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  • Écritures de soi en souffrance
    Orazio Maria Valastro (sous la direction de)

    M@gm@ vol.8 n.1 Janvier-Avril 2010

    LES AFFRES DU RÉEL: LE DOLORISME ESTHÉTIQUE DE CHARLES BAUDELAIRE



    Christoph Groß

    chr.gross@gmx.net
    Ancien élève de l’École normale supérieure (Sélection internationale 2004); Doctorant en Lettres moderne à Paris VII-Denis Diderot et au réseau de recherche interdisciplinaire «Languages of Emotion» de l’Université Libre de Berlin.

    Étrange douleur. Trop proche et trop intense, elle se présente à nous sous le signe d’une sensation immédiate et opaque, voire d’une expérience bouleversante, qui touche à la fois aux limites du sujet souffrant et de l’art. En indiquant le heurt du je et du monde, elle est une altérité qui envahit l’intérieur de la chair entière, rend le corps étranger au sujet souffrant et lui impose un enfermement de soi. Dans la mesure où elle coupe les liens affectifs du sujet avec le monde extérieur et où elle centre son attention sur la perception exclusive de son propre corps, la douleur lui ôte aussi la confiance dans le langage qui ne rend que le faible reflet de la souffrance vécue. Privé du secours des mots, abandonné dans l’exil des tourments indicibles, le sujet perçoit sa propre solitude, son incapacité à transmettre le senti. La vraie douleur, la douleur aiguë, est ainsi hors de portée des mots: «Son inscription dans le corps est trop forte […] pour que nous puissions la verbaliser et, quand il y a langage, il est métaphorique. De toute manière, les signes qui tentent de la révéler - mutisme, plaintes, sanglots ou gémissements, gestes, mimiques, grimaces - ne permettent pas de mesurer l’expérience douloureuse. La vérité de la douleur réside en celui qui souffre.» [1]

    Sa vérité intime semble échapper non seulement au discours, mais également à toute représentation esthétique. Concernant à la fois le soma et la psyché, la douleur s’impose de manière cruciale à l’œuvre esthétique et poétique de Charles Baudelaire qui est centrée sur le conflit, mais aussi sur la symbiose, du sensible et de l’intelligible. Incapable de refouler la douleur, le lyrisme baudelairien s’oblige à prendre conscience de ses limites, ainsi que de ses pouvoirs pour ensuite s’approprier la douleur en l’esthétisant. Il s’agit d’intérioriser la réalité de la souffrance, de tutoyer la douleur, lui offrir son être intime - «Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici» [2].

    Cette intériorisation sublimatoire accomplit un transfert poétique de la sensation à la cognition et équivaut ainsi à une perlaboration du vécu douloureux: perlaboration qui implique les moments d’une confrontation et d’une traversée, mais aussi d’une modification sémantique de la souffrance.

    En s’inscrivant dans le processus d’autonomisation de l’art au XIXe siècle, Charles Baudelaire esquisse une esthétique qui ne s’appuie plus sur le principe de l’imitation de la nature: «La Poésie est ce qu’il y a de plus réel, c’est ce qui n’est complètement vrai que dans un autre monde.» [3]

    Sous l’influence de Gautier, Poe, Delacroix et de certaines idées centrales du romantisme allemand transmises par Wagner, Nerval et Madame de Staël, Baudelaire élabore une conception a-mimétique de l’art. Ainsi, il exprime son «dégoût pour le réel» [4] en polémiquant contre «le Credo actuel des gens du monde» [5] qui n’apprécient que le paradigme de la représentation exacte du monde extérieur. À «cette doctrine, ennemie de l’art» [6], il oppose son propre credo esthétique fondé sur le principe de l’imagination créatrice: «Je trouve inutile et fastidieux de représenter ce qui est, parce que rien de ce qui est ne me satisfait. La nature est laide, et je préfère les monstres de ma fantaisie à la trivialité positive.» [7] En refusant le paradigme d’imitation, Baudelaire défend l’idée d’une création artistique qui se suffit à elle-même [8] et qui coupe, en diminuant son code référentiel, les liens avec l’extérieur. Par un renversement axiologique de la nostalgie rousseauiste d’une nature vertueuse encore non pervertie par la culture, il conclut: «Passez en revue, analysez tout ce qui est naturel, [...] vous ne trouverez rien que d’affreux.» [9]

    En soulignant l’impact des facultés cognitives sur la création artistique, Baudelaire s’oppose également à un certain lyrisme romantique qui exaltait l’inspiration spontanée du poète face à la contemplation de la nature et qui se raccrochait de cette façon à une conception mimétique de l’art. Par opposition à une conscience romantique s’ouvrant à la nature, «l’esthétique de Baudelaire retire tous les processus initiatiques et créateurs du monde extérieur, de la nature, des événements […] et les déplace dans […] l’intériorité du poète» [10], ou plus exactement «dans le laboratoire étroit et mystérieux du cerveau.» [11] Pour Baudelaire, la nature extérieure ne vaut qu’en tant que simple surface sur laquelle l’imagination créatrice projete, par un acte purement spirituel, des images intérieures. Par la contemplation des correspondances - passages mentaux entre le moi et le non-moi, entre l’intérieur et l’extérieur, entre sens et être -, il vise à intérioriser et transcender le sensible, lui procurant «une physionomie toute nouvelle» [12].

    Or, au lieu d’expulser le réel de la poésie, l’auteur des Fleurs du mal cherche à l’intégrer en tant que concept antagoniste de l’idéal d’un art pur. Ainsi, l’art se présente comme tentative vaine d’échapper encore et toujours au spleen - la conscience tragique d’appartenir au profane - pour s’élever vers l’Idéal: l’imminence imaginaire d’un univers surnaturel qui n’est accessible qu’à la condition de l’illusion esthétique. Oscillant entre Spleen et Idéal, la poétique baudelairienne s’épuise à dévoiler ce conflit entre les tourments du réel et le besoin d’une transfiguration de la nature par les moyens de l’imagination créatrice [13]. En jouant sur le triple sens du verbe ‘dépasser’ (surpasser, transcender et laisser en arrière), le critique Emmanuel Adatte constate que l’urgence de l’art: «ressortit à la volonté du poète de dépasser le réel de telle manière que le monde devienne plus habitable pour lui. […] L’imagination permet ainsi à Baudelaire de s’assurer une victoire imaginaire sur le monde, en surmontant l’opposition entre le réel tel qu’il est vécu par lui et le réel tel qu’il voudrait qu’il fût. Cette tension permanente entre […] existence vécue et existence rêvée suscite dans l’âme de Baudelaire le besoin absolu de recréer et de restructurer le monde de telle manière que le réel, dépassé, coïncide avec le monde qu’il a intérieurement désiré.» [14]

    Pour illustrer ce souhait d’un dépassement du réel, Baudelaire se sert d’un symbolisme de la verticalité qui renforce les procédés de l’imagination, ajoutant à l’idéal artistique l’apparence métaphysique d’une élévation cathartique de l’âme. La rhétorique de la transcendance religieuse devient ainsi une métaphore d’un art autonome, auto-suffisant et détaché du réel. Ainsi, Erich Auerbach constate que Baudelaire «évoque les pouvoirs de la foi et de la transcendance uniquement dans la mesure où ils servent comme des armes ou des symboles de fuite contre la vie […].» [15]

    La «sorcellerie évocatoire» [16] de l’art, dirigée par un «goût inné de la forme et de la perfection dans la forme» [17], promet ainsi une délivrance des affres du réel. Elle va jusqu’à offrir une «consolation par les arts» [18], une transformation des souffrances les plus intolérables en des vers beaux et harmonieux: «C’est un des privilèges prodigieux de l’Art que l’horrible, artistement exprimé, devienne beauté, et que la douleur rythmée et cadencée remplisse l’esprit d’une joie calme.» [19] L’idéal d’un art pur, serait-il donc «la panacée, le pharmakon néphenthès pour toutes les douleurs humaines» [20]? Dans cette optique, les mouvements de dépassement, fuite ou transcendance du réel désigneraient le désir de surmonter la douleur. Dans la mesure où le beau émerge là où le réel de la douleur est transcendé, l’art devient essentiellement un moyen de fuite:
    «Emporte-moi, wagon! enlève-moi, frégate!
    Loin! loin! ici la boue est faite de nos pleurs!
    Est-il vrai que parfois le triste cœur d’Agathe
    Dise: Loin des remords, des crimes, des douleurs,
    Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate? [21]

    Contrairement à Flaubert, qui se plaint dans ses lettres à Louise Colet des «affres de l’Art» [22], Baudelaire fait de l’art un refuge et un bastion contre les «affres» du réel. Dans les Fleurs du mal, le sujet cherche à s’enfuir de la nature, à s’échapper de la souffrance et à se réfugier dans une intériorité, un espace clos et détaché du monde réel: espace de l’illusion esthétique où «tout n’est qu’ordre et beauté, / Luxe, calme et volupté.» [23] Face aux climats agréables des hauteurs de la beauté idéale où la souffrance peut être mise en suspens, le réel devient un opérateur négatif qui ne sert qu’à indiquer ce que la poésie n’est pas, c’est-à-dire à marquer la différence entre l’art (l’idéal, le beau, le soulagement) et son dehors (le spleen, la nature, la douleur).

    Si le besoin initial de l’esthétique est, selon Baudelaire, de vaincre la souffrance, celle-ci reste néanmoins inséparablement liée à son art. Dans cette optique l’Idéal ne peut plus être conçu comme antithèse des «affres du réel»: au contraire, il est le produit immédiat de la certitude incontournable de la douleur. Ne pouvant pas trouver un salut perpétuel dans l’Idéal, Baudelaire vise à tirer la douleur en son dedans intime et à «extraire», de cette façon, «la beauté du mal», c’est-à-dire à esthétiser la souffrance sous le signe d’une privation de l’Idéal et d’une omniprésence traumatique des affres du réel. C’est donc sous ce signe que Baudelaire arrive à concevoir les «sanglots des martyrs et des suppliciés» comme «une symphonie enivrante» [24]. Élaborant la susceptibilité esthétique des tourments moraux et physiques, en tétant «la Douleur comme une bonne louve» [25], Les Fleurs du mal constituent leur poéticité spécifique sur le champ d’une souffrance nourricière.

    Loin de pouvoir tenir la promesse du bonheur, le beau baudelairien est consubstantiel à la souffrance. En tant que tel, il doit sans cesse faire face à un réel douloureux, se soumettant ainsi à une véritable Alchimie de la douleur. Dans le sonnet octosyllabique du même nom, la souffrance déchaine un procédé lyrique centré sur la réflexion cognitive du sensible, par laquelle elle devient la cause d’une évasion vers l’espace d’une intériorité close et hermétique. Loin d’élever la nature extérieure en des espaces paradisiaques de l’Idéal, le poème s’engage à l’intérioriser en la transformant en allégorie et en l’investissant d’une tristesse profonde. Incapable de trouver un soulagement à sa douleur dans la contemplation de la nature, le je lyrique se déchire en projetant sans cesse sa souffrance sur la surface du monde extérieur. Celui-ci se métamorphose en un paysage inondé de douleur, espace opaque d’une étrangeté absolue [26]. Face à un système de correspondances qui s’écroule dans l’inertie et dans les tourments de la douleur, le mouvement d’élévation s’inverse et s’ouvre à des correspondances descendantes, voire infernales [27], renvoyant à l’intériorité du moi souffrant [28]. L’incapacité du sujet de transfigurer le réel en beauté pour en extraire la possibilité d’une consolation, devient à la fois la source et la conséquence de son malheur.

    Alchimie de la douleur

    L’un t’éclaire avec son ardeur,
    L’autre en toi met son deuil, Nature!
    Ce qui dit à l’un: Sépulture!
    Dit à l’autre: Vie et splendeur!

    Hermès inconnu qui m’assistes
    Et qui toujours m’intimidas,
    Tu me rends l’égal de Midas,
    Le plus triste des alchimistes;

    Par toi je change l’or en fer
    Et le paradis en enfer;
    Dans le suaire des nuages

    Je découvre un cadavre cher,
    Et sur les célestes rivages
    Je bâtis de grands sarcophages. [29]

    Le premier quatrain de ce poème hermétique opère par une confrontation très nette de deux modalités de la perception affective de la nature. Tandis que l’«ardeur» du premier vers désigne un affect spontané dont l’impact semble se limiter à des effets somatiques, le «deuil» du vers suivant implique surtout la réflexion et le côté cognitif de la psyché humaine, dirigés vers le monde intérieur d’un sujet replié sur soi-même. Si l’ardeur «éclaire» les choses, elle ne touche que leur surface. Le deuil, au contraire, est mis «en toi»; par conséquent, l’émotion est concomitante d’un mouvement de projection, permettant une pénétration soigneuse de l’extérieur. Sous le regard du deuil, le monde extérieur est vécu en même temps comme un objet intérieur, soumis à un procédé d’allégorèse, qui devient susceptible à une métamorphose sémantique identifiant la «Nature» personnifiée avec le «Sépulture» intérieure du sujet souffrant.

    Cette alchimie cognitive entre nature et sentiment conduit le je parlant enfin à l’identification avec un Midas inversé qui dégrade l’objet touché au lieu de le dorer. La mention du roi de la Phrygie, qui préférait la flûte de Pan à la lyre divine d’Apollon, renvoie au primat de la matière sur la transcendance de l’esprit et reflète ainsi la culpabilité et le poids du réel qui pèsent sur le je lyrique. Au lieu d’embellir ce qui est, son pouvoir alchimique le force à dégrader le surnaturel, c’est-à-dire à transformer l’idéal en spleen.

    Dans les Métamorphoses, Dionysos accorde à Midas le vœu de transformer en or tous ce qu’il touche. Chez Baudelaire, ce n’est pas Dionysos mais un «Hermès inconnu», voire méphistophélique, qui transmet le don fatal. En tant que patron des alchimistes, Hermès joue un rôle ambigu en promettant l’assistance et en submergeant en même temps le sujet avec le sentiment d’une inquiétante étrangeté. Tandis que Dionysos pouvait faire oublier la douleur dans l’ivresse du vin [30], la présence d’Hermès dans le poème ne promet aucun soulagement. Accompagnant les morts aux enfers, son assistance prend une connotation profondément intimidante. Les enfers auxquels il guide le je lyrique sont les enfers de sa propre intériorité où il est entièrement livré au réel de son déchirement intérieur. Après avoir envahi l’être entier du sujet, la douleur règne dans son imagination et gâte ainsi toute joie pour la «splendeur» de la nature extérieure. Ainsi, le poème «marque le moment où l’individu n’est plus relié au monde que par l’éclat de sa seule douleur; ses sensations ou ses sentiments sont submergés par une souffrance qui l’enveloppe sans rien laisser en friche.» [31] Tandis que les poétiques romantiques - «époque d’ardente effusion» [32] - réussissaient à ‘éclairer la nature avec son ardeur’, à insuffler à la matière inerte une vie nouvelle, l’imagination du je souffrant s’épuise à projeter sa douleur sur le monde extérieur. Le ciel avec ses nuages, étoile fixe des désirs du sentiment romantique, n’est plus le lieu d’une émergence merveilleuse du surnaturel [33] mais l’écran sur lequel le sujet perçoit le cortège funèbre de ses propres tourments intérieurs. Sous le regard du sujet souffrant, la nature se vide de sa vie, s’immobilise et se transforme en allégorie.

    Malgré ses connotations négatives, une telle démarche s’inscrit dans la logique d’une esthétique centrée sur l’idée de la transformation de la nature. En reprenant la formule de Delacroix «La nature n’est qu’un dictionnaire» [34], Baudelaire insiste que l’art ne doit pas se contenter de simplement copier la nature mais d’en arracher des fragments pour les arranger ensuite dans un ordre différent afin de produire une entité neuve et détachée de son contexte naturel [35]. Cet arrachement des choses constitue, selon Walter Benjamin, le procédé de l’intention allégorique qui caractérise le regard du sujet souffrant sur le monde. La transformation de la nature extérieure en allégorie, ainsi que l’inondation du monde par la douleur du je parlant, est de cette façon la conséquence logique d’un projet esthétique de dépassement du réel - «l’allégorie, ce genre si spirituel» [36], dit Baudelaire - et d’exploration d’un moi plus profond.

    Paralysé lui-même par sa douleur, le sujet souffrant s’engage à diriger son regard paralysant sur le monde extérieur. En faisant rimer l’image allégorique de la «Nature» avec «Sépulture», Baudelaire fait allusion au topos romantique selon lequel la représentation allégorique est identifiée avec la perte du signifié, son déracinement du monde naturel: «Une chose que l’intention allégorique vient frapper se trouve séparée des corrélations ordinaires de la vie: elle est à la fois brisée et conservée. L’allégorie s’attache aux ruines.» [37] Transformé en allégorie, l’objet risque de perdre son enracinement dans le réel au profit d’une existence purement conceptuelle, c’est-à-dire cognitive et intériorisée. De cette façon, le sujet est libre de manipuler le sens de l’objet allégorisé selon ses vœux: «Si l’objet devient allégorique sous le regard de la mélancolie, celle-ci lui enlève la vie, il demeure comme un objet mort, mais assuré dans l’éternité, et c’est ainsi qu’il se présente à l’allégoriste, livré à son bon plaisir. Voici ce que cela signifie: il sera désormais tout à fait hors d’état d’émettre une signification, un sens; il n’a d’autre signification que celle que lui donne l’allégoriste. […] Dans la main de l’allégoriste, la chose devient autre chose, il parle ainsi d’autre chose, et elle devient pour lui la clé du domaine du savoir caché, l’emblème de ce savoir auquel il rend hommage.» [38]

    Par analogie avec Baudelaire, Benjamin rapproche l’intention allégorique de l’idée d’alchimie: «Semblable au roi Midas, elle [l’alchimie] change en signifiant tout ce dont elle s’empare. La métamorphose en tous genres, tel était son élément; et le schéma de cette métamorphose, c’était l’allégorie.» [39] Par le processus allégorique, l’alchimiste de la douleur intériorise le réel et l’investit de son deuil en coupant ses liens avec l’extérieur. En même temps, le je coupe ses propres liens avec l’extérieur et se replie sur son monde intérieur, peuplé d’allégories. Par conséquent, l’alchimiste de la douleur ne triomphe du réel qu’au prix de son propre désespoir. En transformant la nature selon les lois de son imagination, il ne parvient pas à l’embellir et ainsi à se rendre heureux. Au contraire, il s’emprisonne dans sa propre intériorité dont il souffre et dans laquelle il noie tout objet dans une douleur insurmontable.

    Le désinvestissement psychique de la nature va de paire avec l’inondation de l’extérieur par la souffrance intérieure. Le poème Alchimie de la douleur traite ainsi d’un refus du monde extérieur qui vise à sa déréalisation dans l’intimité obscure et close du sujet souffrant. Cependant, incapable d’établir des correspondances consolantes entre le réel et le surnaturel, l’imagination ne parvient pas à s’élever vers l’absolu et s’immobilise dans la contemplation douloureuse d’une nature qui ne renvoie qu’à l’inertie de la mort et à la solitude d’un deuil de soi. En superposant le poids accablant des «grands sarcophages» à l’image antithétique des «célestes rivages», le sujet souffrant renonce à l’espoir d’un surnaturel promettant un salut transcendantal et il affirme l’incontournabilité d’une douleur écliptique qui obscurcit le ciel. Enfermé dans une intériorité absolue où même la voûte céleste peut uniquement être perçue comme le dessous d’une dalle funéraire, le sujet souffrant est un enterré vivant, enfermé dans l’espace étroit d’une tombe intérieure.

    Face à l'instabilité de toute illusion esthétique, l’art baudelairien témoigne de la lutte des pouvoirs sublimatoires du langage contre l’hydre d’un réel invincible. En tant qu’expérience bouleversante, la douleur devient le tombeau du signe: événement d’une liquidation du caractère vivant et organique du signe poétique au profit d’une prolifération d’allégories accablantes et immobiles. En ce sens, la transformation de la douleur en poésie conduit nécessairement à un envahissement de l’intériorité de l’âme, la submergeant d’une souffrance profonde qui tire tout ce qu’elle touche dans son abysse. Poétiser la douleur signifie ainsi courir constamment le risque d’être envahi d’une intensité insupportable qui prend l’être tout entier, obscurcit tout.

    L’Alchimie de la douleur est l’emblème d’un art inondé de mysticisme. La transformation alchimique des métaux était conçue comme un savoir secret, réservé à un petit nombre d'initiés. Dans cette perspective, la transformation des métaux signifierait sur un plan symbolique la purification cathartique de l’âme de l’alchimiste. Cet espoir d’une double élévation purifiante - à la fois de l’âme et de la matière - figure la quintessence de la poésie baudelairienne: «J’ai pétri de la boue et j’en fait de l’or.» [40] Pour le contemporain Barbey d’Aurevilly, Baudelaire est un catholique mystique s’épuisant à aspirer, par son art, à une transcendance inaccessible: «Sensualiste, mais le plus profond des sensualistes, et enragé de n’être que cela, l’auteur des Fleurs du mal va dans la sensation jusqu’à l’extrême limite, jusqu’à cette mystérieuse porte de l’Infini à laquelle il se heurte, mais qu’il ne sait pas ouvrir, et de rage il se replie sur la langue et passe ses fureurs sur elle.» [41]

    Selon d’Aurevilly, Baudelaire tente d’intensifier ses sensations jusqu’au point où elles touchent à une limite mystique, où les sensations elles-mêmes se transforment en souffrances. La douleur devient ainsi le moyen d’une rencontre désespérément désirée avec une transcendance - pourvu que cette transcendance se réalise dans l’immanence des sensations et de la chair souffrante. D’une façon semblable, Paul Bourget décrit l’auteur des Fleurs du mal comme un écrivain mystique qui, incapable de retrouver sa religiosité dans la foi et dans l’esprit, découvre néanmoins une transcendance seconde et substituaire dans l’immanence de la sensation pure: «La foi s’en ira, mais le mysticisme, même expulsé de l’intelligence, demeurera dans la sensation.» [42]

    Suite à l’inversement de la transformation alchimique des métaux et à l’échec d’une purification de l’âme à travers l’art, Baudelaire renonce à la promesse d’un salut transcendantal. Conscient de l’inaccessibilité d’un paradis céleste et de la fragilité des paradis artificiels, il cherche un surnaturel second qu’il croit pouvoir découvrir dans la souffrance de la chair même. Loin de pouvoir ennoblir les choses, l’alchimiste de la douleur les change en fer. En méditant sur la métamorphose de «l’or en fer», le sujet souffrant se situe dans une réalité caractérisée par une absence du beau et du précieux, entourée des objets durs et aigus. En rimant «fer» avec «enfer», le texte associe le fer au thème religieux du supplice et de la condamnation éternelle. Comme l’or est dans l’art chrétien la couleur qui sert à indiquer la lumière divine, ainsi que le paradis céleste dans son caractère sublime et irreprésentable, l’impossibilité de créer l’or signifie aussi l’absence du divin, l’impossibilité d’un salut de l’âme par l’art de l’alchimiste.

    Ainsi, la rime équivoque «en fer / enfer» rapproche le motif du fer de celui des tourments infernaux, comme si les objets métamorphosés en fer étaient des armes symboliques, des instruments de torture. Par conséquent, le sujet souffrant se présente implicitement comme un ‘Homme de douleurs’ méditant sur les instruments de sa passion produits par le travail de ses propres mains. Le texte renforce cette référence religieuse en traçant une diagonale d’équivalences phonétiques à travers le premier tercet («en fer» - «enfer» - «suaire») et faisant ainsi allusion au ‘saint suaire’. Le «cadavre cher» que le sujet découvre dans le «suaire des nuages» ne peut être qu’un sosie de la douleur qui, vêtu dans le ‘saint suaire’ témoignant de sa Passion, trône sur le ciel. Dans un paysage entièrement défamiliarisé et submergé de douleur, le cadavre dit «cher» est le seul objet avec lequel le sujet réussit à établir un lien affectif. Le désinvestissement du moi et du monde est ainsi surmonté et guéri, par un réinvestissement libidineux centré sur l’apparition de l’objet d’amour: tel un amant ou un mystique religieux, le sujet «découvre» le «cadavre cher» sous le «suaire des nuages» comme s’il soulevait le drap du lit céleste pour se réunir avec l’époux divin.

    Mais face à l’impossibilité de changer le fer en or, face à l’échec de la purification de son âme, l’alchimiste de la douleur demeure sur terre, forcé de suivre le spectacle des «grands sarcophages» dont le poids désolant lui dérobe la vision des «célestes rivages». Par conséquent, ce n’est qu’imaginairement qu’il se réunit avec ce «cadavre cher» et qu’il accomplit de cette façon l’idée mystique d’une imitation du Christ: imitation au sens d’une «communication de souffrance à souffrance», d’une «contagion passionnelle», d’une «com-passion» [43]. Il s’agit de la pratique d’un indefesse ruminare, d’une perpétuelle évocation contemplative des tourments du «cadavre cher». Cette imitation signifie ainsi non seulement une relation verticale entre la terre et le ciel, mais surtout une proximité intérieure à l’expérience intime de la souffrance qui reste sur le plan d’une esthétique des sensations.

    La douleur représente non seulement le sensible dans sa réalité la plus atroce, mais un chemin pour atteindre le surnaturel. L’impossibilité de sortir du corps et de devenir pur esprit, pure fusion avec le surnaturel, n’empêche pas l’alchimiste de découvrir le surnaturel à l’intérieur de sa propre souffrance qui lui sert à créer un pont - ou une correspondance - entre le sensible et l’intelligible. Bien que la douleur soit dans un premier moment le symbole par excellence de l’enferment dans une réalité esseulée et désolante, elle devient dans un deuxième moment le moyen d’une révélation épiphanique du surnaturel à l’intérieur de l’immanence esthétique. À la fois heurt avec le réel et organon d’une révélation, la douleur révèle ainsi au sujet souffrant les profondeurs de sa propre intériorité. Sous le signe de l’expérience mystique, la douleur n’est moins le symbole d’une fermeture que d’une ouverture de soi.

    Notes

    1] Alain Corbin, «Douleurs, souffrances et misères du corps», Histoire du corps. 2. De la Révolution à la Grande Guerre, éd. Alain Corbin, Paris, Seuil, 2005, p. 215 - 273, p. 263.
    2] Charles Baudelaire, Recueillement, «Les Fleurs du Mal. Poèmes apportés par la troisième édition», Œuvres complètes, t. 1, éd. Claude Pichois, Paris, Gallimard, Édition de la Pléiade, 1975, p. 135 - 145, p. 140 - 141.
    3] Charles Baudelaire, «Puisque réalisme il y a», Œuvres complètes, t. 2, op. cit., 1976, p. 57 - 59, p. 59.
    4] Charles Baudelaire, «Le Peintre de la vie moderne», Œuvres complètes, t. 2, op. cit., p. 682 - 724, p. 716.
    5] Charles Baudelaire, «Salon de 1859. Lettres à M. le Directeur de la Revue française», Œuvres complètes, t. 2, op. cit., p. 608 - 682, p. 616.
    6] Ibid., p. 620.
    7] Ibid.
    8] Cf. Charles Baudelaire, «Notes nouvelles sur Edgar Poe», Œuvres complètes, t. 2, op. cit., p. 319 - 337, p. 333: «La Poésie, pour peu qu'on veuille descendre en soi-même, interroger son âme, rappeler ses souvenirs d'enthousiasme, n'a pas d'autre but qu'elle-même [...].»
    9] Charles Baudelaire, «Le Peintre de la vie moderne», op. cit., p. 715.
    10] Karin Westerwelle, Ästhetisches Interesse und nervöse Krankheit. Balzac, Baudelaire, Flaubert, Stuttgart, Weimar, Metzler, 1993, p. 254; version originale: «zieht auch Baudelaires Ästhetik alle initiatorischen schöpferischen Prozesse von der Außenwelt, von der Natur, von den Ereignissen […] ab und verlegt sie in […] den Innenraum des Dichters ».
    11] Charles Baudelaire, «Salon de 1846», Œuvres complètes, t. 2, op. cit., p. 415 - 496, p. 429.
    12] Charles Baudelaire, «Salon de 1859», op. cit., p. 625.
    13] Cf. Leo Bersani, Baudelaire and Freud, Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press, 1977, p. 34: «Baudelaire finds it easy to tolerate and even enjoy Nature, provided it is - paradoxically - dematerialized by being ‘unnaturally’ exaggerated or enlarged.»
    14] Emmanuel Adatte, Les Fleurs du Mal et Le Spleen de Paris. Essai sur le dépassement du réel, Paris, José Corti, 1986, p. 15.
    15] Erich Auerbach, «Baudelaires Fleurs du mal und das Erhabene», Gesammelte Aufsätze zur romanischen Philologie, Berne, Munich, Francke, 1967, p. 275 - 290, p. 155 ; version originale: «Die Kräfte des Glaubens und der Transzendenz beschwört er nur, insofern sie sich als Waffen oder Fluchtsymbole gegen das Leben verwenden lassen [...].»
    16] Charles Baudelaire, «Théophile Gautier», Œuvres complètes, t. 2, op. cit., p. 103 - 128, p, 118.
    17] Ibid., p. 122.
    18] Ibid., p. 126.
    19] Ibid., p. 123.
    20] Charles Baudelaire, «Les Paradis artificiels. Opium et hachisch», Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 398 - 517, p. 465.
    21] Charles Baudelaire, Mœsta et errabunda, «Les Fleurs du mal» (1861), Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 1 - 134, p. 63.
    22] Lettre de Flaubert à Louise Colet, le 17 octobre 1853 in Gustave Flaubert, Correspondance, éd. J. Bruneau, t. 2, Paris, Gallimard, Édition de la Pléiade, 1980, p. 452 - 453: «Ce livre, au point où j'en suis, me torture tellement (et si je trouvais un mot plus fort, je l'emploierais) que j'en suis parfois malade physiquement. […] Quelle sacrée maudite idée j'ai eue de prendre un sujet pareil ! Ah ! je les aurai connues, les affres de l'Art!»
    23] Charles Baudelaire, L’Invitation au voyage, «Les Fleurs du mal» (1861), op. cit., p. 53.
    24] Charles Baudelaire, Le Reniement de Saint Pierre, «Les Fleurs du mal», (1861), op. cit., p. 121.
    25] Charles Baudelaire, Le Cygne, ibid., p. 87.
    26] Cf. David B. Morris, The Culture of Pain, op. cit., p. 25: «Pain takes us out of our normal modes of dealing with the world. It introduces us to a landscape where nothing looks entirely familiar and where even the familiar takes on an uncanny strangeness.»
    27] Cf. René Galand, Baudelaire. Poétiques et poésie, Paris, Nizet, 1969, p. 340: «La présence surnaturelle que manifeste les correspondances n’est pas divine, mais démoniaque.»
    28] Cf. Bertrand Marchal, Lire le symbolisme, Paris, Dunod, coll. «Lire», 1993, p. 79: «Il y a sans doute, dans Les Fleurs du mal, une aspiration tout idéaliste à une réalité au-delà du réel, mais les correspondances renvoient moins souvent au ciel qu’aux profondeurs du moi. Le Poète des Fleurs du mal n’est pas l’Ovide élégiaque des Tristes ou des Pontiques, ‘chassé du paradis latin’, mais le Dante moderne d’un enfer intérieur […]. L’exploration de cet enfer révèle ainsi un autre moi, plus mystérieux, auquel la poésie, au risque du scandale, offre pour la première fois une voix.»
    29] Charles Baudelaire, Alchimie de la douleur, «Les Fleurs du mal», (1861), op. cit, p. 77.
    30] Cf. Charles Baudelaire, «Du vin et du hachisch, comparés comme moyens de multiplication de l’individualité», Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 377 - 398, p. 382: «Mais le vin, comme un Pactole nouveau, roule à travers l’humanité languissante un or intellectuel. […] Il y a sur la boule terrestre une foule innombrable, innomé, dont le sommeil n’endormirait pas suffisamment les souffrances. Le vin compose pour eux des chants et des poèmes.» Cf. aussi La Fontaine de sang, «Les Fleurs du mal», op. cit., p. 115: «J’ai demandé souvent à des vins captieux / D’endormir pour un jour la terreur qui me mine».
    31] David Le Breton, Anthropologie de la douleur, Paris, Métailié, 1995, p. 38 - 39.
    32] Charles Baudelaire, «Théophile Gautier», op. cit., p. 115 [c’est nous qui soulignons].
    33] Cf. Charles Baudelaire, L’Étranger, «Le Spleen de Paris. Petits poèmes en prose», Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 273 - 363, p. 277: «J’aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages!» et La Soupe et les nuages, ibid., p. 350: «je contemplais les mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs, les merveilleuses constructions de l’impalpable».
    34] Charles Baudelaire, «Salon de 1859», op. cit., p. 624.
    35] Ibid., p. 624 - 625: «Les peintres qui obéissent à l’imagination cherchent dans leur dictionnaire les éléments qui s’accordent à leur conception; encore, en les ajustant avec un certain art, leur donnent-ils une physionomie toute nouvelle. Ceux qui n’ont pas d’imagination copient le dictionnaire.»
    36] Charles Baudelaire, «Les Paradis artificiels», op. cit., p. 430.
    37] Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l‘apogée du capitalisme, trad. Jean Lacoste, Paris, Payot, coll. «Critique de la politique», 1982, p. 222. Cf. aussi Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, coll. «Champs», 1985, p. 191: «Les allégories sont au domaine de la pensée ce que les ruines sont au domaine des choses.»
    38] Walter Benjamin, Origine du drame baroque, op. cit., p. 197.
    39] Ibid., p. 248.
    40] Charles Baudelaire, Bribes, «Reliquat et dossier des Fleurs du Mal», Œuvres complètes, t. I., op. cit., p. 179 - 196, p. 188.
    41] Jules Barbey d’Aurevilly, «Article justificatif», in Charles Baudelaire, Œuvres complètes, t. 1, op. cit., p. 1191 - 1196, p. 1194.
    42] Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine. Études littéraires, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 1993, p. 6.
    43] Julia Kristeva, «Souffrir», Voici l’homme. Conférences de Carême à Notre-Dame de Paris, sous la dir. d’A. Vingt-Trois, Paris, Parole et Silence, 2006, p. 59 - 72, p. 63.


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