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  • Écritures de soi en souffrance
    Orazio Maria Valastro (sous la direction de)

    M@gm@ vol.8 n.1 Janvier-Avril 2010

    NÉVROSES DE L’INDIVIDU CONTEMPORAIN ET ÉCRITURE AUTOFICTIONNELLE: LE «CAS» FILS



    Camille Renard

    renardcamille@hotmail.fr
    Doctorante en Science Politique à Paris-II et à l’EHESS.

    Pour explorer les profondeurs inconscientes de son intimité, Serge Doubrovsky a inventé en 1977 pour son ouvrage Fils [1] un néologisme et a nommé un genre: l’autofiction. Le concept d’autofiction permet aux écrivains qui s’en réclament de distinguer leur stratégie narrative à la fois de celle de l’autobiographie et de celle du roman. L’autofiction relève en effet des deux formes puisqu’elle mobilise en même temps l’écriture autobiographique, référentielle, et la «fonction poétique du langage» [2] qui problématise la référence. Postulant un phénomène de double réception, à la fois autobiographique et romanesque, ce genre littéraire associe deux contrats de lecture a priori antinomiques, et en fait un genre intrinsèquement paradoxal.

    Doubrovsky justifie la nécessité de ce double contrat en définissant l’autofiction comme une «autobiographie postanalytique» [3]. Ce genre littéraire novateur veut mettre en évidence le caractère fluctuant, fragmentaire, insaisissable du «moi», exprimé dans une écriture qui s’éloigne du signifié. L’écriture de la cure analytique exprimerait grâce à l’autofiction l’inconscient de l’auteur/narrateur. La psychanalyse ayant battu en brèche la notion d’identité personnelle qui fonde traditionnellement l’écriture du «moi», l’ambition de l’autofiction consiste à renouveler le genre autobiographique. Or tout en instituant une écriture de l’inconscient, «postanalytique», Doubrovsky tient un discours sur la portée socio-culturelle de son œuvre. L’autofiction littéraire révèlerait les évolutions d’un individu contemporain à l’identité équivoque.

    À partir du discours de Doubrovsky et de ce qui dans la sociologie de l’individu le corrobore, la problématique de notre réflexion revient à examiner l’idée selon laquelle l’autofiction littéraire est le signe d’un rapport nouveau que l’individu entretient avec lui-même. En utilisant comme matériau d’analyse le projet de Doubrovky tel qu’il s’exprime dans Fils, ouvrage-manifeste, il s’agit de mettre au jour les écueils épistémologiques induits pas un certain usage du matériau littéraire. En effet, certains discours se fondent sur les textes littéraires pour porter un regard sur le réel, et en particulier dans le cas de l’autofiction, sur les mutations de l’individu contemporain. Les productions symboliques, qui par définition ne connaissent pas de rapport transparent vis-à-vis du réel, sont ainsi utilisées pour tenir un discours à vocation scientifique concernant les évolutions socio-culturelles. Ce discours sur un «esprit du temps» caractérisé à partir de l’autofiction est à examiner à la lumière de l’épistémologie des sciences sociales car la fragilité de leurs bases théoriques quand elles utilisent le matériau littéraire conduit à porter sur la société un regard erroné. Il s’agit davantage de débusquer les méthodologies douteuses, de les retrancher dans leurs postulats inconscients, d’exposer des impensés épistémologiques, que d’élaborer une théorie constituée de l’esprit du temps et de ses outils conceptuels. Nous poserons ainsi sans doute plus de questions que nous y répondrons.

    Le raisonnement se construit en trois moments, révélant les rouages du discours sur l’esprit du temps. Il s’agit d’aborder en premier lieu la façon dont l’autofiction est présentée par Doubrovsky comme une cure analytique, qui révèle les souffrances de l’individu contemporain (I). Nous verrons ensuite comment se construit l’extrapolation, du plan textuel, au discours sur les évolutions de l’individu, développant les caractéristiques d’un «esprit du temps» grâce notamment aux conclusions de la sociologie de l’individu (II). Nous envisagerons enfin dans une partie critique les écueils et obstacles qui fissurent ce type de discours, en mettant en lumière les questions épistémologiques qu’il suscite (III).

    I Le projet de Fils: l’autofiction, écriture de la cure analytique

    «Dans la séance d’analyse comme dans la séance d’écriture, céder l’initiative aux mots, c’est céder l’initiative aux maux.»
    Serge Doubrovsky, «Écrire sa psychanalyse» [4]

    Il s’agit de comprendre comment le matériau littéraire peut être utilisé pour tenir un discours sur les évolutions socio-culturelles. Ce raisonnement s’effectue en prenant le cas particulier de l’autofiction littéraire dans l’œuvre de Serge Doubrovsky, le géniteur du terme. Il se construit en deux phases. D’abord, une approche du texte de Doubrovsky, qui caractérise l’autofiction comme écriture de la cure psychanalytique. Puis le passage dans le discours de Doubrovsky de l’autofiction comme projet singulier d’une conscience qui se tourne vers elle dans l’écriture, à l’autofiction comme reflet d’une mutation du rapport que l’individu entretient avec lui-même. Ainsi est proposée à travers la voix d’un des acteurs historiques de la scène autofictionnelle une hypothèse concernant la production symbolique (littéraire), comme reflet des évolutions de l’individu contemporain, en l’occurrence d’un individu névrosé, qui s’exprime dans la cure psychanalytique.

    Les trois modalités d’une écriture de la cure analytique dans Fils

    Serge Doubrovsky écrit pour la première fois le terme «autofiction» dans le prière d’insérer de son ouvrage Fils, en 1977. Il avoue rêver pour ce texte d’une «communication plus directe d’inconscient à inconscient (…) par l’éclatement de l’écriture.» [5]. Le projet du père de l’autofiction tient originellement en une expression de l’inconscient, qui se donnerait dans une écriture de la cure. La proposition d’un genre littéraire nouveau associe ces trois éléments: l’inconscient, l’écriture, la cure analytique.

    L’expérience de la cure dans Fils nourrit et informe le texte sur trois plans. D’abord, le narrateur relate une séance d’analyse dans le chapitre central de l’ouvrage. La journée qui sert de cadre narratif à l’expérience autofictionnelle de Doubrovsky est marquée en fin de matinée par une séance de psychanalyse. Ce moment est exprimé typographiquement dans le texte par des italiques, et dans une forme non traduite, en anglais. Ensuite, au fil du texte, Doubrovsky se substitue à l’analyste pour expliquer et développer le dialogue qu’ils ont eu auparavant. Les questions que le narrateur se pose, mimant l’acte analytique, sont retranscrites en italique. Enfin, dans un processus de remémoration constant au cours de la narration, le héros revisite les scènes réactivées par l’analyse, les souvenirs laissés par la cure. De façon encore moins visible que dans les deux premières modalités de l’écriture analytique, le discours intérieur du narrateur/auteur scande l’ouvrage de Doubrovsky, qui finit par intérioriser le discours de l’analyste, dont le personnage disparaît, et s’approprie totalement ce discours, dans ce qu’on peut finalement appeler une entreprise d’auto-analyse. Le discours mémoriel se confond progressivement avec le flux de l’inconscient, dont l’écriture détiendrait pour l’auteur une portée curative et cathartique. À travers les mots, les «maux» trouvent à se dire, permettant au sujet clivé de se réconcilier.

    La séance d’analyse dans Fils représente, avec le cours sur Racine, l’un des deux moments clé du texte. Celle-ci ne constitue cependant pas le point nodal de la démonstration d’une écriture autofictionnelle sur le modèle psychanalytique. Il s’agit en effet d’établir que l’ensemble du texte autofictionnel condense et mime le travail analytique. Le projet de Fils est explicité dans ce sens par Serge Doubrovsky: il s’agit d’écrire la cure d’un individu qui se cherche, lui-même.

    Le projet autofictionnel: Doubrovsky fait sa psychanalyse

    Doubrovsky analyse le projet à l’origine de Fils dans un des chapitres de Parcours critique, intitulé «L’initiative aux maux: écrire sa psychanalyse» [6]. Il explicite sa pratique d’écrivain comme recouvrant précisément le travail de l’inconscient à l’œuvre dans la cure analytique. «La névrose du narrateur s’organise exactement dans la structure du déchirement généralisé entre des pôles contraires» [7]. Après avoir vilipendé les défaillances de l’écriture analytique telle qu’elle se pratiquait à son époque, dans les années 1970, Doubrovsky défend et illustre sa propre pratique d’écriture dans Fils.

    Doubrovsky cherche dans ses textes autofictionnels la formulation littéraire pertinente pour «faire passer l’inconscient dans l’écriture». Le travail sur le signifié permettrait d’accéder de façon adéquate au langage de l’inconscient. L’auteur procède à une explication de texte détaillée de sa propre production, pour en extraire les points de concordance avec la méthode freudienne. Il poursuit son analyse en affirmant hanter son texte (et hanter ses lecteurs) de sa «névrose existentielle»: «Le statut de l’écriture ne fait qu’un avec la névrose de l’écrivain» [8]. Doubrovsky dit ainsi poursuivre l’objectif de «maintenir la catégorie du récit, mais selon d’autres aiguillages, ouverts aux impulsions de l’inconscient» [9].

    À partir de cette proposition, le projet de Fils est généralisé à l’ensemble du genre autofictionnel, tel que l’entend le géniteur du terme. La question qui se pose apparaît de cette façon transposée du dessein d’un roman à celle d’un genre tout entier. J.-F. Chiantarellon, qui a consacré une partie de ses recherches au lien entre écriture de soi et psychanalyse, peut ainsi affirmer qu’avec Fils, «la notion même d’autofiction naît de qualifier un projet littéraire structurellement lié à la mise en fiction du geste d’écrire sa cure» [10]. Doubrovsky y propose en effet une véritable charte de l’autofiction. Élaboration consciente d’une écriture de l’inconscient, ce nouveau genre littéraire a pour ambition de réaliser l’objectif de la psychanalyse dans l’écriture. L’autofiction se donne comme une forme moderne de l’expression des névroses et souffrances de l’individu contemporain, à l’opposé de la forme autobiographique figée sur la conception archaïque d’un individu dépassé. L’autofiction viole, dans son principe, l’apparente opposition entre le pacte autobiographique (référentiel) et romanesque (fictif). L’écriture de l’inconscient s’apparente ainsi à la modalité fictionnelle du projet autobiographique; l’autofiction se donne comme telle - répondant au pacte autobiographique, lui-même biaisé par la fiction - parce qu’elle est originellement tentative d’expression de l’inconscient. «Pacte délibérément contradictoire» [11] selon G. Genette, l’autofiction est paradoxale parce que chez Doubrovsky, et de façon paradigmatique dans Fils, elle se veut écriture de la cure analytique.

    Le projet de Doubrovsky dans sa première autofiction démontre qu’une écriture de l’inconscient se fait nécessairement sur un mode à la fois fictionnel et référentiel. L’écriture de l’inconscient, qui mime dans le texte la cure analytique, apparaît par conséquent comme définissant intrinsèquement l’autofiction, dans son double projet contradictoire (fictionnel et référentiel). Cette écriture détient éventuellement une utilité thérapeutique, si celle-ci est l’expression sincère des méandres de l’inconscient. Mais pour le cheminement de notre réflexion, l’important est de comprendre à quel point l’écriture de la cure détermine essentiellement la définition de l’autofiction. Ainsi Doubrovsky passe de la caractérisation de son projet dans Fils à celui de l’autofiction tout entière. Ainsi l’analyse peut passer, avec Doubrovsky, de l’hypothèse selon laquelle Fils est une écriture de la cure analytique à l’idée selon laquelle l’écriture autofictionnelle mime le mouvement de la modernité, celui de l’écriture des névroses de l’individu contemporain.

    II Le projet de Doubrovsky: l’autofiction, expression de la modernité littéraire, révèle les souffrances de l’individu contemporain

    Dans ce deuxième temps de l’analyse, il s’agit de recouper les caractéristiques des relations qu’entretient l’autofiction avec la psychanalyse et modernité, pour comprendre comment peut s’élaborer l’association entre autofiction et expression d’une réalité socio-culturelle. Dans cette perspective, le discours de Doubrovsky est utilisé pour analyser ce processus. Mais ici, dans la mesure où l’examen met en cause une réalité socio-culturelle, les analyses d’Alain Ehrenberg sont mises à profit afin de mieux comprendre, à l’aide de l’approche sociologique, la portée du discours de l’écrivain sur la réalité sociale de l’individu contemporain.

    Les affirmations de Doubrovsky: l’autofiction exprime les névroses de l’individu contemporain

    Serge Doubrovsky identifie clairement une implication entre son projet autofictionnel et les évolutions socio-culturelles, ou les valeurs collectives concernant en particulier la façon dont l’individu se représente lui-même. Dans l’ensemble de son discours réflexif sur sa démarche d’écriture, et de façon particulièrement claire dans le numéro de mars 2005 du Magazine littéraire [12], l’écrivain et critique littéraire propose une analogie entre autofiction et questions propres à l’individu contemporain.

    L’écrivain propose dans cette perspective une comparaison éclairant une rupture historique entre les époques, et justifiant le caractère «moderne» de l’autofiction quant à sa captation des problématiques de l’individu. Le parallèle est ainsi fait entre les XVIIIe - XIXe siècles et l’époque contemporaine. L’article en question a été écrit en 2005, mais les allusions à L’ère du soupçon de Nathalie Sarraute conduisent à penser que le point de bascule des représentations collectives est situé à partir des années 1950. Doubrovsky avance qu’auparavant: «grâce à une sincérité et une introspection rigoureuses, l’écrivain pouvait construire un récit cohérent, récapitulatif, qui se voulait une synthèse chronologique et logique de son existence.» [13] Mais la modernité - voire la postmodernité -, qui a introduit un schisme dans la façon dont l’individu se perçoit, modifie l’essence du projet autobiographique, et justifie la naissance d’un genre nouveau: l’autoficiton. «Depuis, les critères de «vérité», de «sincérité», de «fiction», ont changé. (…) Le personnage, projection textuelle de la personne, a éclaté, la nature même du «moi» a simultanément changé» [14]. Ainsi l’autobiographie classique, fondée sur le postulat d’une possible connaissance de soi, est devenue impossible, elle ne peut ambitionner de dire la vérité, ou selon les termes de Doubrovsky, elle est «discréditée sur le plan aléthique» [15]. «La théorie psychanalytique a oblitéré les anciennes représentations de la psyché, de la mémoire, de la sexualité, du comportement humain en général. On ne peut donc plus raconter sa vie à la manière de Rousseau ou de Chateaubriand» [16]. L’écrivain fait de cette manière de l’autofiction le réceptacle des évolutions de l’individu: la personne devient un objet problématique, et le texte reproduit cette complexité dans un genre littéraire qui évolue en symbiose avec les mutations sociales, à la fois impulsées et mises au jour par la psychanalyse. «Fragmenté, scindé, schizé, il (l’individu) est coupé de la conscience immédiate de soi par le voile obscur de l’inconscient post-freudien. (…) Dès lors, la ligne de l’écrivain sera de d’inventer la ‘ligne de fiction’ qui lui paraît la plus révélatrice de sa propre existence, avec l’écriture romanesque de notre temps.» Avec cette dernière expression («l’écriture romanesque de notre temps»), Doubrovsky insiste sur l’analogie entre l’autofiction et une expression littéraire au plus près de l’esprit de l’époque, c’est-à-dire qui colle aux caractéristiques de l’individu moderne.

    Les affirmations de Doubrovsky concernant le lien entre littérature autofictionnelle et individu contemporain de la part d’un écrivain n’auraient pas de grande portée si tout un pan de la sociologie n’avait pris en charge d’ausculter l’individu contemporain, validant les hypothèses de Doubrovsky quant à l’observation de l’individu. Alain Ehrenberg aborde cette question par le biais sociologique, notamment dans La fatigue d’être soi et Le culte de la performance. Ce discours sociologique vient corroborer l’affirmation de l’écrivain, et réassurer la légitimité de son propos. Si l’objet de notre étude est d’envisager comment le lien entre littérature et société est construit, et qu’Ehrenberg n’utilise pas le matériau littéraire dans ses analyses, il est pourtant intéressant de l’aborder pour comprendre dans quelle mesure le discours littéraire s’insère dans un «esprit du temps», qui théorise les évolutions de l’individu contemporain.

    Les corroborations de la sociologie de l’individu

    Dans le troisième tome de sa trilogie concernant les évolutions de l’individu contemporain, La fatigue d’être soi. Dépression et société, [17] Alain Ehrenberg se propose d’analyser l’état psychique de l’individu en proie à ses propres mutations dans la société française actuelle. Le sociologue établit notamment des corrélations entre la société et la crise identitaire de l’individu actuel, qui s’exprime dans le phénomène de la dépression. L’approche sociologique d’Ehrenberg s’attache ainsi à traiter la dépression dans son contexte, c’est-à-dire comme un phénomène directement lié au mode de fonctionnement de la société moderne.

    Dans le troisième chapitre de La fatigue d’être soi, intitulé «La socialisation d’une pathologie indéfinissable» [18], l’approche historique de la dépression permet à Alain Ehrenberg d’examiner le processus social de diffusion de la dépression, et de son corollaire, la cure psychanalytique, qui répond aux demandes de plus en plus fréquentes des dépressifs. Les rapports entre la société et la dépression sont plus précisément analysés dans le chapitre intitulé «Le front psychologique: la culpabilité sans consigne» [19]. L’évolution constante du nombre de dépressifs depuis les années 1960/70 serait liée à l’«insécurité identitaire» dans laquelle serait plongé l’individu, insécurité liée paradoxalement à la surabondance de biens dans les sociétés occidentales. Parallèlement à une augmentation de la couverture médiatique de la dépression, celle-ci est décrite comme une pathologie du changement destinée à croître au fil des améliorations sociales. Sans conflit psychique interne, sans réelle angoisse, le nouveau type de patient qu’est le dépressif apparaît comme «chroniquement vide» et «prisonnier de son humeur». Cet état déficitaire est une pathologie de l’identité, pathologie «narcissique»; dans un contexte de généralisation de la norme d’autonomie, l’individu a du mal à s’identifier, il a une vision du «moi» trop idéale pour se concrétiser. La dépression est ainsi présentée comme fondamentalement liée à la société [20]; les trois symptômes de cette pathologie sont des réponses directes aux mutations de la société occidentale contemporaine: asthénie, insomnie, anxiété, constituant ce que le sociologue appelle une «vogue de la souffrance» [21].

    Que nous apprend Ehrenberg des conclusions que tirait Doubrovsky sur l’autofiction comme expression des névroses de l’individu contemporain? Non seulement le sociologue corrobore l’idée que la psychanalyse est incontournable dans le monde contemporain, ce qui expliquerait en partie la forme d’une écriture de l’inconscient à laquelle se livre Doubrovsky. Les mutations de la vie moderne permettraient aux individus de porter un regard nouveau sur leur psyché, de s’y intéresser davantage pour mieux se connaître. On assiste alors à une psychologisation de la société, perceptible dans ses productions littéraires. Mais plus profondément, l’autofiction révélerait l’état de «pathologie narcissique» propre à la société de la deuxième moitié du XXe siècle, que le sociologue décrit dans ses ouvrages. Le projet de Doubrovsky paraît légitimé dans cette mesure à recouvrir une réalité sociale: le constat d’un individu clivé et névrosé est rendu par la sociologie de l’individu; Doubrovsky semble fondé à affirmer que le genre né de sa plume révèle un «esprit du temps» concernant l’individu contemporain.

    Nous avons cherché dans ces deux premiers moments de la réflexion à comprendre le processus qui a conduit Serge Doubrovsky à affirmer que son œuvre était l’expression privilégiée des souffrances de l’individu contemporain. Le «cas Doubrovsky» [22] est paradigmatique de cette forme de discours qui utilise le matériau littéraire pour en extraire des valeurs collectives, ici, les névroses individuelles contemporaines. Non seulement l’écrivain est le géniteur du terme, mais encore le caractère autoréflexif de son œuvre permet une approche complète de ce type de discours. Néanmoins, ce «cas» n’est qu’un exemple parmi d’autres, qui tissent des liens entre littérature et société. Mais l’analogie n’est pas si aisée à formuler entre mutation socioculturelle et expression littéraire. Il s’agit par conséquent de révéler les impensés de ces discours, les stratégies d’acteur à l’œuvre, les obstacles méthodologiques, en somme les questions épistémologiques pas toujours assumées mais nécessairement soulevées par le matériau littéraire quand on tient un discours sur le réel.

    III Limites épistémologiques du discours de Doubrovky sur l’autofiction littéraire, reflet des névroses de l’individu contemporain

    L’examen du «cas Fils» invite à se questionner sur le contexte d’apparition du discours sur le genre autofictionnel, et par là, sur les motivations qui ont poussé Doubrovsky à établir une analogie entre sa création littéraire et les mutations sociales. Il s’agit de ne pas oublier que les stratégies des acteurs sociaux à l’origine d’une prise de position contribuent à donner un sens au contenu de leurs discours. La mise au jour de cette stratégie éclaire chez Doubrovsky les ressorts de l’analogie entre production littéraire et réalité socioculturelle. Mais surtout, le décryptage de cette stratégie est à mettre en relation avec l’instrumentalisation plus générale du matériau littéraire par les sciences sociales [23]. L’analyse épistémologique permet ainsi de faire valoir combien l’objet littéraire est maniable pour les sciences sociales, et combien peut être dangereuse sa manipulation lorsqu’il en est extrait des représentations collectives.

    Les stratégies de Doubrovsky : promotion du genre autofictionnel

    Une analyse précise du contexte d’apparition du terme d’autofiction dans le prière d’insérer de Fils, qui expose le projet de l’écrivain, éclaire sous un jour nouveau l’entreprise de Doubrovsky. La mise en évidence d’une stratégie de promotion à l’origine de la création du genre autofictionnel permet de comprendre l’ambition de faire de l’autofiction le reflet d’une modernité socioculturelle concernant l’individu.

    Doubrovsky s’inscrit avec l’énoncé paratextuel qu’est le prière d’insérer de Fils dans un contexte socioculturel: la modernité esthétique et culturelle. Doubrovsky fait ainsi référence à la formule de Ricardou [24], qui synthétise les évolutions du roman moderne: l’autofiction contrairement à l’autobiographie, confie, selon Doubrovsky, «le langage d’une aventure à l’aventure du langage». Cette inscription révèle la volonté de rompre avec l’institutionnel: avec l’autobiographie, ou ce «privilège réservée aux importants de ce monde» [25], envisagée avec ironie comme un genre grandiloquent et désuet. À l’opposé de cette forme dénoncée comme dépassée, Doubrovsky propose un genre neuf, offert par un écrivain conscient des problématiques de son temps, résolument tourné vers l’avenir. Le thème de la rupture se déploie dans la présentation du roman autofictionnel, suivant les contraintes de la communication commerciale. Le projet est ainsi résumé dans la formule-choc «écriture d’avant ou d’après la littérature» [26], qui radicalise la posture de l’écrivain, apparemment hors de toute tendance instituée, exprimant le plus authentiquement la conscience (ou l’inconscient) de l’individu ordinaire, anonyme, mais surtout actuel.

    Les nombreux procédés rhétoriques utilisés dans ce prière d’insérer (prétérition, paralogisme, paradoxe, antiphrase…) sous-tendent une argumentation claire: Fils s’inscrit dans un champ littéraire inédit, qui détermine l’usage d’un terme nouveau, d’un néologisme qui labellise l’innovation esthétique. Doubrovsky propose ainsi dans ce texte liminaire, qui pour lui s’apparente à celui d’un «journaliste» [27] une programmatique dont il revendique le caractère novateur de sa démarche en l’insérant dans l’histoire littéraire. Doubrovsky attribue de cette façon la qualité et la valeur d’innovation esthétique à son travail, dès l’apparition du terme tel qu’il a pu perdurer. Ce prière d’insérer répond ainsi à une double fonction d’information et de préconisation. La vocation publicitaire se confond avec le «statut quasi préfaciel» [28], qui indique l’appartenance générique et le projet de l’auteur. Il apparaît de cette façon légitime de prendre en compte le contexte promotionnel de publication pour expliquer l’apparition du terme d’autofiction, et encore davantage l’ambition de son géniteur d’ainsi refléter parfaitement l’esprit du temps, les évolutions de l’individu au plus près de la réalité.

    Non seulement l’autofiction est assimilée au genre paradigmatique de la modernité, et revêt ainsi la qualité de correspondre aux dernières tendances, dans une stratégie auto promotionnelle, mais encore l’autofiction est présentée par Doubrovsky comme le genre qui dit le mieux la réalité de l’individu, et détient dans cette mesure la valeur de témoigner de la réalité contemporaine, ou une valeur de vérité. Or cette stratégie utilise le matériau littéraire pour lui attribuer une portée sociologique. Cette manipulation - au sens littéral de manœuvre qui transforme le produit originel - n’est pas un fait isolé. Elle révèle combien le texte littéraire est malléable. Le caractère flou de son statut épistémique permet en effet tous les maniements, faisant de la littérature le reflet des évolutions socioculturelles. Le cas de Doubrovsky est à inclure dans une somme de discours qui dressent, sans précaution méthodologique, des analogies de structure entre production symbolique et réalité sociale. Ces impensés méthodologiques et épistémologiques sont à examiner pour envisager de façon plus sereine le matériau littéraire comme le signe et le moteur de mutations culturelles.

    Quelle épistémologie du discours sur la réalité socioculturelle à partir du matériau littéraire?

    Avec la stratégie promotionnelle de Doubrovsky, nous avons vu que l’homologie entre le texte et la société était le fruit d’une démarche élaborée pour satisfaire à une politique éditoriale, pour répondre à un engouement, correspondre à un effet de mode. On ne peut conclure aussi simplement qu’il apparaissait à une analogie de principe entre les structures littéraires et les structures sociales.

    a) Les écueils épistémologiques et méthodologiques

    Le discours sur le texte littéraire - et singulièrement, sur l’autofiction -, comme reflet des métamorphoses sociales de l’individu ne s’arrête pas à Doubrovsky et à son prière d’insérer de 1977. Ce discours est porté par un grand nombre de voix (critiques littéraires, écrivains, sociologues des valeurs, etc.), qui se réclament parfois d’une autorité théorique, souvent d’une légitimité scientifique. Or il est important de revenir sur la complexité du matériau littéraire quant à une telle utilisation. Il s’agit en effet d’examiner dans ces cas le dénominateur commun de l’analyse: le paradigme sociologique qui fait de la littérature une expression de la société, imprégnée de façon transparente des valeurs et des représentations qui tissent la réalité socioculturelle. Les romans ne peuvent être traités comme des documents faisant accéder à des réalités historiques ou sociales. Parce que le langage intransitif définit la littérature, par opposition au langage communicationnel, et parce que l’artiste et l’œuvre d’art se situent dans une relative autonomie vis-à-vis de la société, le texte littéraire ne peut entretenir de rapport transparent face à un réel qu’il exprimerait de façon immédiate. Les écrivains, et en particulier les romanciers, livrent des modèles incarnés de rapports interindividuels, de formes d'expérience ou de types de raisonnements, qui ne peuvent être pris pour des descriptions fidèles de la réalité empirique. Les œuvres ne transmettent pas de message socialement univoque. Une œuvre d'art ne symbolise pas le social de façon transparente; elle le re-symbolise, c'est-à-dire qu'elle n'est pas dans un cas hypothétique de face à face avec la réalité qu'elle refléterait, mais dans un rapport toujours médiatisé à ses propres instruments, en l'occurrence au langage et à la réalité empirique. La singularité de l’œuvre et de l’artiste interdit par conséquent une prise en compte collective, sociale, de l’autofiction comme réalité littéraire.

    b) Pour une solution dialectique: l’interaction entre autofiction et mutations de l’individu

    Face à ces écueils et obstacles épistémologiques, est-il seulement possible de proposer un état des lieux de l’imaginaire contemporain analysé dans son interface avec le fait littéraire? Comment alors envisager les productions symboliques vis-à-vis des évolutions socioculturelles? Le texte littéraire n’évoluerait-il pas aussi en fonction aussi des mutations sociales et culturelles? L’écrivain n’est-il pas aussi immergé dans les logiques sociales? Son œuvre, de langage, ne suit-elle pas nécessairement les transformations sociales de la langue? L’œuvre, qui se diffuse dans l’espace public après sa parution, ne contribue-t-elle pas aussi à modifier la façon dont la société se pense, dont l’individu s’envisage?

    En pointant les écueils épistémologiques plutôt qu’en proposant des pistes méthodologiques, le raisonnement semble butter sur une aporie. Mais il ne s’agit que d’un temps de la réflexion. Les obstacles ne sont soulevés que pour mieux envisager les rapports, d’interaction cette fois, qu’entretiennent les productions littéraires et la réalité sociale: l’autofiction, écriture de la cure, et les névroses de l’individu contemporain. L’esprit du temps est le produit aussi bien d’un genre littéraire informé par les mutations sociales que des mutations sociales informées par la production littéraire. Ces deux éléments sont à analyser ensemble afin de déjouer les impensés et les pièges d’une manipulation excessive. Il s’agit de veiller à examiner l’interaction entre production littéraire et évolution socioculturelle. L’autofiction, qui s’est fait une place quantitativement écrasante au sein des publications ces dernières années, apparaît aussi bien comme le signe et comme le moteur d’une évolution de l’individu actuel, à la fois fruit et ressort des mutations sociales. Le texte littéraire restitue et contribue à construire des imaginaires collectifs, un esprit du temps. Seul un raisonnement dialectique peut lier une culture, une époque, au geste singulier de création à travers l’intériorisation de l’ensemble des expériences sociales et historiques de cette époque par un artiste dans son œuvre. Il s’agit alors de mettre en évidence des postures synthétiques, orientées vers une conception de l'œuvre comme totalité significative, et non pas vers ses fonctions purement documentaires, dénotatives, communicationnelles, monosémiques. La mise en relation des forces sociales et des contenus artistiques est ainsi davantage conçue selon des schémas de détermination causale complexes révoquant les courts-circuits d'une théorie du reflet mécaniste.

    La création du néologisme d’autofiction, et son succès au fil des années, au même titre que toute innovation esthétique, est rendue possible ou pensable par le développement global de la vie sociale qui la produit. Cette évolution est fonction de plusieurs facteurs agissant en interaction: facteurs idéologiques, sociaux, économiques, techniques, scientifiques…, finissant par modeler un univers intellectuel qui à la fois rend possible l’avènement d’une nouvelle catégorie esthétique, et qui est construit par celle-ci. Cette interaction des différents facteurs est essentielle pour comprendre une innovation, sa diffusion, sa réception et son intégration à la vie sociale dans son ensemble. L’art et la littérature sont ainsi envisagés comme partie d’un processus historique complexe qui contribue à forger les représentations permettant à une époque de se penser, de se comprendre et de changer.

    Conclusion

    Serge Doubrovsky a voulu exprimer la souffrance d’un individu scindé, problématisé par la théorie freudienne et sa mise au jour d’une liberté complexe. Avec cette «écriture de la cure» et l’ambition d’une auto-analyse, il a fondé un genre nouveau, l’autofiction. Le jeu sur les mots, issu d’une volonté d’écrire les méandres de l’inconscient, tel qu’il peut apparaître de façon particulièrement prégnante dans Fils, permet de distinguer l’autofiction des écrits référentiels - scientifiques, juridiques, journalistiques, qui visent en dernière instance la communication d’informations, utilisant le langage comme moyen et non comme fin. Dans l’autofiction, l’écriture du moi se façonne à travers un style qui active plus intensément que dans l’autobiographie la fonction poétique du langage. Mais Doubrovsky est allé plus loin, en affirmant que l’écriture du moi, et son caractère biaisé dans la fiction, révélait une tension singulière, propre aux névroses de l’individualité contemporaine, entre injonction biographique, désir de transparence, et nécessité de se camoufler par les artifices de la fiction. L’écrivain a ainsi fait de l’autofiction le témoin, le réceptacle d’une mutation socioculturelle, celle d’une individualité qui se vit sur un mode scindé dans la société névrosée analysée notamment par le sociologue Alain Ehrenberg. En passant d’un projet d’écriture singulier à une généralisation concernant les valeurs collectives et la représentation de l’individu dans la société, l’écrivain fait un saut épistémologique qui problématise la portée de son discours, d’autant qu’il naît dans le contexte d’une stratégie d’auto promotion.

    Tenir compte de la dimension sociale, celle de l’individu névrosé, dans le texte, ici autofictionnel, conduit à déchiffrer de nouveaux fondements de l’écriture littéraire, ce qui rend celle-ci non pas simple, mais au contraire authentiquement complexe pour une appréhension sociologique ou cognitive. La question du statut de la littérature pour la sociologie des valeurs apparaît dans cette mesure comme un objet-critique de l’ensemble de la pratique sociologique. L'œuvre littéraire consiste ainsi en un objet social hautement sensible, d'autant plus nécessaire à l'analyse des sciences sociales qu'elle met en question la pratique épistémologique de ces dernières. Le texte littéraire redouble en effet les écueils et les richesses de la pratique des sciences sociales, et par là conduit à radicaliser l'urgence de concevoir une épistémologie spécifique à ces formes particulières de discours sur le social.

    Notes

    1] Serge Doubrovsky, Fils, Paris, Galilée, 1977.
    2] R. Jakobson, Essais de linguistique générale, t.1, Minuit, Paris, 1981 (1963), p.218.
    3] S. Doubrovsky, «L’initiative aux maux: écrire sa psychanalyse», in Parcours critique, Galilée, Paris, 1980, p.165-201, p.77.
    4] S. Doubrovsky, «L’initiative aux maux: écrire sa psychanalyse», in Parcours critique, op.cit., p.164.
    5] S. Doubrovsky, Fils, op.cit., p.191.
    6] Doubrovsky, «L’initiative aux maux: écrire sa psychanalyse», in Parcours critique, op.cit.
    7] Doubrovsky, op.cit., p.193.
    8] Doubrovsky, op.cit., p.200.
    9] Op.cit., p.197.
    10] F. Chiantaretto, De l'acte autobiographique. Le psychanalyse et l'écriture autobiographique, Paris, Édition Champ Vallon, 1995, p. 159-180.
    11] Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Le Seuil, 1991.
    12] «L’autofiction en procès?», Le Magazine littéraire, n.440, mars 2005.
    13] Ibid.
    14] Ibid.
    15] Doubrovsky, «Autobiographie/vérité/psychanalyse», in Autobiographiques, de Corneille à Sartre, Perspectives Critiques, Paris, PUF, 1988, p.72-73.
    16] P. Gasparini, Autofiction, Une aventure du langage, Paris, Seuil, Poétique, 2008, p.55.
    17] Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi, dépression et société, Odile Jacob, Paris, 2000 (1998).
    18] Ehrenberg, op.cit., p.93-132.
    19] Ehrenberg, op.cit., p.138-174.
    20] Les questions soulevées par la dépression sont ainsi sociales et «politiques au sens où elles se réfèrent aux principes fondateurs d’une société, c’est-à-dire à l’horizon d’un monde commun. En effet, la difficulté à y répondre résulte de notre souci pour la dépendance. L’individu souverain est à la fois déprimé et dépendant.» Ehrenberg, op.cit., p.278.
    21] Op.cit., chapitre 6, «la panne dépressive.», p.212.
    22] Selon l’expression de J.-F. Chiantaretto dans «Ecriture de son analyse et autofiction: le «cas» Serge Doubrovsky», in revue Recherches interdisciplinaires sur les textes modernes, Université de Paris X, Centre de recherches interdisciplinaires sur les textes modernes, Nanterre, France, n.6, 1993, pp. 165-181.
    23] On entend «sciences sociales» au sens large, à savoir tout discours qui prétend détenir sur la réalité sociale un énoncé scientifiquement légitime.
    24] Voir Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du roman, Le Seuil, Paris, 1978, p.91-111.
    25] Doubrovsky, Fils, prière d’insérer, op.cit.
    26] Ibid.
    27] «Je croyais avoir inventé (le terme d’autofiction) en tant que journaliste, si je puis dire, en écrivant le prière d’insérer pour mon propre livre.» Cette phrase figure dans l’entretien entre Serge Doubrovsky et Philippe Vilain dans son ouvrage Défense de Narcisse, Grasset, Paris, 2005, p.204.
    28] Voir l’analyse de Gérard Genette sur la fonction historique du prière d’insérer, dans Seuils, Le Seuil, «Poétique», Paris, 1987, p.98-107.

    Bibliographie

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