » et nous évoquons Jean le Baptiste, un des grands sacrifiés du christianisme. La première figure sacrée pénètre une ambiance déjà sacralisée. Autour tout est devenu un champ de maïs et l’auteur-personnage décline son identité dans toute sa grandeur et dans toute sa petitesse : homme d’Entre Ríos, homme que se rappelle inlassablement du maïs, végétal aimé, de « notre père le maïs », ainsi appelé par les peuples de l’Amérique du Sud. L’homme, le chant et la plante ne font qu’un, une communion où la figure de la colonne, apparentée à l’arbre dans sa symbolique, annonce un imago mundi, un hiéroglyphe, symbole de totalisation cosmique. Autant l’arbre que la colonne ou le totem figurent le devenir ; et la colonne dans le récit annonce ce qui vient : un monde autre, un univers régi par des lois différentes du réel. Ces symboles sont un complément des symboles du cycle, des rythmes de la Nature. L’ensemble se complète par la musique, puisque tout ce qui est rythmique- les répétitions suivies par une certaine cadence- introduit un schème sexuel. En effet, sont des modèles de rythme circulaire, structurés par un autre schème, celui de l’éternel retour. Le rythme traîne le rythme gynécologique, les saisons, la lune et la fécondité. Cycle lunaire et menstruel emmène une signification messianique : la production du fils et du Fils, dont le Feu est le prototype. Finalement la figure du Fils glisse vers le Sacrifice. Et dans ce petit paragraphe nous trouvons ce qui sera, d’après le structuralisme figuratif, le registre de toute l’œuvre de Calveyra : La Nuit, les enfants de la Nuit, les symboles du régime nocturne de l’image, la belle Nuit, magnifiée, la sacralisation de la Terre-Mère, la magnifique Nuit du monde, couronnée par l’immense figure de synthèse du Sacrifice.

    3.2 Le sacrifice

    Peu à peu se dessine le thème du sacrifice, grande figure qui structurera ce casse-tête. « Miroir avançant avec la mort, caché par Salomé qui surgit par derrière. Instants du regard du prophète. Caché par Salomé, miroir retourné, les yeux du prophète sont devenus aveugles, des yeux où toute image est désormais insoutenable. » Calveyra annonce la tenue de ce qui vient, Calveyra ne nous ment pas, nos propres yeux sont dorénavant les yeux des sacrifiés. Ceux-ci passent à grande vitesse et ils reviennent sans cesse.

    La tête de Jean le Prophète apparaît sur le plat incandescent et se transformera en sacrifice du maïs aux boucles blondes et à la tête ensanglantée : « Le maïs blanc simple rafle à présent... Sur le plat. L’âme rafle... Un lieu pour l’épi blond métissé!. La tête du prophète, boucles ensanglantées. » Jean et le maïs se changeront dans le sacrifice de la terre américaine unis aux « ombres… de la chasse aux morts, femmes et hommes morts entre la nuit et le petit matin » Les sacrifices s’unissent peu à peu, bientôt ils seront des millions, ils entreront apportés par le temps qui « se décroche comme les wagons de bétail d’un train lancé en pleine course …que tous les disparus, tous les gens assassinés ne sont pas tombés sous les balles ou la torture. Certains ont été précipités dans l’estuaire du Río del Plata des avions de l’Armée nationale argentine. Après quoi plus de nouvelles ou si peu. Nous avons su, grâce aux oiseaux, qu’ils avaient lavé la boue de l’estuaire avec leurs larmes » [19]. Troisième image du sacrifice et avec elle la pause selon laquelle Calveyra ne nous laisse pas seuls avec nos morts car il nous donne l’expiation des oiseaux, envoyés du ciel.

    Les péchés se multiplient et surgit un autre sacrificateur : Colomb qui se trompa à deux reprises « il n’arriva pas en Inde par l’Occident, et au lieu des épices qu’on lui avait commandées, il découvrit un champ de maïs capable de nourrir la terre entière» nous impliquant en tant que Latino-américains dans cette longue chaîne de sacrifices et de vérités. Ici la grande sacrifiée sera notre terre incarnée dans le maïs. « Sur ce ils entendirent cette histoire sans fin : Pomme de terre, cacao, maïs, manioc, patate douce, topinambour, citrouille, tomate, yapí, haricot, cacahuète, tournesol, fraise, raisin noir, framboise, ananas, goyave, avocat, anone, papaye, noix de cajou, noix du Brésil, vanille, piment de Jamaïque, chocolat, maté, guarana…, fruits et racines que l’Amérique offrit au monde. Un seul voyage suffit à Colomb [20]. La terre a été une plante coupée à la racine et personne ne le savait.» Ce sacrifice sera lavé par le maïs qui est offert sur le plat incandescent et élevé comme une hostie, comme le corps du Christ.

    « Un seul épi en tout, en tout et pour tout, elles fusent et se poursuivent. On le soulève – le chant glacé, le vent glacé – l’épi que l’on dispose sur le plat un jeu d’étincelles ... » [21]. Ce plat incandescent, les mots “étincelles” et “brûler” nous parlent d’une lumière aveuglante, d’un élément propre au Régime Diurne, le seul à sortir de la nuit pour résider dans le jour. Gilbert Durand souligne l’équivalence entre la lumière et la parole [22]. Cette équivalence se traduit par deux manifestations possibles du Verbe : l’écriture et la phonétique. En élevant cette prémisse au récit, nous voyons que la première, la parole écrite, est la lutte entreprise par l’auteur pour faire naître un livre : « Lumière de la pierre. Ecris la page. Tu travailles de gauche à droite, de haut en bas et la main se rapproche. Elle ne s’éloigne pas de l’autre main. Tu sais qu’après ton geste il n’y a rien. Après la page, qui n’a pas d’après, page sans après, il n’y a plus rien ... Travailler la forme. Tu dois être d’accord avec la forme. Ainsi la parole, homologue de la Force Divine, équivaut dans de nombreuses cultures à la lumière et à la souveraineté de « la hauteur ». Il y aurait une convergence de symboles et de signifié entre le plat incandescent, la lumière et le verbe, le tout propulsé par une dynamique ascensionnelle élevant l’esprit. Par ailleurs, l’unique symbole diurne nous permet d’arriver par un autre biais à l’image du sacrifice, laquelle appartenant au Régime Nocturne, va jouer son rôle en faisant la synthèse entre les éléments des deux régimes. La figure est importante, puisque le sacrifice est la négation de la mort para la mort même. C’est la mort acceptée, sacrificielle, ritualisée, offerte, par laquelle on vainc notre destin de simples mortels. Elle devient le pouvoir des sacrements sur la maîtrise du temps, unissant ce sens à celui déjà référé de la valeur symbolique de la colonne. Rappelons ici que cette dernière était annonciatrice d’un imago mundi, un symbole de totalisation cosmique. « Le vrai sens- pour Gilbert Durand et Maria Bonaparte- est celui de l’échange, un troque avec la divinité, un échange d’éléments contraires : la vie contre la mort. La « vue » de tous ces sacrifices aura le pouvoir de laver les crimes du pouvoir d’un ou plusieurs moments de l’histoire humaine. Ces sont des immolations dont le sens est celui de la rédemption, notre propre rédemption. Calveyra nous dresse comme responsables de l’humanité entière mais nous donne aussi la possibilité de nous laver de ses atrocités. Seulement il nous demande de prendre conscience. Cela agit telle une conjuration, conjuration qui éloignera la bestialité de l’homme.

    Seront ajoutés ensuite les six millions de morts de la Seconde Guerre et ses assassinats, les SS qui continueront leur carrière en Amérique Latine : « qui croira d’ici cent ans qu’en Europe les nazis ont gazé environ six millions de personnes ? « SS, ... corps aryen parfait, coup de talon bien frappé et plus que parfait ... après quelques années d’une brillante carrière de SS, si tout marche bien, comme ils l’espèrent lui et des millions de personnes grâce à la loi d’obédience absolue, il poursuivra une brillante carrière dans le Cône Sud. Continuité d’une race, continuité d’une idée, il semblerait que rien n’est séparé et que la continuité de la folie et de la cruauté soit le dénominateur commun au genre humain.

    D’autres crimes et d’autres sacrifices se reflèteront dans ce plat, images insinuées au début mais qui deviennent peu à peu plus concrètes et qui s’uniront peu à peu à ceux déjà nommés. Elles reviennent des milliers et des milliers de fois pour que nous ne les oublions pas. Et à la page 63 la grande recommandation à l’homme : «veillez, veillez sur le plat blanc incandescent. Il ne s’agit pas du brouillon d’un procès-verbal, ni d’un rapport de police. Il ne s’agit pas non plus du brouillon d’un poème. Procès-verbal d’un jugement qui a des chances de durer des siècles si l’on continue à faire traîner la procédure, si l’on obstine à affirmer : « moi je n’ai rien vu », « moi je ne suis au courant de rien », « moi je suis parti de chez moi  pour aller travailler et puis, après, je suis rentré chez moi ». Ce procès-verbal risque d’être sans fin, vieux comme le monde, un jour il aura l’âge du monde.» L’inventaire des sacrifices et des crimes prendra fin, le jour se lèvera sur l’Abbaye et sur le livre. Mais auparavant l’appel à la conscience de l’homme pour qu’il sorte du silence et ne se cache pas dans l’ignorance. C’est ainsi que nous découvrons que le plat incandescent est l’élément fixe de la structure et les images qui se succèdent unies par le fil du sacrifice sont l’élément mobile qui actualise et active le premier. Découvrir ce qui traverse et élève est une façon d’organiser la lecture de cette oeuvre, singulière s’il en est, riche et complexe.

    3.3 Les répétitions

    Bachelard nous parle de deux mouvements que la lecture doit sensibiliser : le mouvement de l’esprit et celui de l’âme, appelés par lui, de résonance et de retentissement. Dans le premier, nous entendons le poème, dans le second nous le faisons nôtre. Le retentissement a un caractère phénoménologique simple dans les domaines de l’imagination poétique. Il s’agit en effet, par le retentissement d’une seule image poétique, de déterminer un véritable réveil de la création poétique jusqu’à dans l’âme du lecteur. Par sa nouveauté, une image poétique met en branle toute l’activité linguistique. L’image poétique nous met à l’origine de l’être parlant [23]. Par ce retentissement et, en allant tout de suite au delà de toute psychologie ou psychanalyse, nous sentons un pouvoir poétique qui se lève naïvement en nous-mêmes. C’est après le retentissement que nous pourrons éprouver les résonances, des répercussions sentimentales, des rappels de notre passé (Bachelard, 1989, ibid.).

    Les répétitions de Maïs en Grégorien deviennent des litanies, nous avons repéré deux « centres » où l’auteur veut attirer l’attention, le premier va vers lui-même : « et moi, homme d’Entre Ríos » ; « Petit homme enfant, petit homme pirouette cacahuète » ; Le deuxième est le centre symbolique où tout se reflète : « Veillez, veillez sur le plat blanc incandescent. A cet instant on le lave dans les cuisines du ciel » ; « Veillez, veillez sur le plat incandescent ». Autant le premier nous rappelle constamment que l’œuvre est bien une autobiographie, tant l’auteur se le rappelle soi-même ; autant le second met en exergue ce plat blanc, objet qui garantit la relecture de l’histoire de l’humanité. Et là son être individuel laisse la place à un être collectif. Car toute la douleur du monde passera par ce plat.

    Nous voulons nous arrêter sur le plat incandescent et son rôle. Nous- nous heurtons à une image redondante dont la présence nous empêche d’avancer. Lorsque l’on travaille avec la méthode de l’imaginaire, la répétition est le décideur du rôle clé de ladite image. Il s’agit d’un plat incandescent qui apparaîtra avec une danseuse puis remplira le rôle de miroir-reflet, de vide qui se remplit de tout ce qui se produit. Tout ce qui est reflet- dit Bachelard- sert à montrer. Et en effet ce petit symbole est capable de contenir la logique du récit, car c’est par lui que passeront tant les figures inhérentes à notre histoire d’hommes, que les autres, ayant trait à la vie personnelle de l’auteur. Le rôle du plat incandescent est celui de cohésion et de tensegrité [24] car il maintient le tout en tension et en intégrité. Avec cette figure énigmatique, nous avons senti que, comme disait le poète français Pierre-Jean Jouve, la poésie est « une âme qui inaugure une forme ». Et là, l’âme du poète Calveyra, au- delà des mots, inaugure le plat blanc comme « la » forme, l’endroit où tous les visiteurs des songes nocturnes viennent abreuver, c’est la forme du poète et du poème, c’est la forme circulaire du récit, et le cercle est la forme la plus achevée. Bachelard (1989, p.212) nous parle de la « phénoménologie du rond » le signalant comme un paramètre de concentration, qui organisera les autres images en leur donnant une unité. Georges Poulet nous dit que ces formes circulaires servent de principe de structure à tous les esprits. Et Gilbert Durand appelle ce type de formes, capables d’organiser et structurer un récit, les images-archétypes, celles où le mythe va chercher l’arsenal symbolique, le langage, le récit [25]. Ainsi le plat revient sans arrêt, toute l’œuvre durant, il revient, il résonne et il retentit. Le fil unissant les figures qui se reflètent peu à peu sur l’objet archétype est bien la grande figure de synthèse de sacrifice.

    Il faut dire que déjà le chant grégorien est en soi une répétition qui va rythmer le récit, et que le maïs se laisse égrener tout comme on compte les perles d’un collier, comme quand on touche un chapelet pour répéter nos oraisons nocturnes. Par les figures offertes, le maïs et le chant, ce livre est destiné à avoir des images de répétition qui fonctionnent comme une structure. Néanmoins il y a les autres celles qui disent beaucoup « petit homme du pays d’entre fleuves, pour devenir un recoin de l’église, reste dans le recoin de l’église » ; ou « ce récit est une vérité offerte à qui voudra se regarder en elle. Elle se succède à elle-même. Epi après épi les champs montent. » Ou cette autre encore : « C’est mourir. Mourir à chaque fois. Tomber, être morte. Et puis toujours l’autre, cette mort qui arrive, mort derrière cette porte qui bat. » ou celles qui traduisent toujours l’inquiétude de la forme, la quête des mots qui s’aiment.

    3.4 Le lecteur interpellé

    La douleur des images « vues » effleure le lecteur, celui-ci est constamment interpellé, sollicité, au même temps que l’auteur s’interroge : « Qui sont ces hommes en habit de deuil, la bouche ouverte ? Que veut dire cette image ? ... Nomme les seuils des portes que tu regardes, un sésame à la fois. Et lorsque tu les nommes, un par un, veille à ce que ton poignet ne tremble pas. » ... «  A présent que le chuchotement de la page antérieure semble avoir cessé, ciels errants sans feuilles ni bouquet retenez votre souffle, personnes et personnages, allez au lit, il est tard pour tout le monde, abandonnez cette page, sortez-en. » Travail incessant et difficile celui de discerner le sens des images, de la présence des morts, des portes entr’ouvertes, d’un au-delà puissant et présent qui désire se manifester à tout prix. Un mort (la propre mère de l’auteur) est venu avec son cortège, mais que ce cortège s’avère être la Terre entière. La douleur de la perte de la mère se multiplie dans la douleur du monde, douleur caché dans les plis et les replis de l’âme, de nos propres âmes qui savent si bien garder les malheurs du monde, tous les crimes du monde.

    Nous- nous demandons si la véritable interpellation faite au lecteur-individu n’est celle du rappel de la mort, de notre propre mort. En effet, il y a un éveil du pouvoir multiforme de la mort. Ces sacrifiés, apparus sur le plat blanc et incandescent ces gens tués par le pouvoir en place d’un moment historique et d’une géographie donnée, nous appellent et nous rappellent. On tue pour conjurer sa propre mort, nous dit Louis-Vincent Thomas et la responsabilité que nous faisons notre devant les innombrables crimes, fait de ces morts des sacrifiés qui opèrent au niveau de fantasmes. Les effacer de notre conscience équivaut à les tuer une seconde fois, donc, nous le prenons en charge, et conjurons ainsi notre mort. Néanmoins l’effroi des injustices commises, ajouté aux visions des défunts, ne peut que nous approcher de notre fin. Le supplice potentialise l’angoisse et le sentiment d’injustice. Le cortège de morts, de fantasmes, nous met face à l’inéluctable : la culpabilité et la mort.

    En général nous éloignons la mort, autant elle n’est pas là, n’existe pas. Mais le poète a l’intuition que quelque chose d’extraordinaire est en jeu. Il a l’intuition très certaine qu’il existe un facteur ineffable, imposant en raison de sa simplicité, qui détermine notre destin. Finalement ce plat blanc incandescent nous a obligé à regarder la mort en face, le sacrifice en face, et les deux son des synthèses de la vie. Nous- nous sommes penchés pour regarder dans ce plat, mais, lui aussi a regardé profondément en nous.

    4. Conclusions

    Notre objectif était de pouvoir analyser cette oeuvre de Calveyra en tenant compte de certains paramètres de l’âme de l’herméneutique, le dialogue, la compréhension et l’explication. Le dialogue avec l’auteur s’est établi en écoutant ses voix, toutes ses voix. La compréhension s’est faite dans une rencontre d’inconscients, sur un chemin qui nous unit à l’écrivain et à notre histoire d’hommes et de Latino-américains. Il est apparu une figure qui dans l’œuvre était principale : le plat blanc incandescent. Il s’est établi aussi en recherchant quelque chose de primordial qui unifie son oeuvre, une image structurante. Cette image nous l’avons expliquée en prenant en compte les prémisses de Gilbert Durand et de ses Structures Anthropologiques de l’Imaginaire, qui traitent du sacrifice comme image synthétisant les nombreux éléments appartenant aux régimes des images. Nous n’avons pas voulu plonger plus avant dans l’explication de ces structures afin de ne pas allonger de manière inconvenante l’analyse. Le lecteur trouvera les références nécessaires dans la bibliographie s’il trouve intérêt à aller plus loin dans cette méthode.

    Calveyra nous met en question, malgré tout. Et cette expression relève un déchirement : « tout » nous remet au pouvoir des conditions historiques, conditions contre lesquelles nous n’arrivons pas à obtenir des réponses. « Malgré » signifie le peu de résistance pouvant-nous opposer à ce pouvoir par la force du singulier. C’est comme un rayon de lumière éclaircissant le ciel quand tout nous semble perdu. Et cela mérite un hommage minimum : Que l’on s’incline un moment à penser sur les risques du silence. De savoir tout ce que nous savons nous supprime toute consolation, mais ne signifie nullement ne pas considérer ces sacrifices. C’est notre héritage en tant qu’êtres humains, même si cet héritage n’a pas été précédé par un quelconque testament. C’est un héritage pur et simplement gratuit. Et même si des milliers d’années nous séparent des scènes évoquées, la fonction éthique de la littérature et le pouvoir merveilleux des images littéraires font en sorte que les périodes de l ‘histoire viennent à nous dans une forme spiralée, les années unies en filigrane. Certainement sont des figures qui se sont éveillées et réveillées une et mille fois, néanmoins c’est dans le moment de la lecture et de la compréhension qu’elles nous mettent en question et nous interpellent.

    A chaque figure analysée correspondait une rédemption : le maïs, les larmes, les oraisons des saintes. La rédemption agit en tant que sublimation nécessaire, sublimation où nous allons trouver les valeurs esthétiques fondamentales à toute activité psychique normale. Ainsi le thème du sacrifice est bien le pilier qui maintient toute une structure extrêmement compliquée, avec beaucoup d’éléments différents, en tension et en mouvement. Cette figure non seulement intègre le tout sinon qu’elle traverse le récit, devenant l’image transcendantale, celle qui proportionne une structure métaphysique à la totalité. Les images imaginées sont davantage des sublimations des archétypes que de reproductions de la réalité. Le maïs est un archétype, le Chant Grégorien est la première voyelle prononcée par un bègue et les sacrifices sont toujours des immolations du Christ, même les larmes des oiseaux sont la sublimation de l’élément eau.

    Calveyra a su assembler et mêler pensées, sentiments et natures qui sont bien éloignés les uns des autres. Il a su poser les choses à niveau égal et se poser lui-même comme acteur sans se montrer de manière spectaculaire. L’homme d’Entre Ríos, pays situé entre deux fleuves, utilise les métaphores du champ de maïs et du grégorien comme éléments mobiles d’une structure, pour se montrer lui-même à l’intérieur de notre histoire humaine.  Histoire dont il nous fait les acteurs. La construction du livre est par ailleurs originale et novatrice. D’où sa fonction de réanimer la littérature et le langage, tout en interpellant aussi nos consciences. Est-ce de cette interpellation que Calveyra peut, dans un plan ultime, contribuer à l’écriture de soi. Nous l’avons dit, cette écriture de soi pouvons la comprendre comme de l’écriture stricto sensu, comme récréation sur papier ou comme une prise de conscience des malheurs du monde et du silence qu’entoure ces crimes. Où nous nous situons ? De quel côté sommes-nous ? Voilà les questions posées par l’auteur. Les vers d’Antonio Machado mis en exergue au début de cet article l’annonçaient bien : un œil n’est pas un œil parce que nous le voyons, sinon il est un œil parce qu’il nous regarde.

    Notes

    1] Actes Sud. Paris. 2003. 122 pages. Traduit par Anne Picard.
    2] Entretien avec Arnaldo Calveyra. Réalisé par Juan Alonso. Journal El Ciudadano de Rosario, Argentine.
    3] Catalogue de La Rue des Livres.
    4] Ibidem.
    5] Gilbert Durand. Les Structures Anthropologiques de l’Imaginaire. Ed. Dunod. Paris. 1984. p. 38.
    6] Dieter Misgeld, Grame Nicholson. Hans George Gadamer on Education, Poetry and History Applied Hermeneutics. Suny Press. Albany. 1991. p. 152.
    7] Cette phrase appartient à Alberto Manguel. Une Histoire de la Lecture. Actes Sud. Paris. 1988. P. 44.
    8] Empédocle, fragment 84DK, cité par Alberto Manguel. Ibidem.
    9] Epicure. Lettre à Hérodote, in Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres. Cité in Ibidem. p. 45.
    10] Ibid.
    11] Aristote. De Anima. Cité in Ibidem.
    12] Medieval and Early Renaissance Medicine. Cité in Ibidem.
    13] Dr. C. Wittrock. Merlin. Cité in Ibidem. pp 56-57.
    14] En fonction à la théorie choisie, l’herméneutique sera réductrice ou amplificatrice du symbole. La première tend à une démythologisation ou démythification du discours, s’efforçant de ne trouver qu’un seul sens littéral sous la forme de multiples sens secondaires. Ceux-ci sont traités comme des simples allégories, réduisant le multiple à l’unique et le sens figuré au sens propre.
    15] Jean-Jacques Wunenburger. Philosophie des Images. PUF. Paris. 1997. p. 80.
    16] Dariush Shayegan. “Les quatre mouvements descendants et ascendants de l’esprit” in Les Voies de la Connaissance. Colloque de Tsukuba. Albin Michel/ France Culture. Paris. 1986. p. 39.
    17] La Galaxie de l’Imaginaire. Berg International. Paris. 1980. p. 259.
    18] Viscosité : terme utilisé par Gilbert Durand, pour signifier ce qui se manifeste uni et réuni, sans la séparation propre au régime diurne de l’image.
    19] Ibidem. p. 20.
    20] Ibidem. p. 53.
    21] Ibidem. p. 45.
    22] Gilbert Durand. Les Structures Anthropologiques…Op. Cit. p. 385.
    23] Gaston Bachelard. La Poétique de l’Espace. Quadrige PUF. Paris, 1989. p. 7.
    24] Tensegrité est un terme venant de l’architecture désignant le principe capable de maintenir en équilibre des constructions difficiles comme le dôme ou la voûte. Transposé aux sciences sociales est une métaphore qui sert à figurer plusieurs éléments tenus en équilibre, en tension intégrale.
    25] Georges Poulet. Les Métamorphoses du Cercle. Champs Flammarion. Paris. 1979. p. 9. Gilbert Durand. Figures Mythiques et Visages de l’Ouvre. L’Ile Verte. Berg International. Paris. 1979. p.

    Bibliographie

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    Catalogue de La Rue des Livres
    La Galaxie de l’Imaginaire. Dérive autour de l’œuvre de Gilbert Durand. Sous la dir. de Michel Maffesoli. Berg International. Paris. 1980. 260 pp.
    Manguel, Alberto. Une Histoire de la Lecture. Actes Sud. Paris. 1988. 428 pp.
    Poulet, Georges. Les Métamorphoses du Cercle. Champs Flammarion. Paris. 1979. 528 pp.
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    Wunenburger, Jean-Jacques. Philosophie des Images. PUF. Paris. 1997. 321 pp.


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