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  • Écritures de soi en souffrance
    Orazio Maria Valastro (sous la direction de)

    M@gm@ vol.8 n.1 Janvier-Avril 2010

    L’AGENCEMENT DE LA SOUFFRANCE DANS L’ÉCRITURE D’HANS HENNY JAHNN



    Barbara Jovino

    barbara.jovino@laposte.net
    Doctorante en littérature moderne et comparée à l'université de Tours et de Constance.

    Lorsque dans ses entretiens avec Walter Muschg, Hans Henny Jahnn (1894-1959) déclare que sa pièce de théâtre Pastor Ephraïm Magnus (1916, Prix Kleist en 1923) répondait à une recherche effrénée et passionnelle de la vérité, que cette œuvre marqua la «liquidation de sa religiosité» [1], il semble que deux aspects importants de son œuvre soient éclairés. L’entreprise littéraire de Jahnn est d’abord une tentative passionnelle de découvrir la vérité. La souffrance qui submerge la passion ressort nettement dans le mot allemand «leidenschaftlich» [2], où le radical «leiden» qui signifie «souffrir» est mis en exergue. La recherche n’a de plus grande souffrance que la vérité, l’exploration de la vérité chez Jahnn est une passion qui exige le refus de l’idéalisme religieux [3]. Jahnn ne procède pas à la liquidation de Dieu, mais désire faire apparaître ce qui, au-delà de l’assignation, se tient dans la nuit du mot Dieu, ce dernier mot «voulant dire que tout mot, un peu plus loin manquera» [4]. L’écrivain mentionne, au sujet d’Ugrino et Ingrabanie écrit la même année que le Pasteur Ephraïm Magnus, la dimension «spirituelle» de sa quête littéraire: Ugrino et Ingrabanie «montre qu’une nouvelle conception du monde, positive, s’est glissée en moi. Un monde différent, non détruit, apparaissait et demandait à être conquis, pas découvert, mais fondé, ou pour le dire plus simplement: créé - monde particulier, que je devais opposer à l’existant. Pour que cela devienne possible, il fallait d’abord faire de grandes découvertes d’ordre spirituel: je devais observer le tissu de l’univers depuis l’autre côté, l’envers.» [5] Si la vérité recherchée par Jahnn nécessite de s’affranchir du médium du tiers institutionnel, c’est que cette vérité, dépassant toute possibilité d’appartenance, est le mouvement de la recherche vers l’inconnu du monde intérieur. La recherche de Dieu, chez Jahnn, est une expérience intérieure.

    Dans les affirmations de l’écrivain se confondent deux espaces: celui de la recherche spirituelle et celui de l’œuvre. L’œuvre n’est pas donnée comme étant le résultat de la quête, elle est le temps et l’espace où écrire devient le processus actif de la recherche, où l’existence de l’auteur est confondue avec l’œuvre, où il n’est plus de distinction possible entre le sujet et son objet, l’objet étant tout à la fois l’envers du sujet et le sujet l’envers de son œuvre. L’œuvre littéraire est ainsi ce qui porte à notre regard et à notre ouïe ce que fut son auteur, puisque celui-ci a fait de l’écriture et du livre le dépositaire et le passeur de sa parole. L’écriture fut pour Jahnn le médium qui sustenta l’expérience intérieure. La littérature comme création d’un rapport fictif de communication se fait l’espace intermédiaire où est mise en abîme et rejouée de manière performative la tentative douloureuse d’entrer en communication avec l’intériorité de soi qui ouvre à la totalité. L’écriture de Jahnn n’est pas une écriture de l’entrée ni de la sortie, elle est une traversée qui porte les stigmates de la souffrance et retrace le geste de son élaboration. Soulevons d’abord ce qui en suspens demeure dans cette affirmation. L’œuvre est certes le don de soi par lequel je romps le silence de mon anonymat, mais il ne va pas de soi que puisse être transmise sans extrapolations la souffrance, si la question de ce qu’elle est n’est pas préalablement posée, ainsi que celle de savoir comment l’écriture de Jahnn, par-delà le contenu de son énonciation, est à même de rendre compte de cette souffrance.

    Pour parler de souffrance, d’une écriture de la souffrance chez Hans Henny Jahnn, il faut donc se demander quels sont les rapports qui agencent l’écriture et quelle est la nature des rapports entre eux pour qu’ils produisent et disent la souffrance. En ces termes, cette question fut celle que posèrent Deleuze et Guattari dans L’anti-Oedipe à propos du désir [6]: quels sont les rapports et comment s’agencent-ils entre eux pour qu’ils deviennent désir? Comment le désir, qui est un agencement mettant en jeu quatre facteurs - territoire, style d’énonciation, état des choses et déterritorialisation -, circule t-il dans cette construction? Bien que ces mots marquent déjà le morcellement de l’être dans le lieu- même où est constituée et articulée sa parole, cette construction n’est-elle pas, elle aussi, indissociable du lieu où elle a été dite et prononcée?

    Agencement du désir et de la souffrance, l’œuvre comme agencement de soi

    Étymologiquement, le mot souffrance signifie ce qui est porté, ce que l’on supporte au sens de supporter quelque chose d’un trop, d’un fardeau que l’on endosse et qui impliquerait un supplément d’effort. Plus généralement, la souffrance est caractérisée par une douleur physique ou morale et dans le langage courant par une distinction entre douleur du corps et douleur de l’esprit. Cependant, lorsque je dis à quelqu’un que je souffre, il m’est demandé si je suis malade ou si je suis démoralisé. Le mot souffrance vient d’abord souligner une indifférenciation première qui empêche toute distinction entre corps et esprit. Dans son acception étymologique, ce mot évoque ce qui, nécessitant un effort supplémentaire, constitue une surcharge douloureuse. Celui-ci implique une réflexivité dialectique, une fracture entre cet état des choses que serait le fait de porter une surcharge douloureuse et ce qui se porterait sans supplément d’effort, et donc sans douleur. Un problème se pose alors: une surcharge, dite ou ressentie comme un trop à porter ou à supporter doit-elle nécessairement être douloureuse? S’il est admis que le couteau qui m’entaille la chair provoque une sensation insupportable et la perte de sang qui me conduit à la mort, qu’en tant que sujet écrivant je ressens l’écriture comme douloureuse, ou que la vue d’un mourant me fait éprouver un écrasement dans la poitrine tel qu’il m’extirpe des larmes, alors la douleur est de prime abord liée à la mort organique, à l’agencement de mon corps biologique et mortel, mais plus profondément, elle est liée à un agencement de l’ensemble de mon être, corps et esprit indissociés, parce qu’elle est un espace où la violence fait se rencontrer les limites de mon corps biologique de même que les possibles sensoriels et perceptifs de mon esprit. C’est un fait que le corps éprouve la douleur, mais le sportif et l’ascète sont des exemples qui indiquent que le seuil de l’insupportable, que les limites du corps sont à même d’être dépassés, voire d’être assujetties par l’esprit. La souffrance apparaît alors comme l’agencement subjectif d’un processus de synthèse de l’esprit, dont la douleur qui la caractérise, physique mais subjective elle aussi, dépend des rapports que l’être entretient avec lui-même, avec son corps et le monde, avec la mort. L’espace du sacré, chez Jahnn, sera le lieu de cette synthèse.

    Territoire

    La pièce de théâtre Pasteur Ephraïm Magnus s’ouvre sur l’agonie du pasteur Magnus, le père d’Ephraïm, de Jakob et de Johanna, dans la chambre à coucher d’une cure, dans cet espace intermédiaire situé aux côtés de la cathédrale où vit le curé: le presbytère. Dans ce monologue, que Brecht avait salué comme l’un des plus grands monologues du théâtre allemand, s’exprime la douleur du Pasteur qui, assailli par la mort, assiste à la décomposition de son cadavre. Proche du théâtre néo-romantique et expressionniste, la pièce de théâtre se structure comme un «drame par étapes» [7], divisé en deux espaces distincts: d’une part, l’espace de la cure qui présente un espace intérieur, celui où meurt le père Magnus et surtout un espace extérieur, ouvert en plein air où se déroule la première partie du texte jusqu’à l’assassinat d’une prostituée par Jakob; et d’autre part un espace intérieur clos, la sacristie. D’un côté se tient la salle arrière de la cure ouverte sur le dehors: ce lieu est l’espace des rencontres et des conventions sociales, l’espace où les enfants rencontrent de futurs prétendants. Cet espace assujetti au monde profane, au mensonge et au masque - qui n’est d’ailleurs pas situé «devant» l’enceinte réservée mais en «arrière»; et de l’autre côté, dans une seconde partie de la pièce, se tient un espace intérieur clos, ancestral et sacré, où les personnages s’offrent aux excès de la transgression: c’est la cathédrale. La pièce dessine un mouvement circulaire qui déplie l’espace de l’intérieur de la chambre à coucher vers l’extériorité du monde social, pour retourner dans l’intériorité obscure et «inviolable» de la cathédrale. A l’inverse de l’espace du dehors, lieu de l’éphémère des rencontres et du simulacre, la cathédrale est un espace possédant une spatialité et une temporalité particulières résistant à l’usure du temps, un lieu collectif traversant les âges et destiné par les hommes à ce qui n’a ni commencement ni fin: il s’agit du temps et de l’inconnu du sacré. Nous avons ici un territoire, un espace architectural monumental à partir duquel est agencée la pièce et localisé le discours des personnages. Selon Deleuze et Guattari, un agencement possède deux faces: «l’agencement machinique de désir» et «l’agencement collectif d’énonciation» [8]. Chez Jahnn, l’architecture monumentale de la cathédrale est l’espace qui structure et accueille le monde intérieur, elle est l’espace clos du désir et de l’interdit, de la fascination et de l’angoisse. Cet espace, qui devient pour l’écrivain l’objet d’une conquête suscitant la violation de l’inviolable, préfigure un espace de crise et de transformation. La découverte de l’espace intérieur implique d’abord d’abandonner l’espace du visible de la représentation évoqué par le masque, en cela que cet objet symbolique constitue un relais, sinon un obstacle, à l’accès de la dimension intérieure véritable de l’être. La vérité n’a cependant pas d’objet intelligible, placé dans un lieu sacré, il lui est conféré l’étendue des possibles de l’inconnu, une infinité de possibles.

    Style d’énonciation

    Dans la cathédrale, la pièce acquière une dimension polyphonique [9]. Les voix des trois personnages, suppliant un ciel vide, cherchent une réponse à la vérité de l’existence de Dieu par la dialectique, espèrent une voie pour rejoindre sa présence. Rappelons ici les derniers mots du père Magnus évoquant les chemins qu’il désigne à ses enfants: «Il n’y a que deux voies qui sont sûres. L’une est merveilleuse, l’autre terrible. L’une consiste à vivre les choses qui sont voulues, pleinement, sans retenue - aimer, vivre l’amour tel que Dieu le voulait: être criminel. Et l’autre: devenir l’égal de Dieu, prendre sur soi tous les tourments sans jamais être délivré; car Dieu est ainsi, depuis qu’on a dédaigné son amour et l’a crucifié. [...] La troisième voie, sans issue, est la mort.» [10]

    Jakob représente la voie du crime [11] et Ephraïm la tentative de devenir l’égal de Dieu. Le déploiement de leur discours n’est pas sans rappeler l’exigence circulaire qu’évoqua Blanchot, inspiré par la dialectique hégélienne, à propos de la dialectique de l’être dans L’entretien infini: «L’être se déploie comme le mouvement tournant en cercle, et ce mouvement va du plus intérieur au plus extérieur, de l’intériorité non développée à l’extériorisation qui l’aliène et de cette aliénation qui l’extériorise jusqu’à la plénitude accomplie et réintériorisée.» [12] De l’intériorité qui est centre, la pensée dialectique se meut jusqu’à l’extériorité où, renversé par d’infinis glissements, elle retourne au foyer de son énonciation. Circulaire, elle offre un parcours que l’exigence des opérations discursives de l’esprit conduit à l’aliénation. Elle débute et s’achève à l’intérieur de l’être. C’est sûrement à cette découverte - dont la dialectique est le médium extériorisant une aliénation qui, pour ouvrir l’être à son intériorité, doit anéantir sa démesure - à laquelle répondent les premières phrases du roman expérimental Ugrino et Ingrabanie: «J’ai au fond de mon âme un monde; mais c’est comme s’il était en ruines et démoli, parce qu’il est tombé de haut» [13]. La recherche de la vérité est alors ce qui rend toute recherche impossible, de sorte que cette impossibilité devient l’état extrême où l’être se pense tel qu’il lui faudrait mourir. La recherche est la permanence du questionnement, la négativité de Dieu en tant qu’il incarne la question qui ne peut cesser. Elle aliène car elle est ce qui épuise toute parole, elle porte au supplice qui précède l’expérience où l’être sera renvoyé par le non-savoir à son intériorité, renvoyé à cette vacuité par laquelle il pourra se rendre disponible à l’écoute de la totalité. Le supplice de l’exigence circulaire est ce qui, remettant tout en question, conduit à l’extase du non-savoir comme plénitude de la mort réintériorisée.

    Le parcours de cette recherche de soi est restitué par un agencement d’énonciation qui rend compte de la composition polyphonique du Pasteur Ephraïm Magnus. Jahnn mentionne dans les didascalies que la seconde partie de la pièce est traversée par la musique de Bach. Il a été retrouvé sur la table de travail du musicien l’Ars Combinatoria de Leibniz. De même que la musique de Bach travaille la variation, la dialectique articule le discours par combinations, opère par glissements variationnels et permutations. Il faut rappeler ici la passion que Jahnn voua à l’orgue - il devient théoricien et réparateur d’orgue à Hambourg - pour comprendre que les instances discursives du texte forment des voix dialogiques, que les voix figurent les différents tuyaux d’un orgue transformant la matière sonore et textuelle en un agencement instrumental complexe, multiple et symphonique. Cette matière textuelle avance non par enchaînements, mais par associations juxtaposées, par variations. Ce qui détermine la phrase est davantage son rythme et son souffle que sa syntaxe. L’œuvre en ce sens façonne un style d’énonciation qui, au travers des variations combinatoires et dissolues de la dialectique, porte l’être aux limites du langage et de son entendement. C’est dans la dialectique que se dit et s’éprouve la souffrance, au travers du rythme fragmentaire où s’exalte l’exigence circulaire de l’entretien infini.

    Désir et souffrance: état des choses

    Assemblons ce qui est épars. Si l’espace de la conscience intérieure est représentée par la cathédrale, que l’orgue est, non sans coïncidence, l’instrument de prédilection de cet espace, l’agencement complexe donne au texte de Jahnn son moteur et son objet illimité: l’intériorité est l’espace d’infinité où le sujet, morcelé au travers des voix polyphoniques, devient infiniment pluriel et multiple. A l’agencement du texte cathédrale/orgue, répond l’agencement métaphorique espace intérieur/multiplicité du sujet: architecture de soi. Le mouvement de la recherche se situe dans cette transposition fantasmagorique et imaginaire d’un lieu réel dans l’espace extra-diégétique de la narration au travers duquel circulent les mouvements des voix polyphoniques qui incessamment questionnent l’objet de leur désir. L’architecture comme espace et l’espace du corps de la conscience comme organicité architecturale ont justement pour Jahnn comme enjeu de «conférer une articulation rythmique à la matière» [14]. Si la construction d’un agencement est, selon Deleuze et Guattari, l’expression du désir, écrire devient alors la manifestation de ce désir. L’aspect architectural ici l’emporte sur l’aspect «machinique» du désir et le parcours circulaire de l’espace se confond avec le mouvement circulaire du discours. L’agencement du désir et l’agencement collectif d’énonciation sont chez Jahnn assemblés dans un lieu architectural unique qui implique à la fois l’illimité du sacré, la mémoire collective, la multiplicité des sujets, et la violence d’une transformation à venir.

    La souffrance est énoncée dans un agencement qui met en rapport un territoire sacré, étant ici la diégèse/la cathédrale - un territoire qui, nous le verrons, est hétérotopique - à un style d’énonciation qui fonctionne selon deux niveaux: l’énonciation est produite par des locuteurs (Père Magnus, Ephraïm, Jakob, Johanna) dans l’enceinte du sacré. La nature des énoncés a pour objet le questionnement des attributs de Dieu, ils donnent à entendre les hurlements intérieurs des protagonistes affectés par l’impossibilité de prouver l’éternité et de trouver la certitude. C’est ce que Deleuze et Guattari ont appelé état des choses. Chez Jahnn, les locuteurs s’adressent tantôt à leur interlocuteur et à eux-mêmes, tantôt à la présence invisible d’une potentialité discursive. Situés dans l’espace impersonnel et communautaire de la cathédrale, ils s’adressent à la communauté absente et virtuelle de ceux qui ont souffert au nom de Dieu, comme Jahnn s’adresse à l’intention et la place de ceux qui peuvent entendre. Énonciation et énoncé s’articulent autour d’un rythme qui devient le medium permettant d’agencer le rapport entre dire et dit, ce rythme étant marqué dans la pièce par la circularité et le fragmentaire. Ainsi, si le désir est ce qui coule au travers des agencements, de même que la dialectique coule au travers de l’agencement d’énonciation, la souffrance correspond à un espace d’obstruction et d’écrasement traversé par des éléments exerçant une force d’intensité variable sur le sujet. Et si le désir est un enchaînement de flux, la souffrance est ce qui fragmente l’enchaînement des flux du désir puisque alourdi et lesté. Le sujet porte dans la cathédrale l’insupportable: il porte le poids du sacrifice collectif et religieux ayant permis de construire cet édifice, il porte le poids du verbe et de la religiosité. Si l’écrasement réprime et empêche le pas, il est aussi ce qui fascine et suscite le dépassement de l’insupportable. Le texte de Jahnn agence et rassemble autour de la fascination l’espace de l’écrasement et l’espace du désir de l’incommensurable. Là, souffrance et désir sont liés. La souffrance apparaît alors comme une construction asymétrique du désir, comme l’envers de son agencement. Elle aboutit chez Jahnn au désir d’un ensemble où coexistent entre - eux de manière complexe une multitude d’objets et de discours (religieux, politiques, juridiques), parce que cet ensemble (cathédrale), vécu comme une violence faite au désir lui-même, révèle l’assignation, mais surtout, révèle la puissance d’exaltation du non-savoir liée à l’inintelligibilité de Dieu. La souffrance doit alors être pensée comme un médium rendant compte de la manière dont Jahnn pense et désire le monde, et de la manière dont il est pensé par le monde et le supporte. De plus, elle est supplice lorsque, inséparable du désir, elle s’y confond [15]. Le supplice jouit de l’anéantissement, il est une souffrance désirante comme préliminaire à l’extase de la plénitude. C’est pourquoi la mise à l’épreuve et la transgression deviennent les objets du désir permettant d’atteindre la douleur qui conduira à la limite du représentable et du possible. L’aliénation est alors ce moment essentiel où, anéanti en son centre, l’être est pulvérisé pour atteindre au désordre d’intensités décuplées par le fragmentaire. L’écriture du Pasteur Ephraïm Magnus montre que désir et souffrance sont les deux versants d’une même machine. On ne peut arrêter ni la machine-désir ni la machine-souffrance sous peine d’arrêter toute la machine.

    L’agencement-cathédrale de Jahnn incarne l’espace du franchissement et de l’entrave où la souffrance, non mesurable ni échangeable, découle de l’intensité des forces en présence dans les rapports selon une répartition de l’intensité de ces forces dans l’espace. Il ne s’agit pas de valeur chez Jahnn mais d’intensité. Le rapport de ces forces produit la violence. Celle-ci est une question délicate puisqu’elle est subjective. Tout le monde ne ressent pas la douleur de la même manière et selon les mêmes états des choses. Chez Jahnn, la cathédrale est supplice, mais ce qui est énoncé en tant que souffrance est le relais. Le relais exerce sur l’être un pouvoir autoritaire, le violente, il est situé entre l’être et son intériorité et en fourvoie le passage. Le fourvoiement est certes imputé à l’exotérisme religieux, aux conventions bourgeoises et sociales, mais en tant que le langage est un relais de la communication, qu’il représente et organise les opérations de la pensée selon des modèles d’agencements (mot, phrase, discours), le langage assujettit l’expérience intérieure à l’ordre du discours et de la représentation. L’autoritarisme du mot, chez Jahnn, fait violence à l’indicible, entrave ce qui, par-delà toute parole, s’exprime dans le sensible, là où l’esprit, descendu dans le corps, accueille une sensation organique plus vive encore que ne pourrait l’exprimer aucune parole. Muschg rapporte à propos du langage de Jahnn cette note: «C’est comme si le langage était constamment crée dans sa bouche. Toute mécanisation, toute naïveté spontanée lui font défaut; un relais sépare la pensée de son expression [...] c’est pourquoi il ne peut pas, dit-il, faire face à un flot de parole: il ne dispose pas avec assez de facilité de son langage.» [16] Le langage est le relais qui empêche la libre circulation de la parole en cela que la parole nécessite la codification du langage pour exprimer le sensible. L’émoi inspiré par le «battement rythmique grandiose qui régit le devenir et le périssable révolus d’une éternité en une autre» [17] est un flot éprouvé intuitivement par le corps et l’esprit que le langage avilit. La cathédrale, en tant qu’espace où l’inintelligible est rendu au sensible, est la construction qui ouvre l’être au bouleversement de l’indicible. Et inversement, en tant qu’espace investi du dogme et de l’assignation, elle enferme l’être dans le simulacre duquel il tente de se défaire. Bien qu’édifiée selon des codes, des agencements collectifs d’énonciation et de désir, la cathédrale est un espace qui ne requière aucun savoir préalable, mais s’offre à celui qui veut y pénétrer.

    Déterritorialisation

    La localisation de l’imaginaire dans un lieu sociétal concret est ce que Foucault nomme l’hétérotopie. Comme exemple d’hétérotopie, Foucault désigne le cimetière, lieu proche de la crypte, où défèque le personnage principal d’Ugrino: lieu qu’il altérera et par lequel il sera altéré. Foucault parle d’«hétérotopie de crise», espace qu’il tient comme particulièrement présent dans les sociétés dites «primitives» et qui recouvre des lieux privilégiés sacrés réservés à des individus en état de crise. La cathédrale dans Pasteur Ephraïm Magnus est une «hétérotopie de crise». Elle appartient à la phase de réintériorisation de la quête où s’achève la douloureuse transformation intérieure de l’être en vue de la sagesse philosophique. La cathédrale est aussi, en tant qu’espace situé hors du temps, l’exacte définition de ce que Foucault appela «l’hétérochronie», tandis que le bateau, lieu de l’action du Navire de bois, première partie de la trilogie Fleuve sans rives (1936-51) de Jahnn, est selon Foucault «l’hétérotopie par excellence» [18]. L’hétérotopie, décrite par le philosophe comme un lieu du dehors, devient chez Jahnn la transposition de l’espace intérieur, devient un espace métaphorique. L’œuvre fait de lieux réels des lieux d’irréalité, des espaces d’hyper-réalité. Dans ce transfert de la réalité vers une hyper-réalité s’opère un mouvement empirique et performatif de déterritorialisation. Le passage hors du territoire de l’intimité auto-biographique vers un territoire impersonnel fait de l’œuvre un médium déterritorialisant élargi d’une nouvelle potentialité. L’œuvre utilise l’autobiographie pour la transfigurer, de même, les lieux réels sont transportés dans l’espace littéraire où ils acquièrent une fonction dramatique: une fonction d’hyper-intensification. En agençant, l’œuvre assimile et sur-intensifie l’espace intérieur, elle le dramatise. La dramatisation semble être à la charnière du désir et de la souffrance, elle échoit à la création en tant que «transfert poétique» [19] de situation. En effet, si la souffrance est le produit des rapports de forces en présence dans le conflit, la souffrance en soi n’existe pas: il existe une appropriation subjective de la douleur impliquant différentes formes d’assimilations et de synthèses. On pourrait ainsi définir quatre formes d’assimilation de la douleur: le refus (la révolte), l’acceptation (la soumission), la dramatisation (la sublimation, le renversement des valeurs) et la non-douleur (la pulvérisation). Le refus de la douleur chez Jahnn est exprimé par la révolte contre l’ordre religieux et social et produit la figure du marginal: l’architecte dans Ugrino et Ingrabanie ou le anti-héros de Perrudja (1929). Elle implique la reconstruction d’un ordre religieux et social avec ses propres règles. Ce fut le cas dans l’œuvre et l’existence de l’écrivain puisqu’il fonda la communauté spirituelle d’Ugrino.

    La dramatisation est présente dans l’espace intra- et extra-diégétique de l’œuvre de Jahnn et explique le rapport entre l’expérience intérieure et la transgression [20]. La dramatisation est la construction d’un agencement de désir qui souffre de la nécessité de devoir avoir recours à l’agencement lui-même pour représenter et énoncer la souffrance. Elle est le supplice. Elle renverse et transporte la souffrance au cœur du désir par le dépassement du conflit qui implique à la fois de souffrir et de jouir de la création. La souffrance demeure mais est dépassée par l’énergie du conflit d’où surgit la tension nécessaire et productive de l’œuvre. La dramatisation dessine donc un mouvement circulaire entre transcendance - du latin: transcendenre «franchir, dépasser» - et immanence, - du latin: immanens «demeurer»- , entre sujet et objet, le sacré étant pour Jahnn la respiration infinie abstraite qui existe entre les deux, là où il n’est plus de distinction possible. L’écrivain recherche un face à face avec la souffrance pour entrer par le corps sensible en communication avec la totalité. L’expérience intérieure est la recherche, mêlée d’angoisse et d’extase, d’un inconnu nécessitant la violence de la fascination et du supplice. Elle serait la dramatisation active du processus de création dans la contexture conflictuelle du désir et de la souffrance, substituant à la représentation et à l’intelligibilité de Dieu l’expérience créatrice elle-même.

    Notes

    1] Walter Muschg, Entretiens avec Hans Henny Jahnn, p. 115.
    2] «passionnel-le».
    3] Emmanuel Mounier, Traité du caractère, Anthologie, Editions du seuil, 1946, p.744: «L’idéalise du religieux qui substitut les exaltations intérieures et les religiosités vagues au corps solide d’une religion à la fois métaphysique, sociale, juridictionnelle, sacerdotale et rituelle».
    4] Georges Bataille, L’expérience intérieure, Tel Gallimard, 2006, p. 49.
    5] Walter Muschg, Entretiens avec Hans Henny Jahnn, p. 117; Walter Muschg, Entretiens avec Hans Henny Jahnn, p. 25. Ces propos ne sont pas sans rappeler l’expérience de conversion de Rilke évoquée dans Les Cahiers de Malte pour laquelle Jahnn nourrissait une grande fascination.
    6] De ce passage d’une assertion située dans le domaine empirique, l’écriture d’Hans Henny Jahnn, à une assertion de portée générale, nous avons franchi un pas que nous aimerions ici, comme un contre-courant, déconstruire. Car nous voudrions non pas uniquement nous situer au niveau général d’une théorie du désir ou de la souffrance comme le font Guattari et Deleuze, mais parlant d’un écrivain, nous avons déplacé leur assertion de portée générale à une échelle et un champs d’analyse plus restreint qui sera étudiée au travers du médium de l’écriture.
    7] René Radrizzani, à propos du Pasteur Ephraïm Magnus, Corti, Paris, 1996.
    8] Gilles Deleuze et Felix Guattari, Kafka, pour une littérature mineure, «Qu’est-ce qu’un agencement», Editions de Minuit, Paris, 1975, p. 145.
    9] Jahnn dit à Muschg qu’il ressentait la polyphonie musicale comme «l’expression de la quatrième dimension»: elle «embrasse une dimension qui échappe à tous les arts et même à la poésie: le temps. La polyphonie, si l’on entend ainsi la plus belle amplification de la pensée musicale, est l’annonciatrice du futur dans le présent. Il n’est pas jusqu’au canon qui ne rende sensible cette quatrième dimension, laquelle dans la vie signifie le destin [...] La musique l’a emporté sur la philosophie».
    10] Hans Henny Jahnn, Pasteur Ephraïm Magnus, Corti, p. 15.
    11] «Il n’y a qu’une seule pureté: celle qui découle de l’expérience que toutes les choses douloureusement belles sont là afin qu’on en jouisse, en tire un fugace plaisir, pour ensuite ressentir que c’est ailleurs qu’il faut chercher le bienfait et l’apaisement d’une délivrance divine, inouïe. [...] Nous devons nous sentir comme si nous ne savions rien, et que nos actes aient été spontanés, comme un mouvement secret dans le corps de la mère. Car ce que nous avons fait de mal est uniquement devenu mauvais parce que nous l’avons fait trop tard, à un moment où nous pouvions l’interpréter avec des idées imposées».
    12] Maurice Blanchot, L’entretien infini, Gallimard, Paris, 2003, p.19.
    13] Hans Henny Jahnn, Ugrino et Ingrabanie, José Corti, 1994, p. 9.
    14] Walter Muschg, Entretiens avec Hans Henny Jahnn, Paris, Corti, p. 119.
    15] L’expérience humaine a montré que la souffrance pouvait devenir le désir de souffrir, comme dans le sadomasochisme ou le désir de voir souffrir comme dans la cruauté.
    16] Walter Muschg, Entretiens avec Hans Henny Jahnn, Paris, Corti, p. 37.
    17] Yoram Bar-David, La trilogie de Hans Henny Jahnn, cite l’auteur, Critique Mars 1962, p. 231.
    18] Michel Foucault, Dits et écrits 1984, Des espaces autres (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, pp. 46-49.
    19] Jean Baudrillard, L’échange impossible, Galilée, Paris, p.132.
    20] Tant par l’amoralité et la violence de ses œuvres de jeunesse que par les affres de sa vie personnelle: sa bisexualité, la création de la communauté marginale et spirituelle d’Ugrino, l’œuvre de Jahnn fut marquée par le scandale et connut une réception difficile et controversée.


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