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  • Écritures de soi en souffrance
    Orazio Maria Valastro (sous la direction de)

    M@gm@ vol.8 n.1 Janvier-Avril 2010

    LES FEMMES ET LE POUVOIR PAR L’ÉCRITURE DANS TROIS ROMANS DE RACHID BOUDJEDRA (La Répudiation, Le Démantèlement et La Pluie)



    Yassin Karim Ben Khamsa

    olfa_mbk@yahoo.fr
    Enseignant chercheur à L’Institut Supérieur des Sciences Humaines de Tunis (Tunis El Manar) en Tunisie; Spécialiste du XVIIIème siècle, en particulier Voltaire; Titulaire d’une Thèse de Doctorat intitulée: Figures du fanatisme dans l’œuvre de Voltaire (1761-1765), soutenue le 16 octobre 2006 à l’Ecole Normale Supérieure de Paris.

    L’archétype de la femme écrivain s’inscrit dans le projet boudjedrien de reconquérir le pouvoir par une écriture profondément humaine et féminine. Ainsi, la mystique du corps de la femme vient s’inscrire dans une entreprise de déstructuration de mythes dépassés aux valeurs morales rétrogrades. Cette même mystique renoue avec une tradition qui valorise la femme en tant que sujet séducteur et détenteur du verbe poétique et actualise son rôle dans l’histoire et le devenir de son peuple.

    Boudjedra a donné au corps une dimension qui lui a manqué jusque-là dans les textes algériens. Par ce biais, il a pu réintroduire la femme algérienne, la femme arabe comme un élément subversif dans la société parce qu’un élément méprisé, bafoué, rejeté, en même temps qu’il est le lieu même de la fascination. L’œuvre de Boudjedra s’inscrit consciemment contre le discours dominant caractérisant, non seulement la société algérienne, mais aussi le monde arabo-musulman dans son ensemble, dans son entreprise d’oppression de la femme. Dans cette mesure, la femme s’oppose simultanément au discours politique du pouvoir officiel et aux valeurs rétrogrades de la société.

    Nous retrouvons également dans la littérature arabe et maghrébine un certain nombre de femmes écrivains telles que Assia Djebar, Nina Bouraoui, Ahlem Mosteghanemi etc., qui ont excellé dans l’expression de leur différence non seulement dans la dénonciation de la situation de la femme mais aussi dans la manière d’imposer la vision érotique de la femme par rapport à l’homme de sorte qu’elles ont introduit une certaine forme d’écriture féminine spécifique tout à fait contemporaine, anticonformiste et subversive. L’œuvre de Boudjedra écrit la longue marche de l’acquisition du signe par les femmes. Dans un univers où le livre et l’écrit sont une valeur fondatrice la disputant aux hommes, les femmes s’emparent de l’écriture et affirment leur liberté. Elles s’affirment d’abord, par la valorisation sur le plan narratif, ensuite et surtout, au moment où elles prennent elles-mêmes le texte en charge par l’accès à la parole et au signe entrant de la sorte dans leur propre histoire.

    Notre analyse sera consacrée au personnage féminin comme porteur de renouveau dans le processus narratif boudjedrien puisque la femme, de personnage secondaire devient progressivement personnage central du récit et par la suite, actant principal du discours romanesque: par la voie de deux femmes incarnées par Selma dans Le Démantèlement, et le médecin gynécologue dans La Pluie. Ces deux personnages féminins, par le dynamisme de leurs paroles, reflètent les pulsions de leur inconscient et dévoilent les tabous qui entravent leurs libertés.

    A travers une intensité de sentiments et la vitalité de l’écriture qui s’exprime dans un langage de l’abject, empreint d’autodérision et de lucidité, ces femmes éprouvent une angoisse existentielle à l’idée de se peindre, de se dire et de s’écrire. Ainsi, la dénonciation de ces personnages boudjedriens vise la léthargie de la société algérienne qui se cantonne dans des principes rétrogrades qui enfreignent son évolution et sa modernité.

    Notre travail consistera dans le questionnement du projet idéologique fondamental de Rachid Boudjedra, par rapport à la question de la condition des femmes dans le champ socioculturel de l’Algérie contemporaine, à travers une analyse enrichissante qui réconcilie les approches du discours et les approches thématiques, particulièrement à travers Le Démantèlement et La Pluie.

    Cette étude comportera une réflexion portant sur l’évolution et l’importance grandissante de l’instance narrative féminine chez Rachid Boudjedra dans une démarche comparative dans trois de ses romans (La Répudiation, Le Démantèlement, et La Pluie) où la femme en tant que personnage et narratrice est omniprésente et occupe une place prépondérante.

    1. Une nouvelle instance narrative féminine

    Le texte boudjedrien fonctionne comme une recherche archéologique à partir d’analyses, de comparaisons et d’interprétations nouvelles du passé collectif mais procède également d’une démarche qui pousse l’écrivain à donner la parole aux femmes se faisant ainsi leur écho. Cette entreprise multiforme, si elle prend des aspects différents, procède d’un même souci de compréhension et de dévoilement dans l’acte d’écriture.

    Cependant, le changement notable dans le discours boudjedrien réside dans la mise en scène et la prise de parole des personnages féminins. L’affirmation de la parole féminine se fait par un renversement de l’image de la femme et par une critique du discours, de la représentation et de la sexualité masculines qui donnent lieu à une féminisation de l’écriture boudjedrienne comme l’a nommé Hafid Gafaïti et dont l’expression la plus explicite a été l’écriture de La Pluie.

    Si dans les premiers romans boudjedriens, tels que La Répudiation, La Macération et L’Insolation, les femmes apparaissent comme essentiellement dominées dans la société patriarcale et dévalorisées dans la narration, exprimant un discours critique de cette même société, communiquant l’idée inhérente de la contestation faite aux femmes et ce à travers les voix des narrateurs et non des personnages féminins eux-mêmes, les œuvres ultérieures, illustrent un renversement presque total de cette représentation.

    Ces productions plus récentes apparaissent comme des textes où la condition féminine est non seulement défendue mais également écrite dans un sens où les femmes acquièrent une dimension fondamentale, marquant de manière significative la production boudjedrienne. De la sorte, à l’ambivalence de La Répudiation succède la clarté du Démantèlement ainsi que la force et la vision conséquente de La Pluie, permettant la production d’un personnage féminin nouveau. La narratrice dans ce dernier roman maudit sa féminité; il y a chez elle une protestation sociale et politique ainsi qu’une révolte ontologique contre le biologique dans lequel la femme se trouverait prisonnière, saignée et maudite.

    L’horreur du féminin dont la femme serait censée faire elle-même l’expérience relève d’un certain cheminement psychologique et intellectuel. Cette horreur correspond à une horreur du masculin. De la sorte, Boudjedra veut écrire une histoire humaine, «charnelle», et c’est pour cette raison qu’il refuse l’acception du corps humain comme corps «sécrétionnel, et sexué». Dans La Pluie, il s’agit pour la femme de se concevoir autre, en dépassant l’horreur, la culpabilité et le scandale inhérent à la textualisation de la sexualité. L’écriture est la seule catharsis qui produit et purifie en même temps de l’abject par les menstrues et les pleurs de la narratrice.

    Curieusement, la femme et l’écriture sont intimement liées dans un projet commun pour l’intégrité de la personne. Ne sont-elles pas toutes deux par rapport aux idéologies majoritaires et dans le contexte musulman des œuvres de Boudjedra «une mise en question ou un véritable scandale» [1], dans la mesure où elles veulent dire l’une et l’autre ce que les institutions en place, soutenues par les hommes, s’emploient efficacement à taire?

    De la même manière que la femme qui conquiert sans cesse le droit à la parole, le romancier algérien défend une parole critique envisagée comme force de progrès et tout simplement de survie. Le personnage féminin et l’écriture ont donc le même rôle déstabilisateur, de lutte contre l’oppression et contre les croyances venimeuses.

    Si le narrateur homme est confronté à ses propos, la femme comme narratrice fait face en plus de cela à la transgression fondamentale que représente le seul fait d’écrire, de prendre la parole. Pour elle, écrire, c’est le faire contre quelque chose, contre les autres, contre l’homme en particulier, arrachant de la sorte les mots à la règle sociale.

    La femme est coupable du seul fait de s’exprimer. Néanmoins, l’écriture s’impose pour elle non seulement comme pratique intellectuelle mais aussi comme découverte du monde, d’une vie autre, une sorte de voie royale pour elle, allant à la rencontre de son destin vers un monde refusé et presque insoupçonné. C’est donc par l’écriture que la femme entre dans l’Histoire et par elle qu’elle se fonde comme sujet. Cette écriture est la jonction entre l’individuel et le collectif que la femme investira pour être l’interprète de son histoire et de celles de toutes les femmes. Cette double réalité articule la difficulté à laquelle se trouve confrontée la femme narratrice qui décide de raconter sa vie. L’écriture investie par la femme apparaît comme une rupture avec les normes mais également comme un instrument lui permettant de renouer avec le passé afin de renouveler sa filiation avec les autres femmes, tels que sa mère, et leur donner voix.

    C’est une affirmation de soi et un combat sourd et secret mais réel et décisif pour la femme, allant à la rencontre de son propre destin. Dans ce sens, l’écriture est l’espace de la violence qui renvoie à la violence de l’Histoire et qui se traduit par une usurpation et une possession des signes. Cette perspective de lecture que véhiculent les romans boudjedriens est articulée autour du deuil de la mère et forme la révolte des personnages féminins bien que basée sur une relation binaire d’amour et de haine à l’encontre des valeurs patriarcales de tradition féodale qui se heurtent aux valeurs humaines dont la mère est porteuse. Cet aspect fondamental se retrouve dans toute l’œuvre de Boudjedra. Le refus de l’aliénation des femmes par une prise de position contestataire de la domination de l’individu est une constante de la production boudjedrienne de plus en plus élaborée conceptuellement et esthétiquement, appelant les femmes à la prise en charge de leur discours en tant que sujets de l’Histoire et de l’écriture.

    La genèse de ce nouveau type de personnage féminin, en tant que manifestation significative de la transformation du texte et du discours, a été inaugurée par Messaouda dans Les 1001 Années de la nostalgie, roman dont la qualité carnavalesque, mythique et utopique projette un personnage positif et truculent qui met en scène l’histoire refoulée des femmes dans la civilisation arabe moderne.

    Ce texte, comme entreprise littéraire et idéologique, est une lecture parodique des pouvoirs arabes et une exploration de l’identité arabo-islamique au centre de laquelle la femme occupe une place primordiale. Le personnage de Messaouda exprime la révolte de la femme qui vit la violence comme une atteinte à son être, qui prend conscience de la domination dont elle est l’objet et de son arbitraire. Ceci va permettre l’important passage de la soumission à la nomination et de la nomination à la révolte.

    Le pouvoir de nommer devient un acte opérant la transcendance du singulier à l’universel. Messaouda ne se conçoit plus seulement comme un être particulier, elle associe son destin à celui des femmes. Elle met ainsi le doigt sur le noyau de l’oppression. L’introduction de Messaouda, personnage féminin positif et valorisé dans la production boudjedrienne, préfigure l’avènement de Selma, l’héroïne du Démantèlement ainsi que la narratrice de La Pluie, emblèmes de la nouvelle femme arabe en tant qu’articulation décisive de l’évolution de la vision et de la production de Boudjedra d’une part et comme personnages transformant la représentation féminine dans le champ littéraire maghrébin d’autre part. Selma devient une voleuse de langue et la narratrice de La Pluie opère ce que l’on pourrait appeler une prise d’écriture.

    L’œuvre de Boudjedra est une affirmation de la voix des femmes par l’importance de cette thématique et des personnages féminins dans le déploiement romanesque, mais également, de la parole féminine comme mode d’énonciation: «La femme devient porteuse d’une violence subversive qui s’exprime ouvertement comme dans Le Démantèlement ou sur le mode d’une résistance ferme comme dans La Pluie.» [2]

    A travers la critique sociale, s’esquisse une évolution de l’image féminine; victime et soumise dans les premiers romans, la femme possède les moyens de sa propre défense dans Les 1001 Années de la nostalgie. Selma dans Le Démantèlement incarne une jeune femme moderne qui s’est affranchie de tous les tabous, pesant sur les jeunes femmes de sa génération.

    2. Une vision rétrograde de la femme

    Ce qui caractérise La Répudiation, c’est la présentation purement masculine des personnages féminins. C’est dire également qu’il n’y a pas d’expression directe de ces mêmes personnages au sein du discours de ce récit. Les personnages masculins et féminins ne sont ni définis par eux-mêmes ni les uns par rapports aux autres. Nous en avons une vision et une perspective univoques qui sont prises en charge par une parole masculine seulement, que ce soient les personnages masculins dans ce roman ou le narrateur du récit.

    Les personnages féminins sont particulièrement vus à travers leurs corps. Ils ne sont jamais présentés en tant qu’entités, ils n’existent qu’en tant que mère, maîtresse, sœur, cousine, objet sexuel ou organe reproducteur. Que cette situation soit due à leur statut dans la société patriarcale n’est qu’une partie de l’explication.

    A titre d’exemple, dans La Répudiation, même Céline, l’amante française du personnage-narrateur, la seule femme à avoir une activité sociale valorisée, une certaine autonomie par le travail et une liberté de mouvement et d’expression, ne fait pas exception par rapport aux autres femmes dans ce roman. Certes, elle n’est jamais décrite dans son cadre personnel, elle n’est appréhendée en tant que personnage que par rapport à Rachid son amant; de ce fait, elle n’existe que comme amante et confidente. Par contre les autres personnages féminins de ce même roman apparaissent effacés dans la société patriarcale et dévalorisés dans le processus de la narration. En effet, ce récit se fait à travers une parole, un corps et un regard masculins. Le discours général de ce roman met en exergue la domination des hommes dans cette communauté féodale. Les femmes sont confinées dans les tâches domestiques, ce qui ne leur permet pas de réaliser leur autonomie et de ce fait, elles restent dépendantes des hommes de leur entourage.

    Ce roman exprime la dénonciation de la domination et de l’aliénation des femmes dans la société patriarcale. Cette domination transparaît à plusieurs niveaux simultanément. Nous la percevons dans la présentation de la dépendance économique et les autres dimensions qui lui sont associées telles que la place des femmes dans la société, l’espace dans lequel elles évoluent, l’éducation des filles, la situation dans le mariage et la quasi inexistence d’une vie sexuelle. Dans ce sens, les femmes sont élevées dans l’esprit de l’omnipotence de l’homme et de la soumission à ses désirs. L’accent est mis sur l’idée que la femme n’est jamais adulte et que sa dépendance est liée au fait que la culture lui est fermée par sa situation objective ainsi que par l’idéologie religieuse et la morale traditionnelle qui lui est imposée. Même si certaines mentalités et certaines pratiques changent, il est à noter qu’elles ne remettent pas fondamentalement en question l’attitude et les visées de la majorité des hommes qui restent constants et unis afin de perpétuer la domination et l’oppression des femmes.

    De cette manière, le mariage est considéré comme la continuation et l’approfondissement de l’asservissement qui préexiste dans le giron familial. Cette institution qu’est le mariage est un arrangement établi par les parents pour des raisons financières. Par voie de conséquence, il n’implique aucune réciprocité et constitue avant tout un acte social qui délimite la fonction de la femme à un objet sexuel et un agent reproducteur. A ce propos la sexualité se présente pour elle comme un devoir, un mal nécessaire. C’est une expérience dont la femme est ontologiquement exclue, sauf si elle est liée à la violence ou à l’indifférence. De plus, le fait que la femme puisse être répudiée sans aucune forme de procès, exprime avec éloquence l’insécurité totale et l’arbitraire auxquels elle est soumise, dans un monde fait principalement pour l’homme: «Elles rentraient dans leurs alcôves, où on n’allait pas tarder à les assassiner à petits coups d’indifférence.» [3]

    La mère dans ce même roman devient la victime des érotomanies du père et subit avec une douloureuse passivité la répudiation comme un mal qui rentre dans les habitudes perverses d’une communauté ancrée dans des lois féodales. De même que dans La Pluie, l’écrivain présente la mère de la narratrice comme une femme opprimée, c’est une victime qui doit payer son tribut en signe de soumission aux arrêts sociaux.

    Les femmes dans La Répudiation restent ainsi sous l’emprise du patriarche et riche commerçant qui les isole du monde extérieur dans sa maison-prison. De cette manière, la conscience de la femme est articulée autour de l’omnipotence de l’homme et de la complète soumission à ses désirs, partant du fait qu’elle n’est jamais adulte et que sa soi-disant immaturité la prive de l’accès à la culture de par sa nature biologique de sujet procréateur. L’auteur algérien dénonce la dichotomie qui caractérise le statut de la femme algérienne, d’abord en tant que corps reproducteur, ensuite comme objet de plaisir.

    Dans ce sens, toute vie sexuelle équilibrée lui est déniée. Seul l’époux jouit, la femme ne peut refuser de donner son corps, que d’ailleurs, elle ne possède malheureusement pas. Ce statut peu enviable est favorisé par l’idéologie religieuse et les institutions sociales telles que la famille et le mariage. Si au début du roman la mère est perçue comme la voix qui à la fois dénonce le père et la répression des femmes; par la suite, elle est décrite sous les traits d’une personne faible, irresponsable et soumise. La mère assume ainsi des connotations dramatiques tout à fait élégiaques, et le père quant à lui se présente comme une figure redoutable et méchante. La nouvelle de sa répudiation tombe comme un couperet. Le narrateur pénètre dans l’âme et le corps meurtris de sa mère: «Aucune révolte! Aucune soumission. Aucun droit. Aucune ivresse. Aucune réflexion.» [4]

    Le remariage du père est vécu par la mère comme un supplice, d’autant plus qu’elle est reléguée aux cuisines telle une servante. Mais que peut une femme? Sinon réintégrer les rangs, se taire et souffrir en silence. Dans ce sens, les femmes sont caractérisées par leur passivité dans un monde dominé par l’homme, paraissant irréelles comme des personnages sans consistance et sans expression, des ombres sans voix, ayant pour seul monde l’univers des femmes entre elles et leurs non-dits.

    Caractéristique encore plus frappante, la mère et toutes les femmes dans ce roman sont vues et jugées à travers leur corps dans une dimension dépréciative et dégradante, à la limite du pathologique surtout au niveau de la sexualité. Cette sexualité féminine est tout à la fois convoitée, crainte et rejetée par l’homme. Celui-ci se retrouve fragile et démuni face à sa force obscure et intarissable. Dès lors, le corps de la femme est associé au péché et à la mort inspirant mépris et rejet. Dans ce même ordre d’idées, la métaphore du sang à partir de laquelle Boudjedra élabore son écriture ne constitue en fait que la trace visible de l’intensité des images pulsionnelles. En effet, la métaphore du sang féminin qui envahit l’univers scripturaire boudjedrien permet à l’auteur de refouler la dualité de la figure maternelle.

    A travers les toutes premières expériences des personnages masculins de La Répudiation, les femmes sont perçues dans leurs formes rondes et par les odeurs qu’elles exhalent. Ainsi, la perception de l’odeur du lait est récurrente chez le narrateur enfant et si elle est attribuée à sa naïveté et sa peur, face au mystère de l’Autre, cette attitude se retrouve chez le narrateur adulte de façon dominante et révèle une vision qui frôle le pathologique: «… mais la chaude mamelle minable me rappela, avec son téton dur et bleuâtre, le pis des chèvres qu’il m’était arrivé de voir traire dans les fermes de mon père.» [5]

    De plus, le corps de la femme est considéré comme repoussant et il cause une réaction morbide qui résulte en un rejet et une accusation de la sexualité. En effet, le sexe féminin est synonyme d’obscurité, de laideur, de crainte et de répulsion pour le narrateur. De la sorte, l’entité sexuelle de la femme est tout à la fois convoitée, crainte, recherchée et honnie. C’est une source obscure et intarissable qui attire l’homme pour l’engloutir et le perdre et dont il faut se prémunir à cause de l’insécurité, de la haine et de la violence qu’elle suscite.

    L’autre élément qui est rattaché à cette identité sexuelle se trouve être le sang qui marque la fragilité et la faiblesse de la sexualité féminine et qui révèle l’obsession maladive et morbide du narrateur à l’égard du sang menstruel, illustrant son caractère névrotique, piégé depuis l’enfance par le mystère et la violence de l’univers intime des femmes. Cet univers est appréhendé par la compassion pour les femmes, considérées comme des individus fragiles, démunis et atteints d’un mal incurable et qu’il faut assister et protéger. Sauf que cette attitude est vite rattrapée par l’angoisse du narrateur-personnage qui amorce une séparation avec le monde des femmes synonyme de mort et dont il faut éviter la fréquentation de peur d’une quelconque contamination. Les femmes sont ainsi prises pour responsables de leur nature faible et pécheresse dont nous ne pouvons attendre ni force ni soutien. Le mystère et la compassion dont elles faisaient l’objet se métamorphosent en mépris et en rejet.

    Dans ce sens, la vision qui est donnée des femmes et le discours du récit à leur propos sont faits à travers un regard, un corps, une parole et une mentalité uniquement masculines. De sorte que quand ces femmes sont présentées dans le roman avec une accumulation de détails et de descriptions, elles ne le sont que pour refléter ce qui se passe dans l’esprit et l’attitude des hommes. A titre d’exemple pour argumenter ce point de vue, les parents du narrateur de La Répudiation ne forment pas un couple à proprement parler. Ils se côtoient dans un espace physique commun, sans pour autant vivre ensemble, chacun évolue dans un monde parallèle à celui de l’autre. Leur relation est caractérisée d’une part par l’ignorance l’un de l’autre et d’autre part par un rapport strictement utilitaire: l’homme subvient aux besoins de son épouse qui à son tour est à son service, s’occupe des enfants et des tâches ménagères.

    Dans ce contexte, la sexualité est vécue sur le mode de l’instrumentalisation de la femme. De ce fait, la rencontre est celle de deux corps qui sont étrangers l’un à l’autre. Le contact avec le père du narrateur est ressenti par la mère comme une double violence: la violence de l’homme impose un acte vécu comme une oppression et la violence de la femme sur elle-même dans la mesure où sa soumission au devoir conjugal implique l’objectivation de son propre corps. Cette indifférence réciproque évolue significativement dans l’épreuve de la défloration qui renforce l’opposition fondamentale et met en œuvre la violence multiple liant les deux personnages. L’acte sexuel est vécu comme un viol de l’intégrité physique et personnelle de la mère dont la résignation se transforme en révolte silencieuse.

    Les parenthèses qui encadrent le passage où le père annonce à son épouse sa répudiation ne dévoilent pas seulement le nœud de cette histoire familiale mais montre le conflit interne de l’auteur à l’origine de la production de son texte. Par le biais de ce moyen typographique, le texte dévoile et refoule en même temps le représentant du désir qui préside au déploiement de l’univers boudjedrien. La répudiation de la mère jette le narrateur Rachid dans une situation indépassable. Face à cette déchirure, il est ballotté entre la révolte et la rancune, une compassion lucide et une accusation qui dominent son attitude. Mais le narrateur fils est tout de même révolté de la situation vécue par sa mère, livrée au pouvoir arbitraire de l’homme, n’ayant ni les moyens ni la force d’agir. Révolté, le fils l’est également contre sa mère qui, devant le spectacle décevant de sa vie, n’oppose pas de résistance et reste figée dans une peur et une paralysie qu’il lui reproche sans concessions: «Elle se déleste dans les mots comme elle peut et cherche la fuite dans le vertige; mais rien n’arrive.(…) lâcheté surtout.» [6]

    Le personnage-narrateur semble saisir dans son intégralité la dimension et la véritable signification du drame de la mère. Nous en avons pour preuve le passage qui vient à la suite de l’annonce de la répudiation de sa mère, pendant que le père imperturbable poursuit paisiblement et avec plaisir son déjeuner, la mère, immobile dans son impuissance, incertaine de son avenir pose machinalement son regard sur une mouche prise dans le suc épais d’un morceau de melon posé sur la table. L’insecte s’agite avec insistance pour se libérer, mais l’épouse répudiée sait qu’elle ne s’échappera pas et que la mort l’attend inévitablement.

    La métaphore de la mouche est frappante et significative, dans le sens où elle exprime mieux que toutes les souffrances et toutes les protestations la situation de la femme répudiée. A travers l’exemple de la mouche, élément crédible et vraisemblable mais également dérisoire, à l’image de la vie de l’épouse et femme dépouillée de sa dignité et condamnée à contempler sa déchéance, l’agitation de l’animal nous renvoie à l’état d’esprit de cette femme; ainsi, l’analogie est comprise et justifiée. Face à la vision de son anéantissement, la mère du narrateur cherche à se sauver en vain. Elle promène son regard terrifié sur ses pieds nus, sur le carrelage, sur la table basse, sur les cuivres, dans la pièce et à l’extérieur: «Les hommes ont tous les droits, entre autres celui de répudier leurs femmes. Les mouches continuent d’escalader les vitres! … Raideur. Sinuosités dans la tête. Elle reste seule face à la conspiration du mâle allié aux mouches et à dieu.» [7]

    La situation de la mère dans La Répudiation trouve son reflet dans la société de référence. Ainsi, la présentation et la réflexion sur la condition féminine dans ce roman sont effectives et convaincantes, correspondant ainsi à une vision et un vécu concrets. De sorte que la réalité de l’épouse répudiée est étendue à la condition féminine plus généralement.

    C’est à partir de là que naissent la rancune, le mépris et la répulsion du narrateur à l’égard de la gent féminine. Les femmes dans ce récit sont amoindries de par leur position dans la famille et la société. Ainsi, puisque le père et les valeurs masculines qu’il représente, ne peuvent pas être fondamentalement remis en question pour que cette structure puisse être maintenue sur le plan psychologique, la femme doit être assimilée à un individu soumis et sans consistance. De ce point de vue, le père a toujours raison et c’est lui le plus fort, considérant par là que la femme est faible et pécheresse, que sa nature, son corps et son être sont responsables de ses malheurs et des injustices humaines qu’elle subit.

    Dans cette perspective, le fondement ultime du discours et de la vision des femmes dans La Répudiation ne peut se comprendre, en rapport avec l’interprétation sociale et idéologique, qu’en termes de rapports familiaux, sociaux et culturels intériorisés depuis l’enfance et reproduits à d’autres niveaux parce qu’ils sont demeurés indépassables. A l’opposé de cette figure maternelle de La Répudiation, à la fois honnie et adulée, les personnages féminins des romans ultérieurs affirment leur individualité et leur subjectivité par rapport à l’histoire. C’est une nouvelle approche que ces nouvelles héroïnes des temps modernes nous proposent, et pour les hommes évoluant dans le même espace qu’elles, un renouvellement du regard.

    La substitution d’une utopie toute féminine, au discours masculin, historiquement marqué par la logique de l’opposition, est synonyme de rupture avec les figures féminines classiques, de l’épouse soumise à la sexualité codifiée et de la continuatrice de l’ordre génésique. L’exemple de La Répudiation nous dévoile que l’écriture est contaminée par notre histoire personnelle. Dans la scène de la répudiation que nous avons commentée précédemment, l’énonciation révèle que l’écriture de Rachid Boudjedra s’articule et se produit à partir de ce nœud psychologique. Dans ce sens également, l’écriture de l’auteur algérien illustre que la parole du narrateur de la même manière que la parole féminine est sous l’emprise du pouvoir et de la loi paternels qui imposent le silence.

    De ce fait, la femme est l’abject d’un système social qui repose sur le silence et la souillure qui vont empêcher le narrateur d’accéder à la réalité et de dépasser ses complexes. La femme algérienne est victime d’une société qui s’obstine à voir en elle deux entités distinctes, la mère reproductrice d’un côté et la femme objet de plaisir, de l’autre. Mais Yasmina la sœur de Rachid dans La Répudiation réclame pour la femme algérienne le droit d’être mère et amante.

    3. Ecriture et dévoilement de soi

    Ce qui caractérise le roman boudjedrien, c’est une dimension rhétorique qui élabore le texte en termes de conflit, d’ambivalence et d’ambiguïté. La narratrice de La Pluie, par exemple, est engagée dans un processus dont la qualité essentielle est une dynamique conflictuelle. Or, cette dynamique est ce qui met le texte en mouvement.

    Sur le plan formel, La Pluie au-delà du traitement de la temporalité consiste dans l’affirmation accentuée de la voix féminine dans l’œuvre de l’écrivain algérien. Cette production porte entière en elle le problème du rapport de la femme à l’écriture. Symboliquement dévoilée par l’écriture, dépouillée de son interprétation mystique, la femme abandonne le domaine privé, sacré et tabou pour le domaine public et profane en outrepassant les limites spatiales et sociales où elle est censée se tenir. Elle attaque l’homme dans son être, dans son honneur, dans la représentation plaisante qu’il a de lui-même. Cette transgression peut lui valoir, comme le montre l’héroïne de La Pluie, l’exil intérieur.

    Rachid Boudjedra nous présente l’héroïne de La pluie sous les traits d’une femme qui est en guerre contre les hommes. Son récit tout entier est une lutte acharnée entre l’élément masculin et l’élément féminin et elle tourne les hommes en dérision autant que Selma, le personnage féminin du Démantèlement l’avait fait. Mais à côté de ce trait lutteur, incisif, agressif, il y a aussi trace du conflit intérieur autour de la sexualité car la recherche d’identité de la narratrice passe par celle de son identité sexuelle. Dès lors, l’interprétation ne peut considérer la découverte du sens sexuel comme son aboutissement. Le sens sexuel n’est que l’élément moteur d’un sens textuel. D’où le rapport existant entre la sexualité et l’écriture dans La pluie dont le questionnement constitue l’axe autour duquel le texte se déploie.

    Dans ce même ordre d’idées, le texte de La Pluie, tout en s’inscrivant dans l’univers familier de Boudjedra, se démarque des productions précédentes par le ton et le style de l’écriture qui se singularisent par leur concision extrême. Sur le mode de la confession, dans le sens où le roman est articulé autour de l’écriture d’un journal, le texte raconte le vécu d’une femme aux prises avec une société archaïque et oppressive à cause de la malédiction d’être née femme. Dès lors, les obsessions les plus morbides font que ce jeune médecin décide de se suicider. Mais avant cela, elle se met à écrire pour cerner les contradictions de son destin. Ce récit dense, fait de phrases courtes, d’images et de détails colorés et foisonnants, reflète une mémoire impitoyable et un imaginaire flamboyant.

    La particularité de ce roman réside dans le motif de la pluie qui traverse la voix de cette femme et qui se confond avec l’écriture. La pluie impulse l’intimité et le dialogue avec soi, de même que l’écriture, activité vitale à laquelle s’adonne la jeune femme. Ce motif de la pluie martèle le rythme du récit et renvoie tantôt à la chaleur de la confession tantôt, au débordement de l’expression: «La pluie frappe le toit de la maison. C’est là le seul signe de vraie vie dans ce désert tibétain où j’ai incorporé ma propre vie résumée dans cette façon ascétique et austère d’aller à l’essentiel : l’extase de l’écriture.» [8]

    Dans cette mesure, La Pluie réaffirme le fait que l’écriture est un acte de libération et de jouissance. Ainsi, l’abject et le scandale qui s’y impriment ne se trouvent pas tant dans la sexualité inhérente à ce texte que dans la textualisation de cette même sexualité. Si le besoin de notre héroïne de tenir un véritable journal de sa névrose trouve son origine dans l’exigence d’objectiver ce traumatisme, il n’en demeure pas moins révélateur d’une autre réalité que Béatrice Didier explique par la volonté de reconstituer la personnalité fragmentée à travers le prisme de la féminité. C’est ainsi qu’elle commente ce constat dans son étude intitulée L’Ecriture-femme: «L’écriture féminine est une écriture du Dedans: l’intérieur du corps, l’intérieur de la maison. Ecriture du retour au Dedans, nostalgie de la Mère et de la mer.» [9]

    Le choix d’une écriture de l’intériorité serait en partie imputable à la féminité de la narratrice dans le sens où «la relation entre écriture et identité est ressentie comme une nécessité par la femme» [10]. Dans La Pluie, l’affirmation de la voix féminine est soulignée de manière fondamentale dans la mesure où elle imprime totalement le cadre et le déploiement textuels. Ce qui caractérise ce roman, c’est le cheminement psychanalytique et le jeu qu’il entretient avec l’écriture comme représentation de la femme et de son discours.

    Cette femme possède tous les droits sur sa personne, y compris celui d’en parler et d’écrire. En donnant la plume à la libre disposition d’une femme libre, Boudjedra réunit tout ce qui est considéré comme subversif dans la société traditionnelle; il représente une femme qui refuse la domination sexuelle de l’homme. Ce roman est donc celui où l’écriture révèle le plus sa capacité à ébranler le monde puisqu’elle est entreprise par la femme qui est considérée comme prédisposée à transformer la réalité. Prisonnière du regard de la société qui l’assiège et dont elle est obligée de tenir compte, et de son entourage qui la dévalorise, elle se trouve dans un état d’échec et de culpabilité. Sa réaction consiste dans l’autocensure, le cynisme et la méfiance, reniant jusqu’à sa féminité: «Je reste méfiante vis-à-vis de ce fatras de sentiments onctueux.» [11]

    La blessure narcissique de cette jeune femme trouve ses racines dans l’humiliation que son frère et son premier amant ont infligée à sa féminité, mais elle remonte en réalité jusqu’au personnage du père. Déjà enfant, elle a compris qu’elle n’avait «rien à attendre» [12] de lui. Après la défiance, peu à peu s’est installée en elle une véritable «phobie des hommes» [13]. La prohibition de la sexualité semble une conséquence directe de l’interdiction faite aux femmes d’aller jusqu’au bout de leurs corps. À chaque nouvel échec, la narratrice de La Pluie s’impose davantage d’interdictions vers l’objet désiré. L’écriture devient pour elle un remède, une urgence même.

    Ainsi, les descriptions que la narratrice de La Pluie fait de son espace vital trahissent ses états d’âme plus clairement que ses descriptions d’elle-même dans lesquelles elle a tendance à se censurer. Elle dit plus facilement que «le soir continue à devenir de plus en plus sensuel» [14], qu’elle n’avoue directement sa sensualité. Cette atmosphère voilée d’attrait, de mystère, de tabou, et de surcroît, privée d’explications nous paraît le point fort du roman. Le moindre détail du texte est chargé d’une symbolique sexuelle. La pluie, qui rappelle la sensualité interdite, est ressentie tantôt comme un danger tantôt comme un soulagement.

    C’est par le biais de l’écriture que la narratrice tâche de camoufler le sens sexuel dans le texte. Les mots, ayant pour fonction de juguler le flot de ce qu’elle éprouve confusément. Elle écrit pour cerner et «faire éclater cette charge affective qu’elle porte douloureusement» [15]. La narratrice a beau s’autocensurer, la sensualité la guette de toute part et se déchaîne dans son texte. Elle comprend qu’elle ne peut plus «échapper à l’emprise du mûrier et à sa malédiction» [16] c’est-à-dire aux réalités de la nature. Elle s’abandonne à sa sensualité et à ses pleurs, ce qui signifie l’amorce d’une réconciliation avec son frère et les autres hommes, de telle sorte, que l’écriture solitaire a permis à la narratrice de La Pluie de sortir de sa crise.

    Par ailleurs, dans Le Démantèlement, c’est Selma le personnage féminin qui prend en charge la reconstruction de l’identité et qui procède à la réorientation de l’écriture de l’Histoire de son pays. Le moteur de l’Histoire et de l’écriture en tant qu’affirmation non plus individuelle, mais simultanément individuelle et collective est une femme. Corollaire de cette prise de parole, la nouvelle conscience sociale des femmes se traduit par leur désir évident de révéler les mensonges séculaires relatifs à leur importance dans l’Histoire par l’affirmation de leur droit à juger l’univers patriarcal et à contester le sort qui leur est fait. Que ce soit la narratrice de La Pluie, dénonçant la réalité coloniale et ses clichés, ou Selma, décidée à sonder les failles de la guerre d’Algérie, l’objectif de la mise en écriture reste le même: «Le moi qui observe et écrit ne se contente pas de se dévoiler soi-même, mais révèle des événements restés jusqu’alors secrets, ensevelis par l’histoire, auxquels un éclairage personnel peut prêter une valeur sociale singulière.» [17]

    La critique de la jeune femme, à propos du discours apologétique sur la représentation épique des ancêtres dans l’Histoire de son pays, touche au tabou de l’identité nationale et déstructure ce mythe suranné. Selma conteste les certitudes derrière lesquelles se réfugie Tahar El Ghomri l’ancien militant communiste et les valeurs sur lesquelles il se fonde. Elle donne ainsi, son importance à chaque fait raconté, en virtuose de la description, de la digression et de l’analyse. A l’ambiguïté et à l’esquive de Tahar El Ghomri, elle oppose son esprit rationnel.

    Le récit du Démantèlement interroge pour faire céder les illusions de l’Histoire en faisant de Selma la bibliothécaire, l’héritière de Tahar El Ghomri engagé lui aussi dans le combat pour transformer l’histoire en l’investissant d’une mission historique nouvelle. Ce roman est le théâtre idéal pour donner en spectacle l’héroïsme du vieux combattant et l’audace intellectuelle de la jeune femme qui par une parole ironique et violente introduit des failles dans le raisonnement de cet ancien maître coranique.

    De ce duo-confrontation, c’est une nouvelle femme qui se dresse, et loin d’être innocente, elle se fait forte de refroidir les élans des séducteurs impudents et de leur asséner des obscénités blessantes pour leur virilité mythique et mythomaniaque. Elle a adopté ainsi, un style de vie en rupture drastique avec celui de sa mère. C’est une femme qui n’a besoin ni des mensonges, ni des stratagèmes de la coquetterie pour charmer les hommes. Le mystère de la femme dans la littérature boudjedrienne et algérienne est présenté hors des catégories de l’apparence. De la sorte, le rapport de Selma à son propre corps se veut dégagé des poncifs d’une féminité conformiste, soumise aux conceptions sociales et morales de la pudeur et des convenances: «elle avait refusé une fois pour toutes, après plusieurs expériences amoureuses, de couver l’orgueil et la suffisance des hommes qui auraient voulu la dominer, la dompter, l’écraser de leur jalousie.» [18]

    De telle manière que les hommes qu’elle côtoie sont davantage bouleversés par l’indifférence qu’elle leur manifeste et par son autosuffisance qu’ils ne pourraient l’être par toutes les mises en scènes de la séduction. A l’opposé de la masse des femmes de sa société qui ont «leurs corps enfermés dans les linceuls de l’honneur et de la virilité» [19], Selma assume son corps même si, conformément aux fantasmes de l’auteur, elle accepte mal l’écoulement menstruel et exhibe ses charmes naturels contre tout respect des notions de décence et de moral.

    Cette disposition pose Selma comme libre-penseur au même titre que peut l’être un homme. Dans ce sens, ce personnage éminemment agitateur, déconstruit les images traditionnelles qui assimilent la femme aux enfants (de par sa soi-disant innocence) ou aux animaux (dans sa nature instinctive) rejoignant par là, la classification freudienne du véritable esprit libre apte à se libérer et à s’exalter en se donnant passionnément à son travail qui abolit les limites entre le masculin et le féminin, perturbant, neutralisant les idées préconçues de ses collaborateurs sur la féminité et reléguant à l’arrière-plan les oppositions de sexes: «Ses qualités morales innées ne faisaient qu’aviver sa beauté physique qui se déployait à travers son corps et son visage sous la forme d’un génie particulier qu’elle exerçait sur le monde ambiant qui en bouillonnait, se bouleversait, s’affolait ; et sur les êtres eux-mêmes qu’elle traumatisait, débusquait et perturbait pour le restant de leur vie, irrémédiablement marqués au fer rouge de sa vivacité et de sa turbulence, violentés grâce à ces secousses telluriques qui émanaient d’elle, de son corps, de ses gestes et – particulièrement – de cette révolte fondamentale qui coulait dans ses veines, brûlait à l’intérieur de ses viscères, grêlait sa voix sensuelle et constamment enrouée, de gravillons concassés dans le mica et le silex.» [20]

    Cette androgynisation qui impose Selma dans le champ de l’activité intellectuelle et sociale comme l’égale de l’homme, se veut prémices à sa revendication du droit à disposer de son corps et dont la plaquette de pilules contraceptives, que la jeune femme exhume en toutes occasions de son sac, est comme la confuse annonce ou l’indice d’une aspiration secrète. Mais c’est surtout la cérébralité de Selma qui constitue la grande mutation de l’image féminine dont ce roman se fait l’écho.

    C’est elle qui permet concrètement de faire bouger les catégories métaphysiques homme/femme qu’elle rend problématiques en dénonçant leur caractère purement spéculatif. Dès lors, le texte donne à voir un personnage féminin accédant à une autonomie individuelle qui lui permet d’être, au même titre qu’un personnage masculin, un héros problématique, déterminé par une histoire personnelle prise dans un moment historique particulier.

    L’image qu’elle donne à travers ses choix vestimentaires, ses cigarettes, ses sorties nocturnes et les blasphèmes qu’elle confisque aux hommes et l’audace de sa pensée apparaît comme un moyen propre au personnage de fantasmer les transformations sociales qui ne se concrétisent pas ou surviennent avec trop de lenteur. En se faisant féministe et provocante, Selma, d’une part se réalise telle qu’elle se désire, et d’autre part, vérifie le bien-fondé de ses choix par la fascination qu’elle exerce sur son entourage: «Ainsi vous vous êtes réservé les mots blasphématoires, les mots hérétiques et les mots révoltés, et vous nous avez laissé les lettres chétives des larmes furtives, des sanglots étouffés et des désirs refoulés.» [21]

    Tout porte à croire à travers ce récit que Selma tout en correspondant à une logique interne d’un personnage de roman construit sur ses dispositions et son histoire personnelle, figure une étape par laquelle se réalise la marche des femmes vers leur reconnaissance par la société comme individus autonomes. Ce personnage féminin se réalise intellectuellement et socialement à condition qu’elle renonce à une vie affective et familiale selon la norme sociale.

    À travers cette déstructuration, la jeune femme remet en question l’autorité symbolique du vieux révolutionnaire et se révèle comme le véritable agent de la prise en charge du discours du roman. Elle opère une remise en question de la position de l’homme en retournant sa violence contre lui. A ce niveau, son impuissance est révélée et la jeune femme fait une relecture du fondement même de la force sur laquelle le mâle affirmait son pouvoir. Cette démarche a pour corollaire l’affirmation de la femme et la naissance à sa propre parole. «L’écriture de l’histoire exige de déplacer les meubles et d’aller voir derrière, de débusquer les êtres et d’aller voir à l’intérieur de leur vision.» [22]

    Conclusion

    C’est par l’écriture que le personnage féminin boudjedrien entre dans l’Histoire et par elle qu’il se fonde comme sujet. Et c’est à partir de l’écriture, comme jonction entre l’individuel et le collectif, que ce personnage se sentira investi d’une mission pour parcourir de nouveau l’Histoire de son pays et la réécrire d’un point de vue féminin. De ce fait, cette femme nouvelle occupe la fonction de l’interprète avec la connotation de pouvoir symbolique qu’elle implique. Par ce biais, s’affirme la femme qui a accès au texte et donc au monde, double transgression du pouvoir masculin par l’appropriation du signe et de l’espace.

    Dans ce sens, la production d’une nouvelle représentation en fonction d’un nouveau discours et de l’avènement d’un nouveau type de femme est symptomatique d’une évolution sociale et historique qui se manifeste sous la forme d’une représentation de l’utopie ou d’une vision sublimée, défendues par Boudjedra. Ce qui importe le plus, c’est l’émergence de la femme non plus en tant qu’objet mais en tant que sujet d’une écriture, d’une histoire et son investissement du champ littéraire.

    En définitive, il ne s’agit pas d’exprimer des valeurs positives au sujet des femmes mais de faire en sorte, que le paysage littéraire maghrébin soit traversé par la femme et ancré dans sa réalité afin que l’enjeu de cette démarche soit le réinvestissement de sa liberté. Cependant, si certaines femmes connaissent l’oppression et une régression dans la réalité de leur quotidien, leurs doubles littéraires s’affirment dans l’espace valorisé de l’écriture et de la fiction. Dans ce sens, la littérature en tant que conscience, permet l’émergence de la femme dans une perspective subversive et révolutionnaire.

    En faisant entrer le lecteur dans la subjectivité profonde et dans les dédales de l’histoire, en explorant de l’intérieur le vécu des femmes et en approchant le déploiement de la parole féminine, au lieu de les conformer à une idéologie imposée au texte, Boudjedra réussit à dessiner l’univers et les aspirations des femmes algériennes. Il montre ainsi, par son mode d’énonciation et son écriture, la difficulté de dire la réalité féminine algérienne. Son discours se situe de la sorte, dans les zones d’ombre de l’interdit, du tabou, du silence et du refoulement. Boudjedra tente ainsi de réhabiliter à travers la mystique du corps et de la parole de la femme des sujets tabous dans la littérature et la société arabes et maghrébines. Dans cette perspective, il était urgent pour l’écrivain algérien de combler cette béance en transgressant ces univers opaques.

    C’est ainsi que la littérature boudjedrienne s’articule autour de la subversion; subversion des archétypes se rapportant au corps et à la sexualité, mais également exploration permanente d’univers mal connus à travers la production d’images novatrices, bouleversantes et créatrices de sens à travers l’émergence d’un personnage féminin dont la construction narrative et la dimension mythique sont novatrices dans le champ culturel maghrébin.

    Ce dont nous voulions débattre, c’est le statut particulier de la femme dans la littérature boudjedrienne. En effet, elle est le véhicule d’un discours neuf, acerbe et lucide sur elle-même, sur la société et sur l’Histoire. Ce statut correspond à une évolution de la vision de Rachid Boudjedra sur les femmes algériennes en particulier. Celles-ci ont pris conscience du rôle qu’elles avaient à jouer dans la sphère publique et privée de la société algérienne.

    Cette évolution se perçoit en comparant certains romans de l’auteur tels que La Répudiation, avec d’autres œuvres telles que Les 1001 Années de la nostalgie, Le Démantèlement ou La Pluie, où la femme, d’une personne dominée et soumise se transforme en symbole de subversion et de liberté. En mettant ainsi en valeur la parole féminine, Boudjedra nous dévoile une littérature libérée de toute entrave langagière, une littérature plus authentique.

    Suivant notre analyse, nous sommes parvenus à faire ressortir deux types de discours sur la représentation de la femme. La première représentation correspond tout d’abord à une idéologie et à une vision rétrogrades réduisant la femme à un statut d’objet. La seconde représentation fait ensuite entrer la femme dans la modernité, dans son histoire la constituant comme sujet. Dans ce sens, l’intertextualité s’est avérée être le phénomène fondamental d’élaboration de ces différents discours, de la construction des personnages féminins et ainsi, du fonctionnement de chaque texte. La femme ne s’insère pas dans son histoire et n’affirme pas son identité à travers la vision que l’on peut avoir d’elle, ou par le discours que l’on développe à son propos, elle s’insère dans l’Histoire par l’écriture.

    La maîtrise de l’écriture boudjedrienne fondée sur l’intégration de la lecture et de l’intertextualité comme moteur, mais aussi, comme perspective centrale de l’écriture elle-même aboutit à la production d’une écriture et d’une parole caractérisées par la féminisation dans le champ littéraire maghrébin.

    Avec Boudjedra, nous avons pu relever la centralité de l’intertextualité et les conséquences de cette procédure dans l’élaboration du discours ainsi que la production d’un nouveau type de personnage féminin. La parution dans la littérature maghrébine de la femme comme vecteur de parole est vitale dans le sens où elle participe à l’apparition de formes, de représentations et de mythes étant les fondements de l’identité. Avec ces textes, la femme, à travers sa subjectivité, advient non seulement en tant que forme du discours mais en tant qu’instance textuelle, subvertissant l’Histoire et la littérature.

    Notes

    1] FARÈS Nabil, «Histoire, Souvenir et authenticité dans la littérature maghrébine de langue française», Les Temps Modernes, n° 375 bis, Octobre 1977, pp. 397-406.
    2] GAFAITI Hafid, L’affirmation de la parole féminine dans l’œuvre de Rachid Boudjedra, Colloque Jacqueline ARNAUD, 2-4 Décembre 1987, Itinéraires et contacts de cultures, N°11, 1990, pp. 49-50.
    3] BOUDJEDRA Rachid, La Répudiation, Paris, Denoël, 1969, p. 55.
    4] Ibid., p. 43.
    5] La Répudiation, op. cit., p. 58.
    6] La Répudiation, op.cit.,p. 37.
    7] Ibid., p. 39.
    8] BOUDJEDRA Rachid, La Pluie, Denoël, Paris, 1987, pp. 53-54.
    9] DIDIER Béatrice, L’Ecriture-femme, Paris, Flammarion, 1989, p. 37.
    10] Ibid., p. 34.
    11] La Pluie., p. 11.
    12] Ibid., p. 20.
    13] Ibid., p. 145.
    14] Ibid., p. 121.
    15] La Pluie, op.cit., p. 12.
    16] Ibid., p. 135.
    17] Verena Von der Heyden-Rynsch, Ecrire la vie. Trois siècles de journaux intimes féminins, Paris, Gallimard, 1997, p. 229.
    18] BOUDJEDRA Rachid, Le Démantèlement, Paris, Denoël, 1982, p. 205.
    19] Ibid., p. 271.
    20] Ibid., p. 276.
    21] Ibid., p. 146.
    22] Le Démantèlement, op. cit., P. 147-148.

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