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  • Écritures de soi en souffrance
    Orazio Maria Valastro (sous la direction de)

    M@gm@ vol.8 n.1 Janvier-Avril 2010

    ENTRE LA «MAUDITION» ET L’ESPOIR: LE SANG DES MOTS DANS ‘UN PLAT DE PORC AUX BANANES VERTES’



    Lucienne J. Serrano

    lserrano@york.cuny.edu
    Professor of French, Department of Foreign Languages / ESL / Humanities, York College, City University of New York, Jamaica, NY.

    Ecrit par Simone et André Schwarz-Bart et publié par le Seuil en 1967, ce roman traduit avec éloquence, humour et poignance les conditions de vie d’une femme noire dans un asile de vieillards à Paris au milieu du vingtième siècle. Il nous fait aussi découvrir un espace d’écriture où les oppositions, les paradoxes règnent, se fécondent et ouvrent l’aventure de se dire par les mots. L’écrivain/e devient alors le/la paroleu/r/se qui nous parle et aussi déparle [1], porté/e par les mots dont elle/il n’a pas la maîtrise mais la jouissance à laquelle la lectrice que je suis est particulièrement sensible.

    La voix qui se fait entendre et habite ce texte est celle de Mariotte qui nous parle et déparle avec un réalisme aux accents espiègles et tragiques, oscillant entre la rigolade et le sanglot. Elle nous dit ce qu’elle considère être une fin de vie et est, en fait, le début d’une autre, celle d’une remémoration et de la création qui s’ensuit. Née en Martinique, elle a soixante-douze ans et après avoir bourlingué de par le monde, se retrouve dans un hospice à Paris qu’elle appelle le «Trou» où elle se considère la plus destituée. Comme beaucoup de ses compagnes, elle est connue par son numéro de lit: «le quatorze.» Seule noire du groupe, nous ne savons rien des circonstances qui l’ont menée à Paris et de la «tragédie» qui a précédé son arrivée au Trou. Autres problèmes: Mariotte se sent menacée de cécité et endure une jambe droite qui ne lui obéit plus et qu’elle traîne comme un boulet. Cependant une amélioration dans sa vie: elle peut enfin voir ou plutôt entrevoir grâce à des lunettes que lui prête, à la journée, une voisine de dortoir dénommée «la Bitard» ou le «numéro trente-sept.» En échange Mariotte lui donne ses portions de dessert et l’aide quand besoin est. Ainsi va la vie au «Trou» où Mariotte endure l’extrême précarité de sa condition avec une humanité, une intelligence sensible, une perspicacité et un humour qui lui permet de tourner son vécu en tragi-comédies évocatrices de l’univers de Beckett.

    Pour Mariotte, retrouver partiellement la vue est un miracle qui lui redonne vie: elle peut s’arrêter, penser à ce qu’elle appelle «l’événement» et, allant plus loin, écrire au sujet de cette condition symptomatique qui la mène à tenir un journal. Celui-ci divisé en sept cahiers, fait d’elle l’écolière qui raconte sa vie et surtout se regarde vivre et se dé/parle sur un mode d’intimité émouvant où elle s’adresse à l’enfant insoumise qu’elle était, à la «folle, la quelconque et la vieille morte» qu’elle est ou est en danger de devenir.

    Ecrire est une activité pratiquée par elle seule et suspecte, incongrue pour les habitantes du Trou, par laquelle Mariotte s’avance avec précaution: «Je ne puis employer d’autre langage que celui des vivants; mais j’avertis le fantôme du cahier que tous les mots concernant un hospice doivent être vidés de leur sang, jusqu’à la dernière goutte. A cette condition […] il m’est possible d’écrire sans rire qu’un événement vient de se produire dans ma vie.» [2] De quel événement s’agit-il? L’inattendu qui met en question toute une vie. Elle s’était, durant la nuit, réveillée ayant froid, son visage, sa couverture aspergés d’un verre d’eau envoyé par sa voisine de lit alors qu’elle émettait des «hululements de chien.» Essayant de se contrôler, elle avait senti sa gorge former un nœud qui réduisait les mots d’un passé qui ne passait pas et tout ceci malgré son grand âge. A la fois surprise, honteuse et désespérée, elle s’était mise à pleurer: les deux années passées à l’hospice auraient dû effacer le passé mais ce n’en était nullement le cas et celui-ci semble même se faire plus pressant.

    Cependant Mariotte se sent fragile et parfaitement consciente que s’approcher du passé est une aventure difficile, scabreuse et même douloureuse: «quelque chose m’empêche de dévider la substance du passé: la peur. Car ces dames ont l’air de choisir dans la trame uniquement les fils qui leur conviennent, tandis que moi, ouvrière maladroite, les doigts se mêlent dans ma mémoire et il me vient chaque fois un souvenir qui me tue. C’est pourquoi je préfère m’encagnarder dans le présent: vivre comme si j’étais née dans l’asile.» (19)

    Ceci explique pourquoi, parlant de sa vie hors le Trou, elle ne peut que mentionner très brièvement les lieux où elle a bourlingué après avoir quitté la Martinique: Bogota, l’Afrique, Paris, tous lieux de souffrance. Concernant Paris, un nom d’homme est mentionné, Moritz Levy, ainsi que le décès d’une petite-fille, à elle, à lui? Nous n’en savons rien. Ce dernier épisode l’a menée au Trou et c’est ce passé qu’elle veut sans mémoire qui enserre son larynx et l’amène, malgré elle, à hululer aux moments les plus inconvenants. Elle comprend que cette condition est faite de maux/mots qui, obstruant larynx et mémoire, la révèlent «accrochée à ses propres cris», d’où le besoin et même l’urgence d’écrire.

    Durant ses pérégrinations, elle avait essayé «affreusement, désespérément d’écrire […] soit pour parler aux miens, à cette femme comme moi que je cherchais sur la terre et dans les livres, à ce nègre comme moi […] soit crever la panse aux Blancs.» (186) Nous ne savons rien de plus sur les suites de cette tentative d’écriture. Son mutisme concernant sa vie avant le Trou laisse à penser qu’écrire n’a pas voulu fourailler son passé, mais plutôt l’oublier en tissant et consolidant la texture du présent. Mais une écriture s’adressant au seul présent, peut réduire le passé à l’état de ruines rendues inaccessibles sous le colmatage de ce présent voué, lui aussi, aux décombres.

    Une question se pose: les maux s’étaient-ils tus durant sa vie de jeune femme? Possible. Nous pouvons avancer qu’ils étaient moins présents et pressants. La jeunesse a une force, un besoin d’habiter et embrasser le moment vécu qui rend plus facile le refoulement de ce que l’on ne veut pas savoir. La vieillesse, associée aux conditions souvent abjectes de la vie dans le Trou, amène un changement dans la perspective que l’on a de la vie. Mariotte aurait pu sombrer dans la dépression mais, au fonds d’elle, une «résilience» [3] l’amène vers une autre voie: se dire dans ce danger d’abjection qu’elle avait vécu dès sa petite enfance et dont elle pourrait redevenir victime dans le Trou.

    En effet, la situation d’abjection nous amène à chuter du statut d’objet de désir et d’amour que nous aurions pu être mais ne sommes pas, à l’abject qui condamne à la non-existence, à l’absence de voie/voix nécessaires afin de mener sa vie et pouvoir se dire. Il se pourrait aussi que ce danger de ne pas atteindre le statut de sujet donnant voix aux pulsions d’être c’est-à-dire aimer et haïr dans un lieu de contrainte tel que l’asile, ait ravivé un sursaut de vie qui ne peut plus se manifester par un changement de lieu, la traversée des mers et la quête toujours recommencée de l’ailleurs. La traversée se fait différente: elle emprunte les voies du sub/in/conscient. Ecrire devient le grand voyage qui demande à s’approcher de soi, d’atteindre et d’ouvrir cet espace en soi, mal-connu, souvent en friche pour l’habiter par les mots, en se laissant aller à leur survenir. Un souffle nouveau où les oppositions, les paradoxes règnent, se fécondent, laisse éclore l’aventure fascinante et douloureuse d’extraire le «ang des mots.» Il s’agit d’entre/ouvrir leur sens caché et dormant pour rendre les blessures d’autrefois fertiles et enfin toucher, sentir et mettre en mots ce que l’on ne savait pas savoir. C’est là le voyage intime où nous mène Un plat de porcs aux bananes vertes.

    Bien qu’intitulé roman, il s’agit d’un texte, écrit à deux voix, Simone et André Schwarz-Bart, qui tisse par de multiples fils et voies/voix, le vulnérable, le non-dit habitant les profondeurs souvent inconnues de l’humain. Je considère ici le mot «texte» dans le sens où l’emploie Roland Barthes: il ne s’agit plus de représenter et d’aller vers le signifié mais d’ouvrir le champ de l’infini, d’aller toujours plus loin dans l’espace sans cesse recommencé de l’absence de limites ouverte par les mots. Le texte libère de la doxa [4] pour entrer dans le paradoxe et se sert des mots dans un jeu métonymique qui ne prend fin que pour recommencer en empruntant d’autres vecteurs de signifiance [5]. Celle-ci ne demande plus au signifiant d’aller vers un signifié mais dans un mouvement de «déliaison» [6] ouvre le non-sens à partir duquel un sens autre, nouveau, pourrait naître. Ces notions de texte, déliaison et signifiance liées au développement de la linguistique et de la psychanalyse, permettent de mieux comprendre les éléments dynamiques et créateurs qui tissent l’œuvre littéraire.

    Je choisis, pour mon analyse, une approche semio-narrative développée par le linguiste J-M Lémelin [7], qui, alliant la sémiotique à la psychanalyse, permet d’intégrer la théorie des pulsions et donc la vision dynamique de la psychanalyse avec le texte en tant que producteur de non/sens. Une telle démarche déplace le signe du domaine sémantique et ouvre les champs de l’in/sub/conscient et de l’espace transitionnel, ce dernier particulièrement riche comme aire de création est mentionné par Sigmund Freud [8] et développé par le pédiatre psychanalyste Donald W. Winnicott.

    Pour mieux illustrer cette notion d’espace transitionnel, j’aimerais reprendre ce poncif de la psychanalyse qu’est l’épisode de l’enfant à la bobine, analysé par Freud dans «Au-delà du principe de plaisir.» Il observe son petit-fils jetant une bobine reliée à son berceau par une ficelle, puis la fait revenir vers lui, en ponctuant ses mouvements de «O», «A» interprétés en «fort/da», c’est-à-dire «là-bas/ici.» Le jeu est répétitif et la jubilation sans fin. Freud comprend que la bobine est devenue la métaphore représentant soit la mère dans sa possibilité de disparaître de la vue de l’enfant et donc mourir, soit l’enfant en détresse. A partir des mouvements de la bobine et en s’aidant du langage, l’enfant recrée la situation contre laquelle il est sans recours et dont il souffre: l’absence de la mère. Il y a toutefois maîtrise de cette situation puisque, par le jeu, il fait aller et venir sa détresse et arrive à ce que «l’enfant, la mère, la bobine [puissent] échanger leurs rôles» [9]. C’est là une démarche qui ne demande pas de revivre une tragédie mais plutôt ne pas s’enliser dans la tragédie. Parce qu’il y a manque et souffrance, il y a ancrage dans ce qui arrête et cause problème; l’enfant bouge et crée une situation nouvelle en tirant lui-même les ficelles du jeu. L’espace transitionnel ouvre les portes du symbolique, permettant l’entrée dans le langage et dans le jeu des relations sujet/objet qui se continue au cours de la vie et est à la source de l’expérience artistique, religieuse et autre.

    L’environnement dans lequel Mariotte a vécu sa petite enfance ressemble peu à celui du petit-fils de Freud. Les maux/mots sont là pour tous deux qui doivent se séparer, de leur mère. Mais celle-ci est remplacée, pour Mariotte, par sa grand-mère, Man Louise qui a connu l’esclavage et vit dans des conditions très précaires où la faim se fait sentir. Dans un souci d’éducation, elle veut transmettre à Mariotte la malédiction qui a pesé sur sa vie: la hantise de l’esclavage, la peur du fouet et le mépris de la couleur noire. Le violacé de la peau de Mariotte amène Man Louise à lui faire apprendre et sentir combien, dans le monde où elle est née, elle est «mal sortie» et l’on peut se demander si, de telles circonstances, contraires à tout épanouissement, ne marqueront pas Mariotte à jamais dans sa vie d’adulte.

    A la mort de Man Louise, elle avait sept ans. De nature rebelle, elle avait appris à courir avec les «négrillons» qui l’entouraient et grimper aux arbres pour y cueillir de quoi calmer sa faim sans se soucier de la «bande de petits vauriens [occupés] à lorgner la petite bête logée entre ses cuisses.» (109) Son enfance semble s’être passée à vouloir ignorer et effacer les invectives et les coups administrés par Man Louise: «Mère du Ciel on voit de suite que Mariotte-enfant Câpresse est possédée; […] quel sang qui coule dans ses veines de chat-huant […] quelle malédiction c’est qui la tient dans ses griffes! […] Alors, voulez-vous que je vous dise moi: y a quelque chose de pas naturel là-dedans, non! […] Tu peux lui faire n’importe quoi et même la rouer de coups elle ne se reniera jamais, elle ne demandera jamais pardon […]. Tu peux me regarder […] tu vas devenir: nouare, nouare, nouare tu sauras même pas comment c’est arrivé!…» (109)

    Litanies et coups que Mariotte avait dû entendre et recevoir maintes fois et même si elle sut leur résister par une nature rebelle, il se peut qu’ils aient torturé son esprit et son âme bien au-delà de l’enfance. On sourit aussi de savoir que, tard dans le soir qui avait suivi l’enterrement de Man-Louise, sa petite silhouette noire sur le fond bleu de la nuit était allée cracher sur la tombe fraîche de la défunte.

    Mariotte avait survécu à son enfance en rompant avec le passé. Différente de l’enfant à la bobine, elle n’avait pu jouer avec ses points de souffrance mais s’était engagée dans un jeu autre, plus grave, celui de l’autotomie où il s’agit de se séparer, de se couper de la partie de soi qui souffre: «autrefois je croyais qu’un pan se détachait de moi à la séparation des êtres et des choses; mais aussitôt de nouveaux murs s’élevaient, colmatant les brèches.» (71) Et c’est cette souffrance psychique, colmatée au creux de Mariotte qui se réveille et demande à se faire entendre dans l’urgence d’une vie qui sent sa fin approcher. La démarche est grave et la détresse qui la saisit, amène Mariotte à vouloir confronter ces «Bêtes» qui l’assaillent la nuit et pourraient réveiller une partie d’elle-même qu’elle avait jusque là laissée dormante: son passé. «Démons d’Afrique ou d’Europe; dieux blancs, noirs, jeunes ou indigo» (14), elle se dit prête à traiter avec ce monde d’autrefois. Elle croit savoir que seuls les mots pourraient dénouer ce larynx qui ne peut, pour le moment, que croasser de façon incontrôlable. Mais comment trouver les mots pour celle qui, toute sa vie d’adulte, a voulu effacer, oublier ce passé?

    Mariotte vit ici un moment décisif: de quelle manière va-t-elle appréhender ce passé aveugle et mutique qui l’habite? L’urgence se fait sentir par ces sons en danger de se manifester n’importe où, n’importe quand. Elle avait ignoré ce passé, tout en le révélant malgré elle dans cette mémoire revisitée sans le savoir qui est le passage à l’acte. Celui-ci lui avait permis de répéter un passé défriché de mémoire. Elle répétait des moments sombres, tragiques, qui l’amenaient à changer de lieu dans la tentative de changer de vie, laquelle perpétuait, sans qu’elle en ait conscience, la malédiction et le malheur de vivre un naufrage. Pour la première fois de sa vie, elle s’aventure à associer les mots à une quête du passé. Elle renonce à l’action aveugle du passage à l’acte et choisit de ne plus fuir une souffrance d’antan, de la connaître mieux afin de renaître avec et par elle. Il ne s’agit plus de se mettre à distance d’un vécu douloureux mais de le retrouver et l’habiter par les mots.

    Pour cela elle n’a ni bobine, ni madeleine mais une feuille de siguine, vestige de la Martinique quittée il y a un demi-siècle et enfermée depuis deux ans dans sa valise non ouverte depuis son arrivée à l’hospice. Un tel geste est important: elle renonce à la passivité et devient active envers son passé. Ceci exige d’elle un courage qu’elle acquiert après avoir bu un verre de vin dont elle négocie l’achat avec le portier du Trou. Réfugiée dans les toilettes, elle se caresse la joue de la feuille de siguine et doucement, apparaît une forme en danger de disparaître. C’est sa grand-mère, Man Louise qui lui demande en Créole qui elle est. «Ce n’est que moi, Mariotte» répond-elle. Mais Man Louise se met en colère, refusant de reconnaître celle qui lui parle en «Français de France» et après quelque échange de mots, lui rappelle que le soir même où elle, Man Louise, avait été mise en terre, Mariotte était venue cracher sur sa tombe. C’est maintenant Man Louise qui crache à son tour et de façon répétitive sur Mariotte, laissant cette dernière en plein désarroi. Cette dernière tente de plaider sa cause arguant de sa bonne foi mais Man Louise continue de se déchaîner contre celle qui ne lui demandait qu’une reconnaissance d’amour. Ceci réveille en Mariotte l’enfant frondeuse qu’elle était. Elle se retrouve frappant de sa canne le sol des toilettes et s’écrie avec indignation: «Seulement ces mots que j’attendais de toi, grand-mère, seulement ces mots: Alors Mariotte, coumen ou yé, chère? Coumen ou yé? …chère?» [10] (49) C’est là un moment charnière car il place Mariotte, sans qu’elle en soit consciente, devant une alternative. Va-t-elle faire sienne la malédiction imposée et continuer d’en souffrir ou passer outre et se permettre de vivre ce qu’elle recherchait quand elle avait quitté la Martinique sans désir de retour : un peu de bonheur dans l’épanouissement de soi.

    Le moment qui suit la reviviscence de ce passé est révélateur. Mariotte, dont c’est le jour de corvée de cuisine, se repose assise sur le coffre à pain, proche de l’unique source de chauffage. Elle perçoit dans une demi-somnolence, des voix qui parlent de ce que chacun appréhende dans l’hospice: la fin prochaine plus ou moins imminente pour nombreux des résidents. Une question permet d’échapper au tragique de la discussion et même de rêver en des jours meilleurs: il s’agit d’imaginer que huit jours de bonheur leur soient donnés, quelle forme ce bonheur prendrait-il? Les réponses varient mais une voisine de lit prétend n’avoir nul besoin de huit jours et se contenterait d’une simple promenade en bateau-mouche sur la Seine. Mariotte se ravive à cette perspective et elle perçoit un déclic qui se fait en elle. Elle entend un «clapotis» en danger de s’estomper, ce qui la ramènerait à la sordide réalité du Trou, mais il fait place à «la vision drolatique d’un petit poisson noir à la nageoire brisée, perdu dans un coin du bocal terrestre, dans l’ombre de Paris». (81) Elle rit de cette vision et comprend que pour elle aussi, ce ne sont pas huit jours dont elle aurait besoin, mais de simplement revoir la Martinique, sans y mettre les pieds et la revoir telle qu’elle était quand elle était partie. C’est ainsi que toujours assise sur le coffre à pain, cramponnée à sa canne afin de ne pas tomber, elle se «rapproch[e] doucement de la Martinique, à petits coups de reniflements, de paupières, […] de nageoires véloces qui remuaient par brasse toute l’eau fangeuse contenue dans [s]on crâne.»(82)

    Le Trou n’est plus le mouroir, elle le compare à un grand coquillage qui, proche de l’oreille, transmet l’écho lointain et indiscernable des bruits du monde dont Mariotte devient l’exploratrice. Des images surgissent, elle les fait revivre, rit et souffre de cette mémoire qui se met en place à tâtons, craignant les écueils. Qu’est-ce qui, en Mariotte, s’est réveillé? Trois éléments nouveaux se sont mis en place lui permettant d’avancer vers ce qui lui a longtemps été inaccessible: les mots, l’in/sub/conscient et la mémoire. Cette dernière ne déroule pas le temps avec l’aisance et la fluidité d’un Proust qui, goûtant une madeleine ou retrouvant ses pas sur les pavés de la place Saint Marc, produit une œuvre de plusieurs milliers de pages. Il semble que pour Proust le temps est réversible et se déroule comme un tapis. La démarche vers le passé est plus hésitante et fragile avec Mariotte. Les hululements ont révélé une part d’elle, inconsciente ou subconsciente qui force la voix/voie vers la lumière du jour. Quant aux mots, traduiront-ils ou trahiront-ils son passé? Il lui faut l’aide d’un mégot qu’elle quémande discrètement à une voisine afin que les volutes de la fumée, envahissant sa boite crânienne, lui permettent de continuer son voyage dans le passé.

    Elle se revoit sur le bateau se disant «alors la Martinique, c’est comme ça que vous m’abandonnez» mais elle se reprend sachant que c’est elle qui était partie, faisant sciemment «un véritable désert de [son] esprit.» (82) C’est alors qu’elle peut s’approcher du morne Pichevin. Elle retrouve son village et entre dans la maison de Man Louise qui s’apprêtait pour son grand départ vers l’éternité.

    C’est un moment important de l’enfance de Mariotte qui n’avait alors que sept ans et qu’elle décrit soixante-cinq ans plus tard dans ses moindres détails. On comprend que cet effort de remémoration du passé n’est plus la reviviscence c’est-à-dire le vécu mis en mots lors de sa première rencontre avec Man Louise. Dans cette seconde tentative de rencontre avec son passé, un effort de pensée, un travail de structuration par le langage permet l’accès à la mémoire. Celle-ci, voulant revoir le jour, abandonne les modalités sémiotiques telles que hululements, croassements, et c’est par incursion dans un imaginaire en tant que savoir en devenir, qu’un passé se reconstruit dans le travail de la pensée. L’écrivain devient l’archéologue de la mémoire. D’où la minutie du travail des mots qui veulent représenter mais surtout reconstruire ce passé.

    Se sentant mourir, Man Louise était entrée dans un délire qui annulait le temps et rendait présents des moments d’un passé traumatique qui l’habitait toujours. Ainsi prenant sa fille Hortensia pour son ancienne maîtresse, elle embrassait et lui léchait les pieds, la suppliant de ne pas vendre son fils. Devant le désespoir de la moribonde qui voulait avant ce départ définitif, se revêtir d’une robe digne de paraître devant le Seigneur et emporter dans sa tombe le goût un «manger joyeux», ses filles, Hortensia et Cydalise, avaient tué le jeune porcelet afin de pourvoir, par la préparation du plat de porc aux bananes vertes, aux besoins du moment. L’enfant Mariotte assiste à chaque instant de cette journée où il s’agit de tout accomplir avant que Man Louise ne les quitte définitivement: cuisiner, descendre à Saint-Pierre, la ville voisine, pour y vendre le plat de porc par portions, rendre visite à Raymoninque en prison puis remonter au morne [11] Pichevin pour accompagner Man Louise dans ses derniers moments. Mariotte accompagne sa mère et une voisine, madame Tété à Saint-Pierre. Elle porte sur son dos le dernier-né d’Hortensia, le tout jeune Ti Molocoye dont Raymoninque serait le père présumé.

    Cette visite est un moment dense qui révèle avec éloquence combien l’enfance de Mariotte se déroule entre le rire et les pleurs, le raffinement et la pauvreté, l’espoir et la désespérance. Elle considérait Raymoninque comme ayant été son seul ami, celui à qui elle parlait, avec qui elle riait et qui donnait un sens à sa vie. C’était un «grand nègre fou.» Joueur de tambour N’goka, il était rebelle comme elle l’était, et avait déjà «haché» deux gendarmes avant sa dernière récidive. Ils parlaient de la mulâtresse Solitude, mère de Man Louise sur laquelle cette dernière parlait en crachant de mépris. Pour Raymoninque, elle était «une négresse définitive, un grand morceau de Monde.»(117) Mariotte se souvenait des rugissements de joie de son ami apprenant qu’elle avait mordu la main d’un marine irrespectueux envers tante Cydalise et de son commentaire: «tu te serais mise à la viande des Blancs?» (115)

    Puis un jour la communication n’a plus passé entre eux. Il ne l’invitait plus à parler, ne la voyait plus. Le plus déchirant, pour l’enfant Mariotte, avait été le jour où les gendarmes avaient mené Raymoninque à la geôle. Celui-ci, les poignets liés, était traîné le long d’une corde comme un sac. Mariotte désespérée, angoissée, ressentant par chaque pore de sa peau l’humiliation vécue, trottinait à ses côtés, quémandant par son regard vrillé sur Raymoninque, un signe, un regard, une parole. Mais il la laisse avec cette question qui la hante encore: «Pourquoi ce regard froid, ce regard blanc, ce regard rouge quand […] il s’est retrouvé allongé par terre, le cou pris au nœud coulant et la langue sortie d’une main, cependant que ses yeux me fixaient avec haine? […] Pourquoi n’a-t-il pas lancé […] un mot, rien, une trille, une simple note que j’eusse recueillie en moi comme une eau précieuse […] dans le creux de ma main, et conservée après son départ, sans en perdre une seule goutte?…Oh, pourquoi»? (118-119)

    C’est là un des passages les plus poignants de ce texte, sorte de lamentation où les mots ne peuvent cacher les sanglots. Il devient partition de musique sur le mode du lamento et l’on sent combien l’enfant Mariotte qui croyait avoir trouvé la lumière dans sa vie est, de nouveau, condamnée au naufrage de la malédiction.

    C’est avec une «révérence esclave» que Mariotte avait présenté la dernière portion du plat de porc aux bananes vertes dont Raymoninque s’était délecté. Discrètement Mariotte avait ramassé les feuilles de bananier, imprégnées du fumet du plat, qu’elle avait léchées. Avant de partir, madame Tété avait demandé au prisonnier s’il ne regrettait pas l’acte qui lui coûtait sa liberté. Ce à quoi il avait répondu: «je suis content de moi, content tout bonnement… et mon ‘port d’âme’ est en paix.» (133) De retour au morne Pichevin Mariotte, dont l’estomac avait crié famine tout au long de cette longue journée, avait ramassé une poignée de terre blanche pour calmer sa faim.

    L’épisode du plat de porc aux bananes vertes est prégnant dans ce texte. C’est un moment du passé, déterminant pour l’enfant Mariotte et la femme qu’elle est devenue. Il a pu effleurer sa conscience et faire partie de ses souvenirs, mais il doit trouver place dans sa mémoire afin de donner au passé le droit d’être et de se dire. Nous savons que l’enfant Mariotte avait très peu eu ce droit. Raymoninque aurait pu l’aider mais ce n’en fut pas le cas. Tous deux se sentaient descendants de cette femme de haute lignée, la femme Solitude de Guadeloupe, dont la révolte et la dignité renversaient la malédiction qui pesait sur sa race. Raymoninque vivait aussi une révolte qui le menait à «hacher menu» l’ennemi. Trop obsédé dans sa colère, il n’a pu ou voulu servir de tuteur à la jeune Mariette et celle-ci est partie à vau l’eau selon son besoin de rompre avec une enfance qui ouvrait grand la voie que lui prédestinait Man Louise: la «maudition.»

    Ceci explique que plus d’un demi siècle a passé et Mariotte se trouve aux prises avec ce passé encombrant qui demande à refaire surface. Comme l’enfant à la bobine, elle tente de bouger et d’ouvrir des vecteurs transitionnels où elle pourrait se dire: «Je sais que ‘l’événement’, le ‘remous’, la ‘bulle’ […] n’est rien, trois fois rien; qu’il se reproduit chaque jour à des centaines, des milliers, des millions peut-être d’exemplaires dans le monde. Et s’il en est ainsi, veux-tu bien m’expliquer, ma très chère, quelle mouche te pique depuis lors? Au milieu du naufrage de ta vie, tu avises un stylo et t’y cramponnes jusqu’à mort s’ensuive; peux-tu m’expliquer cela? […] Où donc veux-tu en venir avec tes ‘écritures’? Et serais-tu capable, tiens, là, en trois mots de me définir avec précision en quoi consiste l’événement qui s’est produit ce fameux jour… l’inestimable ‘clapotis’? Merde.» (185)

    Ce n’est plus la jubilation du petit-fils de Freud mais la frustration de Mariotte dans sa lutte avec les mots par lesquels elle pourrait enfin se donner une place dans son passé, qui nous permet de comprendre sa dernière frasque faisant revivre l’enfant espiègle qu’elle était.

    Nous sommes aux environs de Noël et grâce au modeste pécule des fêtes, Mariotte s’est offert trois verres de vin, bus «coup sur coup dans la gueule.» (203) Elle décide de sortir pour aller à la bibliothèque dans l’espoir d’y trouver quelques mégots. Mais ses pas l’amènent ailleurs: le scintillement des lumières l’attire, elle ramasse un mégot et, se retrouvant près d’un café, tend la main afin de recevoir une pièce. Un autre verre de vin lui permet de rêver du plat de porc aux bananes vertes de son enfance et qu’elle n’avait fait que humer. Elle décide d’aller plus loin vers le restaurant de Rosina Bigolo, une compatriote connue dans le temps. Elle croit pouvoir retrouver le lieu et s’avance malgré le froid et les trottoirs recouverts de neige et de glace. Elle se voit déjà accueillie, les bras ouverts par Rosina, attablée devant un petit verre de rhum blanc et émettant un presque sanglot quand celle-ci accède à son désir d’un «tout petit morceau de porc salé […] avec quelques petites rondelles de bananes vertes [et] un jus de piments Tourterelles…» (217) Elle sentait déjà son corps se réchauffer à ce «joyeux manger» quand, doucement, le froid envahit ses genoux, ses jambes, son corps. Elle touche la neige et comprend qu’elle n’est pas chez Rosina, mais tombée sur un trottoir glacé «heureuse de m’en aller comme ça dans ces lumières moi qui ai toujours vécu dans le nuit.» (219) Quelques jours plus tard, se retrouvant dans le «Trou», elle se surprend à rigoler en comprenant que son ivresse ne venait ni du vin ni des cigarettes «mais de l’odeur de vie, des couleurs de beauté, du goût de tendresse» (220) qui lui venait du fumet d’un plat de porc aux bananes vertes.

    A-t-elle enfin quitté la nuit, la malédiction, la souffrance de son passé? Elle est entrée dans la durée du vécu et la latence de ce passé. C’est par les mots qu’elle retrouve le port d’âme de son ancêtre, la mulâtresse Solitude, «grand morceau du Monde» dont elle espérait avoir hérité «une goutte minuscule de son sang.» (114) Alors la nuit dont sa peau avait hérité la riche et mystérieuse couleur bleue sombre, ne sera plus maudite et le sang des mots rejoindra le sens, la dignité d’une vie, la sienne.

    Notes

    1] J’emploie les termes «maudition, paroleur, déparler» pour rendre mieux le langage créolisé choisi par les auteurs.
    2] Simone et André Schwarz-Bart. Un plat de porc aux bananes vertes. Paris; Le seuil, 1967, p. 19. Désormais toute citation extraite de ce texte sera indiquée par le numéro de page entre parenthèses.
    3] J’emploie ici le terme anglais intraduisible en français.
    4] «Doxa»: opinion courante.
    5] La «signifiance» a été développée par Julia Kristeva et Roland Barthes. Cette notion permet de rompre avec le rapport signifiant/signifié. Dans un mouvement d’association libérée de la contrainte de la logique, le signifiant mène vers un autre signifiant dans le désir métonymique d’un sens autre.
    6] La notion de déliaison a été développée par Andrée Green dans son ouvrage: La déliaison, Paris, Hachette Littératures, coll. «Pluriel», 1998. La déliaison confère au langage une dimension nouvelle car il n’est plus considéré comme l’outil voué à transcrire le monde selon un programme logique préétabli, mais l’instrument qui permet de dire ce monde autrement. Elle concerne aussi bien l’écrivain que le lecteur, celui qui parle et celui qui écoute. Il ne s’agit plus de nous confirmer dans la logique d’un monde mais de créer un sens jusque là absent dans ce monde vers lequel écrivain et lecteur vont converger.
    7] J-M Lemelin dans «Sémiotique et psychanalyse: psychanalyse ou sémiotique», www.ucs.mun.ca.
    8] «Au-delà du principe de plaisir», Essais de psychanalyse, traducteur S. Jankélévitch, Paris, Payot, 1968.
    9] Monique David-Ménard, Tout le plaisir est pour moi. Paris: Hachette, coll. «Littératures», 2000, p. 27-28.
    10] Comment vas-tu chère? (en italiques dans le texte).
    11] Le «morne» désigne une petite montagne dans la Caraïbe.

    Bibliogaphie

    Simone et André Schwarz-Bart. Un plat de porc aux bananes vertes. Paris, Editions du Seuil.
    Barthes, Roland. S/Z. Paris, Editions du Seuil, coll. “Tel Quel”, 1970.
    Barthes, Roland. Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Editions du Seuil, coll. «Ecrivains de toujours», 1974.
    Barthes, Roland. Le grain de la voix, Paris, Editions du Seuil,1981.
    Barthes, Roland. Le bruissement de la langue, Paris, Editions de Seuil, 1983.
    Bertrand, Michèle. La pensée et le trauma. Entre psychanalyse et philosophie. Paris, L’Harmattan, coll. «Santé, Sociétés et Cultures», 1991.
    Bertrand, Michèle. Pour une clinique de la douleur psychique. Paris, L’Harmattan, coll. «Santé, Sociétés et Cultures», 1996.
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    Green, André. La déliaison, Psychanalyse, anthropologie et littérature. Paris, Hachette, coll. «Littérature. Pluriel», 1992.
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    Kristeva, Julia. Etrangers à nous-mêmes. Paris, Gallimard, coll. «folio essais», 1997.
    Kristeva, Julia. Sens et non-sens de la révolte. Pouvoirs et limites de la psychanalyse I. Paris, Le Livre de poche, coll «biblio essais», 1996.
    Kristeva, Julia. Pouvoirs de l’horreur. Paris, Editions du Seuil, coll. «Points», 1980.
    Régine Robin. Le naufrage du siècle suivi de Le cheval blanc de Lénine ou L’histoire autre. Montréal, XYZ, coll. Histoire des idées, 1995.
    Kristeva, Julia. Cybermigrances.Traversées fugitives. Montréal, VLB, coll. “Le soi et l’autre”, 2004.


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