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  • Scritture di sé in sofferenza
    Orazio Maria Valastro (a cura di)

    M@gm@ vol.8 n.1 Gennaio-Aprile 2010

    MALADIE ET INTROSPECTION DANS LES LETTRES FAMILIÈRES D’ETIENNE PASQUIER


    Antoinette Gimaret

    antoinettegimaret@yahoo.fr
    Docteur Lettres modernes; Thèse (2004) "Extraordinaire et ordinaire des Croix, les représentations du corps souffrant, 1580-1650", à paraitre chez Champion; Rattachée à l'EA 174 "Formes et idées de la Renaissance aux Lumières" (Paris 3).

    A la fin de la Renaissance, la valorisation d’une certaine “privauté” favorise la mise en discours des choses du corps et le récit de soi. Au lendemain des guerres de religion, la paix civile promue par l’Édit de Nantes trace de nouvelles frontières entre privé et public [1], fracture qui rend possible l’existence d’un espace décroché de tout bien public, où chacun est incité à cultiver des vertus privées. Cela explique la multiplication des indices de privatisation et le choix de certains de se mettre à l’écart et de faire retraite [2]. L’épistolaire participe pleinement de ces indices de privatisation, en particulier la “lettre familière” à laquelle s’essaient alors la plupart des hommes de lettres, sur le modèle des Epistolae familiares de Cicéron [3]. De style simple, s’adressant aux proches, elle permet l’improvisation, les ruptures de ton, suppose la présence d’anecdotes quotidiennes. Un “je” singulier y parle en son nom propre, dans un but introspectif. La correspondance d’Etienne Pasquier, magistrat et homme de lettres [4], révèle ce lien entre épistolarité et instrospection mais souligne aussi la coïncidence entre maladie et introspection. D’une ampleur et d’une variété remarquables [5], elle est à même en effet d’illustrer comment, à la fin du XVIe siècle, le discours sur la souffrance corporelle parvient à s’émanciper des lectures dévotes pour se recentrer sur l’exploration d’une intimité dont la douleur serait l’épicentre. Déclinée en nuances, en “états”, la souffrance y devient le support possible d’une écriture “domestique et privée” dans laquelle Pasquier, exploitant l’héritage montaignien, parvient à une conscience de soi inédite.

    Faire “profession de solitude”

    C’est par une réflexion sur le genre de la lettre familière que Pasquier ouvre son recueil. Dans la lettre inaugurale à Loisel, il se fait le promoteur de ce genre nouveau: la lettre familière doit faire partie intégrante de la littérature nationale, même si sa familiarité peut rendre réticents les doctes. «J’entreprens véritablement de publier mes Epistres, sujet non accoustumé à la France. […] Dès l’entrée un chacun, lisant le titre, comme trop bas le vilipendera à l’instant. Non que je ne sçache bien que toutes autres nations qui ont fait profession de bien dire, n’ayent grandement approuvé ceste façon d’exposer au public les lettres que les gens de marque s’entr’escrivoyent privément.» [6]

    Il se justifie aussi du fait d’écrire en français: la lettre familière, parce qu’écrite en langue vulgaire, participe d’un régime d’attention à soi, à son mode d’expression le plus intime [7]. Pasquier inscrit donc explicitement sa correspondance dans le registre du privé qui s’accompagne d’une posture de retrait par rapport aux affaires publiques: Pasquier valorise l’attachement prioritaire à soi et l’entretien avec soi-même. Dans une lettre à Sève, il élabore ainsi un parallélisme entre vendanges de la vigne et vendanges de l’esprit. «Ne pensez pas que je sois à moy, je suis voué à mes vendanges, mais non telles que les communes, dont je laisse le mesnagement à ma femme. Depuis que je suis arrivé en ma maison du Chastelet, je me suis confiné en ma chambre avec un contentement plus grand de la cueillette que je fais que de la pleine vinee que je voys estre en ce pays. […] Ma femme n’a encore fait qu’une moitié de son mesnage; ses vins sont aux cuves, sur le point d’estre pressurez, les miens cuvent dans ma teste ; je crains seulement que je ne m’en enyvre, tant est le plaisir doux que je prends à nourrir icy mes pensées.» [8]

    Cet éloge de la vie retirée est constant dans la correspondance [9], Pasquier affirmant vouloir faire “profession de solitude” [10] contre tout autre devoir d’Etat. Ainsi dans la lettre 6, livre XXI. «Depuis que je me suis banny de l’ambition et avarice pour espouser une vie coye et solitaire dedans ma maison, vous ne sçauriez assez estimer quel plaisir j’ay de me faire perpétuelle compagnie à part-moy, et quel fruit et contentement j’en rapporte. Par ailleurs, il affirme, contre ses détracteurs, ne chercher dans l’écriture des lettres que le contentement de soi-même. À l’un desplaira le seul titre […]. Cestuy, que je discours des matieres non convenables à missives […] Encontre tous ces controoleurs, je n’ay d’autres armes pour me parer, sinon de leur dire en un mot : mes amis, je n’ay entrepris de vous contenter tous en général, ains uns et autres en particulier, et par spécial moy mesme.» [11]

    L’épistolier, réfugié dans l’intimité familiale, est un “moi” ayant rompu avec toute identification imaginaire au public. Certes, cette retraite est avant tout une posture, l’importance des lettres à teneur politique en témoigne. Si Pasquier n’est pas un ermite indifférent aux malheurs publics [12], la thématique de la retraite soulignerait plutôt la nécessité de faire le deuil, en des temps troublés, d’une éloquence devenue dangereuse ou incertaine, comme l’illustre la lettre 2, livre II, intitulée “S’il est bon de coucher par lettres quelques beaux discours”. «Que sçaurions nous maintenant faire parmy ces tumultes qui voguent par la France sinon […] feuilleter et refeuilleter nos papiers? Nos plumes nous servent de glaives, toutefois glaives de telle trempe que nous sommes au temps qui court bien empeschez de sçavoir de quelle sorte les affiler.» Dans la lettre familière, c’est précisément la grande Histoire qui est délaissée pour un temps au profit des petites histoires du moi.

    Or ces petites histoires du moi relatent essentiellement des anecdotes de santé. Le modèle de la lettre familière rend en effet licite le fait de parler de soi et de sa santé, selon le principe de Possevin qui définit la lettre familière “in qua amicum facimus certiorem de rebus, quae nobis male, aut bene acciderunt” [13], comme le lieu d’une certaine liberté de ton. A partir du moment où un individu veut évoquer son privé corporel, sans souci apparent d’exemplarité, les règles de civilité le contraignent à se situer explicitement dans un registre du particulier. La lettre, dès lors qu’elle est définie comme “familière”, autoriserait ce récit. La maladie a justement pour corollaire la retraite et l’écoute de soi; elle en est à la fois la cause et l’alibi. Ainsi dans la lettre 9, livre XIX à Loisel, “Sur la maladie et les nouvelles habitudes qu’elle entraîne”, l’épistolier malade trouve en sa retraite imposée l’occasion d’une solitude féconde pour l’esprit et une indépendance commode par rapport à l’actualité.

    «Vous sçavez qu’il y a trois ans passez que je me suis banny de toutes affaires publiques […]. De sorte qu’estant maintenant reduit à ma chambre, voici l’économie que j’y garde. J’ay d’un costé mes livres, ma plume et mes pensers; d’un autre un bon feu […] Ainsi me dorelotant de corps et d’esprit, je fay de mon estude une estuve, et de mon estuve une estude. […] Je ne suis visité, doncques non discommodé de mes estudes, doncques non destourné de mes meilleures pensees.»

    La maladie comme expérience de soi

    La posture de solitude, que la maladie favorise, permet donc un repli sur soi, une attention accrue portée aux expériences privées. Par là, elle octroie à la voix épistolaire une tonalité autobiographique. Ambroise Paré soulignait déjà, en homme de science, comment la présence à soi était nécessaire dans toute réflexion sur la douleur, comme condition indispensable à sa perception [14]. L’attention à soi implique ici l’attention à son propre corps et à ce que la souffrance peut révéler de l’individu et de son histoire. Dès le début du recueil, les lettres sont décrites comme “un tableau général de tous [ses] aages” où il retranscrira les variations du moi, son inscription dans le temps. La maladie, parce qu’elle est une expérience singulière, participe de ce mode autobiographique. Historiographe intime du moi, elle est un moyen de se saisir dans la durée. Étienne Pasquier en fait le support d’une écriture qui privilégie le déchiffrement de soi, s’attarde aux manifestations d’un habitus nouveau qu’impose la maladie. Dans la lettre XIX, 9  à Loisel, intitulée “Sur la maladie et les nouvelles habitudes qu’elle entraîne”, Pasquier décrit le passage de la contrainte extérieure, imposée par la maladie, à une acceptation intime de ce qu’elle est. Ici, la lettre devient l’occasion d’une réflexion sur les rapports de la douleur à l’habitude et la transformation par l’habitude du jugement personnel sur les biens et les maux. La maladie modifie les rythmes du corps et les habitudes quotidiennes, impose au moi une nouvelle “économie”.

    «Maintenant recognois-je en moy n’y avoir plus grande tyrannie au monde pour faire trouver les choses bonnes ou mauvaises que l’accoustumance; si vous me demandez pourquoy, je le vous diray. À l’issue de ma maladie, mon médecin prenant congé de moy, me remonstra que j'avais deux grands ennemis à combattre : la saison de l'hiver en laquelle estions ; et l'ancienneté de mon aage, qui m’accompagneroit jusques à la mort ; partant me conseillait de garder la chambre afin de ne plus garder le lict. […] reprenant peu à peu mes forces, et m’estant enfin fortifié tout à faict, je commençay de faire le procez au medecin, et paraventure à moy-mesme: “Quoy, sera-t-il dit que je feray de ma maison ma prison? […] maintenant que je suis, graces à Dieu, plein de forces de corps et d’esprit, pourquoy me banniray-je des compaignies? Me chatouillant de ceste façon pour rire, je me voulois lascher la bride et vous visiter, comme aussi mes autres amis, quand mon fils de Bussi et sa femme, qui font leur résidence avec moy, me voyants en ces alteres m’assaillirent brusquement pour m’en destourner.»

    L’histoire de cette convalescence, anecdotique, s’enrichit pourtant d’une valeur démonstrative: elle raconte la conversion d’une contrainte extérieure en inclination intérieure, “opération” imperceptible par laquelle l’épistolier prend conscience de son vieillissement et d’une nouvelle fragilité qu’il doit apprendre désormais à faire sienne. Le goût pour la solitude, imposé par la douleur, devient un tempérament du moi, quelque chose de choisi: le prisonnier par nécessité est devenu un misanthrope par nature. En faisant l’apprentissage de la souffrance, Pasquier en fait un état qui le définit, c’est-à-dire la désignation exacte, pour un temps, de ce qu’il est.

    «Me voyant combattu d’une si juste colere, je fus contraint d'obéir non seulement au médecin ains à mes enfants. Médecine du commencement, non moins amère à mon esprit que celle du corps à la bouche. Mais entendez quelle opération elle a faite en moi [...]. Chose qui du commencement me fut de difficile digestion, mais enfin l’accoustumance me la fit trouver très douce. Et comme d’une longue coustume on faict ordinairement une loy aussi, m’entrerent plusieurs raisons en la teste pour me persuader que ce m’estoit une belle chose que de n’estre poinct visité. Voylà […] comme l’accoustumance m’a faict tourner en nature la solitude, que je craignois auparavant sur toute chose.»

    La maladie permet par ailleurs à l’épistolier de nourrir un goût déjà prononcé pour les anecdotes particulières. Le récit des maux du corps participe de ce qu’il appelle ces “histoires de moy” [15], à même de faire comprendre à ses destinataires son être singulier. La lettre 1 livre XXI illustre bien cette importance de l’anecdote particulière relative aux maux du corps. Pasquier, qui doit y raconter comment il fut amené à plaider contre les Jésuites, commence par narrer comment, revenant avec sa femme de ses vendanges en Brie, il est victime d’une orgie de champignons. Il s’agit d’un récit circonstancié, complaisant envers les détails relatifs aux excrétions intimes et aux phénomènes hallucinatoires.

    «De cette desbauche de gueule, le malheur tomba particulierement sur moy: car trois jours après, ayans pris congé de nostre hoste, je fus sur les chemins assailly d’une forte fievre, que je supportay au moins mal qu’il me fut possible jusques en ma maison, où m’estant alicté, le médecin m’ordonna une rhubarbe pour le lendemain matin; […] Cette medecine reposa dedans moy environ un quart d’heure ou environ, laquelle je vomy et me sembloit lors, voyant les personnes, qu’elles avoient les testes grosses comme des bœufs. Advient sur les six heures du soir que ce qui m’estoit resté de la médecine dedans le corps ayant faict son opération, je demande d’aller à la selle. J’y suis mis, et de bonheur pour moy je vuiday une infinité de champignons tels que je les avois mangez. Et adonc me revint l’esprit et la veue disant à ma femme et aux miens : loué soit Dieu, auparavant je vos mescognoissois tous, maintenant que j’ay vuidé ce meschant poison je vous rescoignois. Et sur cette parole, remis au lit, au lieu d’une fievre chaude qui m’avoit affligé, j’entre en une continue qui me dura cinq sepmaines entieres ...» [16]

    Peu de Jésuites dans cette histoire …“À quel propos tout cecy?” commente lui-même l’épistolier. C’est que la maladie, loin de relever de l’anecdote, participe, à l’égal des autres, des événements notables de “ceste [sienne] histoire.” La description de son “estat” forme un tout, dans lequel les aléas corporels et professionnels sont indivisibles. Il est essentiel à Pasquier de se raconter particulièrement, dans la santé et dans la maladie.

    On peut noter de ce fait son rapport ambigu à la médecine : s’il reconnaît la qualité de cet art, il déplore, comme Montaigne, le fait que la médecine ne s’intéresse pas assez au particulier, ce qui oblige l’individu lui-même à se scruter d’assez près pour être son propre médecin. La narration épistolaire est ainsi ponctuée par la description et l’interprétation des souffrances qui assaillent le corps.

    «M’estant par expres retiré pendant les vacations de la ville de Paris en ma maison du Chastelet, après neuf ou dix jours avec mes livres, je me suis trouvé assailly d'un flux de ventre fort aigu que je n’oze encores appeler disenterie, mal que je crois m’estre advenu d’une crudité d’estomach […]. L’humeur est ascre et picquant et pour ceste cause, peccant, qui exerce en moi de grandes et extraordinaires espraintes. Toutefois je me sens graces à Dieu sans fiebvre et inquietude de membres.» [17]

    Le surgissement de la maladie facilite une attention à soi qui fait du corps un nouveau champ d’investigation pour la plume et pour l’esprit, dans les limites imposées par la médecine elle-même [18]. Par ailleurs, la mauvaise santé chronique lui sert de révélateur aux particularités de son comportement, l’incite à déterminer ses goûts et ses penchants.

    «J'ai une appréhension prompte et vifve, et pour ceste cause je suis fort facile à esmouvoir, joint que j'abhorre naturellement les médicaments, voire que la seule appréhension opère quelquefois en moi autant qu'aux autres la prise.» [19]

    Dans cette façon personnelle de parler du mal vécu, la lettre élabore une herméneutique qui fait du corps malade le lieu d'une réflexion sur soi. A contrario, la médecine a le défaut d’être une science dogmatique, trop éloignée parfois des expériences singulières. D’où le reproche formulé dans la lettre 16, livre XIX: il est, selon l’épistolier, indispensable au médecin de “philosopher sur la façon de son malade”, c’est-à-dire d’être attentif à sa singularité.

    «De faire entree dedans une chambre, et issue tout aussitost, et ordonner sa medicine sur le maniement du poux, monstre et ostention de la langue alteree […] tout cela ne me peut contenter. […] Pour avoir certaine adresse sur la nature du patient, il faudroit avoir mangé (comme on disoit anciennement d’un amy) un muys de sel avec luy.»

    Par la suite, le récit de la maladie de son ami Pibrac sert à mettre en avant une science de “l’instinct” en matière de santé, valorisée aux dépens du dogmatisme des médecins.

    «Marry que les medecins me sembloient par leurs deliberations faire alte en un péril si eminent que cestuy, il me va souvenir qu’un monsieur Boyer, advocat, mien voisin, estant tombé en pareil accessoire de maladie où les médecins sembloient avoir perdu leur latin, -luy convié de son instinct avoit par la malvoisie retrouvé sa santé, et qu’ainsy me l’avoit-il conté. Adonc j’envoye par toute la ville en chercher et […] je choisis, au goust de ma langue, celle que je pensois la meilleure. Et sans faire autre consultation qu’avec moy, j’en fis prendre à ce pauvre malade.»

    C’est ici l’expérimentation singulière qui prime et assure la guérison. On voit donc que, dans la correspondance de Pasquier, la maladie et la souffrance qu’elle véhicule deviennent une occasion de parler de soi, de faire connaître ses humeurs mais aussi de valoriser l’expérience personnelle sur les savoirs acquis.

    Le refus des modèles héroïques

    Ce souci de valoriser la douleur comme expérience justifie de parler d’elle pour ce qu’elle révèle de l’individu dans sa singularité, attitude que ne dicte pas la seule interprétation religieuse. En effet, pas de place accordée chez Pasquier aux considérations morales et religieuses. La maladie n’est pas l’occasion d’une conversion aux choses de Dieu mais opère plutôt une conversion à soi. Elle aurait une valeur reconnue d’introspection [20], à mettre en rapport avec le développement, à la fin du siècle, d’une privatisation des représentations qui va de pair avec la volonté d’échapper aux codifications exemplaires, aux souffrances dites admirables [21]. Alors que le spectacle du corps à l’agonie est, dans la pastorale tridentine, extrêmement exemplarisé, le regard de l’épistolier cherche à individualiser cette représentation. Il est amené à s’interroger, dans son particulier, sur sa douleur, en en faisant un événement du moi valorisé comme tel.

    Pasquier élabore donc un discours qui pose la question du rapport entre l’individu et sa souffrance, un individu qui se refuse à enrichir cette expérience douloureuse d’une vertu autre que la connaissance de soi. La souffrance n’est pas un indice révélateur du péché ni le critère de valeurs spirituelles et morales. Elle est une expérience du moi qui encourage la valorisation d’une sagesse humble. L’épistolier renvoie ainsi les philosophes stoïciens à leur “sottise”.

    «Ne pensez que je soye du nombre de ces sots philosophes qui par leur doctrine vouloient planter l’impassibilité au milieu de nous, car en ce faisant, au lieu de l’impassibilité je planterois l’impossibilité.» [22]

    Refusant des modèles de vertu impossibles à atteindre [23]. Le stoïcisme est une philosophie facile à tenir en l’absence de toute douleur. Dans le cas contraire, la souffrance du corps s’impose comme une évidence: il est impossible de la mettre à l’écart, de la négliger comme simple opinion.

    «Si je voye une longue et désespérée maladie en nos corps, ou une mendicité logee dedans nos maisons, je demeure court et fais halte ; mais ostées ces extremitez, je soutiens qu’il n’y a point de pauvreté entre nous sinon celle qui provient de nos folles et vaines imaginations.»

    De même, il est impossible d’espérer avoir la paix de l’esprit dans les tourments du corps car les deux vont de pair. Dans la lettre 8, livre XV, l’épistolier fait ainsi profession de monisme.

    «Estant composé de corps et d’esprit qui ont, selon les loix de vos medecins, de grandes correspondances, aussi donne-je ordre de les faire fraterniser ensemblement. […] Sur cette proposition, je bastis toutes mes actions.»

    Contre les modèles extrêmes, Pasquier fait profession de mesure et propose une sagesse de la cohabitation heureuse entre âme et corps [24]. La souffrance est à accueillir comme un phénomène naturel du vivant, il n’est pas bon de l’occulter, ni de la rechercher délibérément. Cette sagesse corporelle de l’expérience implique donc une franchise du regard et la reconnaissance de la maladie comme “chose réelle”, sans fuite dans l’imaginaire. La voix du corps rappelle la vertu à l’ordre et l’empêche de se dissiper dans des considérations morales fondées sur une conception de la vertu totalement inaccessible dans la pratique. Si l’expérience de la souffrance est une école d’humilité, son but est moins la reconnaissance de son statut de pécheur face à un Dieu qui châtie et pardonne, que l’acquisition d’une sagesse, dans la reconnaissance en soi de sa dignité et de sa fragilité d’homme.

    Souffrance et autodérision

    C’est davantage dans l’autodérision que Pasquier va chercher des accommodements à la vieillesse et à la souffrance. Sa jouissance est de transfigurer, dans l’énergie narrative, un malaise qu’il se refuse à transfigurer de toute autre manière. En effet, seul le rire sur soi permet l’apprentissage d’une sage lucidité [25], dans un jeu métaphorique qui souligne constamment la décrépitude du corps [26]: l’expérience de la souffrance ne doit avoir pour corollaire que la reconnaissance, par l’homme de lettres, de sa part humaine et souffrante. Par ailleurs, Pasquier aime jouer avec les références littéraires, la littérature antique étant souvent convoquée pour décrire une scène de souffrance toute prosaïque, ainsi dans cette lettre à Loisel.

    «Estant maintenant reduit à ma chambre, voici l’économie que j’y garde. J’ay d’un costé mes livres, ma plume et mes pensers; d’un autre un bon feu tel que pouvoit souhaiter Martial, quand entre les felicitez humaines il y mettoit ces deux mots: Focus perrenis. Ainsi me dorelotant de corps et d’esprit, je fay de mon estude une estuve, et de mon estuve une estude.»

    Aux jeux de mots (paronomase estuve / estude) s’ajoutent les citations latines, favorisant, dans le choix du burlesque, à la fois la complicité intellectuelle et le rire sur soi. Mais ces images du corps perclus visent aussi à peindre un portrait de soi comme homme de lettres et permettent en retour la valorisation de la singularité comme richesse esthétique [27]. À partir du moment où il décide de la publication de sa correspondance privée, Pasquier détermine aussi son identité de plume, faisant participer de ce fait la maladie d’un travail identitaire. Parler de sa douleur équivaut à se rendre attentif à la singularité rencontrée en soi. Mais, dans le même temps, cette privauté se publie : la lettre familière apparaît comme un champ d’expérimentation dans lequel Pasquier peut parler publiquement de son privé. La maladie favorise, dans cette perspective, un jeu de parallélisme entre les productions de l’esprit et les aléas du corps. Déjà Érasme, dans sa correspondance, ironisait sur sa gravelle en mettant en parallèle la fécondité de son esprit et la formation des pierres dans la vessie dont il fait le signe d’une autre fertilité. La maladie ne relève pas seulement de l’introspection: elle participe d’une tension entre intimité (la maladie, petite histoire du moi) et la publicité (la renommée littéraire). Dans une lettre à Mademoiselle du Lys [28], Pasquier brosse son autoportrait sous forme de sonnet.

    «Tu m’as donc veu, bel esprit de la France […]
    Mais qu’as-tu veu? celuy qui vit en transe,
    Qui dans Paris a fait profession
    D’estre un Hermite, ainçoins un Ixion
    Las, affaissé, qui roule et ne s’avance.
    Brief me voyant, tu vois d’un mesme pas,
    L’homme qui vit, et vivant ne vit pas
    Atténué de sa longue vieillesse,
    Pour me porter le baston je portois …»

    On a ici un autoportrait sans complaisance dans lequel le corps perclus, loin d’être dissimulé, s’enrichit en fait d’une fama littéraire (Pasquier est un autre “Ixion”, apparenté donc aux suppliciés de la mythologie). Ce qui est plus significatif encore est le fait que Pasquier cite ensuite la réponse de la demoiselle, second sonnet qui reprend l’image du vieillard, mais modulée justement par la renommée de l’homme de lettres.

    «Pasquier, sage Nestor, vous estes parvenu
    A un aage où chacun est désireux d’attaindre […]
    Ne vous plaignez donc plus, que rien ne vous irrite
    Si dans ce grand Paris vivez comme un Hermite,
    S’il vous faut pour marcher dans la chambre un baston.
    Vostre chambre est l’accueil des filles de Memoire,
    Vous estes leur Phebus, leur support et leur gloire,
    Vostre baston les regle, et leur baille le ton.»

    Mademoiselle du Lys oppose, à Ixion le supplicié, Phébus Apollon Dieu de la poésie, le bâton de vieillesse étant devenu celui qui rythme le jeu des Muses. La description des maux du corps donne à Pasquier la possibilité de jouer avec l’image qu’il veut donner de lui-même, dans le monde littéraire de son époque.

    Dans l’exploration de cette correspondance, nous voyons donc comment, à la fin de la Renaissance, discourir de sa douleur constitue pour l’individu particulier une alternative au discours dévot majoritaire, dans la mesure où cette écriture de la douleur favorise une exploration du moi privé dans la singularité et l’irréductible évidence de ses sensations de plaisirs et de douleur. Le discours de la maladie permet à Pasquier de mettre en valeur à la fois un nouvel impératif de connaissance de soi et un plaisir inédit de se raconter.

    Notes

    1] Voir l’ouvrage d’Olivier Christin, La Paix de religion, l’autonomisation de la raison politique au XVIe siècle, Paris, Seuil, 1997.
    2] Voir Bernard Beugnot, Le Discours de la retraite au XVIIe siècle, Paris, PUF, 1996.
    3] Imprimées en latin en 1467, puis traduites en français au milieu du siècle (éditions multiples : 1542, 1554, 1561, 1585).
    4] Voir Paul Bouteiller, Recherches sur la vie et la carrière d’Etienne Pasquier, historien et humaniste du XVIe siècle, ISI, 1989.
    5] L’édition posthume chez Laurent Sonnius (1619) rassemble 22 livres de lettres, ce qui équivaut environ à 800 pages.
    6] Première édition des Lettres, Paris, Abel l’Angelier, 1586. L’édition la plus complète est l’édition posthume de 1619. Nous donnerons ici, pour chaque lettre, son numéro ainsi que le livre dans lequel elle se situe dans cette dernière édition.
    7] “Escrivant en mon vulgaire, pour le moins escris-je au langage auquel j’ay esté alaicté dès la mammelle de ma mère”.
    8] Livre IX, lettre 11.
    9] Dans la lettre 8, livre XV: “Je vi en un repos d’esprit, non embarrassé d’affaires, non controolé d’autre que de moy.”
    10] Dans la lettre 4, livre 22 “A Messire Achilles de Harlay”: “Puisque contre l’opinion des vostres, vous estes fermé à la solitude, il me plaist, estant dès piéça maistre passé en ceste profession, de vous gouverner à bon escient sur ce subject.”
    11] Lettre X, 12 à Monsieur Loisel.
    12] Voir la lettre 6, livre XII: “Il déplore la calamité du temps, et en descrit les miseres”: “A ce que je voy, les affaires de nostre France sont disposees à une guerre Civile; Et par consequent à la ruine generale de nous tous […] O miserable spectacle!”
    13] “De arte conscribendi epistolas”, Livre XVIII, Biblioteca selecta de ratione studiorum [Rome, 1593], Coloniae Agrippinae, apud Ioannem Gymnicum, 1607, cap. X.
    14] “Il faut qu’il se fasse appréhension de ladite altération ou solution de continuité: autrement, si l’on aperçoit point les causes de la douleur, nonobstant la sensibilité de la partie, douleur ne sera point”, Ambroise Paré, Vingt-cinquième livre des médicaments, chap. 19 (“Des médicamens anodins”).
    15] “Il me plaist sur ce discours vous raconter une histoire de moy”, lettre XIX 16, (“A Monsieur Tournebus”).
    16] Livre XXI, lettre 1 (“Discours de l’autheur sur ce qui le rendit fameux Advocat”).
    17] Livre IX, lettre 13 (“À Monsieur Seve, docteur en medecine”).
    18] Dans la même lettre: “Je me fusse volontiers de moy mesme ordonné une reubarbe, que nous apprenons dans voz livres, avoir une vertu restraignante, et néanmoins expulsive des malignes humeurs : mais tout ainsi que noz loix civiles nous prohibent d’estre Juges et parties en nos causes, aussi les vostres de medecine defendent de n’estre le Medecin et le malade tout ensemble.”
    19] Idem.
    20] Dans cette culture de l’introspection, l’influence du néo-stoïcisme renaissant est indéniable, qui invite à faire une sévère distinction entre ce qui dépend de soi et ce qui n’en dépend pas, ce qui favorise une concentration du sujet sur les vrais biens intérieurs. Voir Léonie Zanta, La Renaissance du stoïcisme au XVIe siècle, Paris, Champion, 1914; Jacqueline Lagrée, Juste Lipse, la restauration du stoïcisme, Paris, Vrin, 1994 ; Le Stoïcisme aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Albin Michel 1999.
    21] Montaigne: “Je me contente d’une mort recueillie en soy, quiete et solitaire, toute mienne, convenable à ma vie privée et retirée”, Essai III, 9. On peut noter aussi le rôle joué par Érasme et le regard qu’il porte dans sa correspondance, sur son corps malade comme corpusculum singulare, Jean-Pierre Vanden Branden, “Le corpusculum d’Érasme”, Actes du colloque international Érasme, Genève, Droz, 1990, p. 215-231.
    22] Livre XVIII, 3 (“À Monsieur de Beaurin”).
    23] Dans la même lettre, à partir d’une réflexion sur la vanité, il souligne que l’erreur de l’homme est de se fixer des modèles de vertu inatteignables: “C’est une maladie générale qui semble estre incurable, et dont nous sommes les seuls instruments. […] Nous nous rendons misérables nous mesmes […] Qui ne peult ce qu’il veut, il faut qu’il veuille ce qu’il peut.”
    24] D’ailleurs Pasquier paraît opposé à tout ce qui s’apparente au zèle religieux. Adversaire de la Ligue aux temps des guerres, il se situe du côté des Politiques et refuse de confondre dévotion, fanatisme et amour excessif des souffrances. D’où, dans la lettre 13, Livre XXII, cette critique sévère de la Ligue: “Hommes et femmes font processions en chemise, reçoivent leur Createur tous les dimanches, se trouvent au service divin depuis le matin jusques au soir, […] n’ayant autre Foy et Religion dans leurs ames, que la passion, non de Jésus Christ, ains la leur.”
    25] Lettre 22, livre IV: “ je commenceray maintenant de me mocquer de moy.”
    26] Métaphore du corps fêlé (“je suis un corps fellé, qu’il faut conserver pour durer”, lettre 6, Livre XX), du Chartreux (“Encore que je sois un autre Chartreux dedans ma maison, si ne le suis-je tout à fait pour n’avoir comme luy, voüé le silence avec la solitude”, lettre 4, livre XXII A Messire Achilles de Harlay).
    27] Voir Jean Lecointe, L’Idéal et la différence. La perception de la personnalité littéraire à la Renaissance, Genève, Droz, 1993.
    28] Lettre 6, livre XXII.


    Collana Quaderni M@GM@


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    M@gm@ ISSN 1721-9809
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