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  • Écritures de soi en souffrance
    Orazio Maria Valastro (sous la direction de)

    M@gm@ vol.8 n.1 Janvier-Avril 2010

    LES ÉQUIVOQUES DE LA SOUFFRANCE CHEZ JEAN BODEL



    Gabriela Tanase

    gabriela.tanase@utoronto.ca
    Université de Toronto; Maîtrise en littérature française à l’Université McMaster (2001-2003); Licence en langues et littératures anglaises et françaises à l’Université de Bucarest (1997-2001); Membre de la SATOR (Société d’Analyse de la Topique Romanesque).

    Atteint d’un mal (v. 43) [1] qu’il désigne plus loin comme la lèpre, Jean Bodel prend congé des arrageois et établit ainsi un genre poétique [2] qui, au début du XIIIe siècle, représente la première manifestation en littérature française de la perspective ironique du poète envers lui-même. Les Congés de Bodel semblent se fonder sur un «jeu de la souffrance et de la honte, du ‘dire’ et de ‘se cacher’» [3] et, par une variante du thème de la chantepleure [4], ils anticipent la poésie lyrique du XVe siècle. Bien que dans une moindre mesure que Baude Fastoul, qui paraît écrire ses Congés dans des circonstances similaires [5], Bodel place son portrait sous le signe de la marginalité, voire de l’abjection. S’il insiste sur les réactions psychologiques qu’il éprouve face aux autres, s’il se dit écrasé surtout par la honte, le poète évoque aussi la dimension physique, où l’image du corps n’est pas sans renvoyer aux portraits «de laideur», rattachés au thème de l’horreur en domaine narratif. On l’a souligné, il y a une certaine discrétion dans l’évocation de la maladie [6], et pourtant l’image que Bodel offre de lui-même témoigne, ne serait-ce qu’en partie, du «surgissement abrupt et massif d’une étrangeté» [7], qui met en rapport souffrance et abjection. Nous nous proposons de réexaminer la fonction de ce portrait peu rassurant et, en tenant compte du cadre littéraire, social et historique, nous désirons mettre en valeur certains aspects qui redéfinissent les enjeux entre le moi poétique, la souffrance et la structure textuelle des Congés.

    L’Horreur entre suggestion et affirmation: une lecture «de surface» de la douleur

    Retenons dans un premier temps les métaphores caractérisant le corps affecté par la maladie. Dès la deuxième strophe s’affirme d’ailleurs l’opposition entre le cœur et le corps, opposition qui, ainsi que nous allons le rappeler, se traduit sur un plan spirituel. En conformité avec un topos de la littérature médiévale, le poète envoie donc son cœur «sain» à ses amis, en signe de fidélité [8]: «Purement mon cuer vous envoi: / Tant a en moi remés de sain.» (v. 23-24). Cette dichotomie entre l’intégrité du cœur et la dégradation du corps se retrouve dans un vers qui résume à première vue la condition douloureuse du poète, «souffert» par les autres comme «Moitié sain et moitié porri» (v. 60). La douleur renvoie par-dessus tout à une souffrance morale, issue de la honte, et non à une souffrance physique, car l’un des symptômes de la lèpre est l’insensibilité, l’anesthésie des sens [9]. Mais la description du corps reflète justement ce déchirement que le poète dit être sien et qu’il assume avec auto-ironie. La lèpre, qui n’est nommée explicitement qu’une seule fois (v. 96) [10] est identifiée à la pourriture, image saisissante, révélant l’horreur [11]. L’image est reprise à l’égard des compagnons attendant le poète aux léproseries de Miaulnes et de Biaurain, compagnons qui «sont porri au fardel» (v. 168), pourris en dedans [12].

    Comme Bodel l’affirme, son corps est en proie à «Enferté et poison et plaie» (v. 77) [13], ce qui réunit encore abjection et marginalité, d’autant plus que la société médiévale tient à l’écart les infirmes et les malades, cibles de la dérision mêlée à la peur [14]. Les lépreux en particulier sont regardés comme dangereux et accablés de traitements durs et cruels [15]. Le poète désigne son corps comme «enferm» (v. 272), attribut soulignant à la fois le déplorable état physique et l’exclusion par rapport à la société. Bodel prétend donc s’en aller «malades et enfers» (v. 374), et tout au long des Congés, il se représente à l’écart, en route sur les chemins de traverse, humilié à cause de sa condition, mais aussi craignant qu’il ne «nuise» (v. 12), qu’il ne soit importun. Parfois l’aspect physique est défini par antithèse: ainsi, Wibert de la Sale a «gentil cors / Ou il n’a ne sor os ne gale» (v. 92-93). Bodel se souviendra donc avec amertume et nostalgie de ce corps bien fait, qui n’a pas de tumeurs osseuses ni de callosités. L’abattement moral du poète, qui descend dans son cœur (v. 85), est mis en relation également avec la déformation de son visage, meurtri et pâle (v. 86).

    Avec une puissante expressivité, Bodel évoque les symptômes de la lèpre plutôt que de les exhiber avec «réalisme». Il semble s’agir bien de la lèpre blanche, dont les cliniciens modernes identifient deux formes [16]. Apparemment, Bodel décrit une forme mixte de l’affection et hasarde même une plaisanterie sur ce qui constitue un point commun des descriptions anciennes de la lèpre, à savoir le fait que «la totalité du tégument externe était blanc comme neige» [17]. En effet, le poète dit qu’il «fleurit» - entendons qu’il se recouvre de taches ou de boutons - en hiver, et qu’il se couvre de givre en été: «Que je floris quant il yverne / Et quant il fait esté je rime» (v. 197-198).

    Ce qui est juste suggéré ou bien au contraire, exprimé dans des termes assez choquants - comme le «porri» - s’accorde donc avec une réalité médicale. D’autres détails s’y ajoutent, tels que la présence des tubercules lépreux sous la langue. Ainsi Bodel prétend que la souffrance («anuis») l’empêche de parler: «Anuis, qui m’estoupes la gueule» (v. 133). La symptomatologie de la lèpre est toujours rappelée lorsque le poète mentionne que son médecin s’est donné beaucoup de peine à «solder et reprendre» (v. 308) sa chair - le médecin a eu donc du mal à fermer les plaies. Enfin, celui-ci a dû également retrancher les excroissances de la tête et l’inciser (v. 311-312).

    L’abjection [18] caractérise alors surtout le physique, ce corps qui est devenu «impropre», objet de répulsion. L’ambiguïté sur le plan éthique est néanmoins sous-jacente à l’image inquiétante de la maladie - d’où peut-être aussi l’insistance sur la honte. Assumant la lèpre, le poète réactualise en fait une riche symbolique qui associe cette maladie d’abord à une faute morale. En effet, au Moyen Âge, la pensée théologique voit la lèpre comme le signe du péché, de la souillure, qui traduit le plus souvent une transgression sexuelle. Cette perspective, ancrée dans les récits de l’Ancien Testament, avec l’exemple de Job [19], se fonde aussi sur une opinion liée à la manifestation de la maladie. La mauvaise odeur, reconnue comme un signe incontestable de la lèpre, fait que le peuple soupçonne les lépreux d’être atteints par une spermatorrhée ou par un flux de sang continuels [20]. Un autre symptôme, l’ardeur [21], cette «brûlure» [22] au corps, influe sur la mentalité de l’époque, qui rattache la lèpre à l’incontinence et à la débauche. Par conséquent, sur le plan éthique, il y a d’abord cette perception négative à l’égard du lépreux.

    À première vue, Bodel crée un portrait quasi-monstrueux de lui-même, où, malgré l’insistance sur la séparation entre le corps et le cœur, le physique infléchit les qualités morales ne serait-ce qu’en les juxtaposant à une symbolique autour de l’idée de péché. Le poète transpose ainsi dans le discours lyrique ce qui constitue déjà un motif des récits narratifs. Certes, puisqu’il tient d’un discours à la première personne, le portrait de Bodel est moins objectif et plus fuyant aux yeux du lecteur que les portraits relevant de l’horreur dans les romans ou les chansons épiques. Mais le poète reprend quand même, quoique partiellement et subjectivement [23], une imagerie qui est affirmée dans la littérature du temps. Les romans sur Tristan exploitent ce portrait de laideur, de maladie, d’abjection, et on peut supposer que Bodel, en tant que literatus [24], connaît ces récits. D’une manière plus générale, les images d’«ensauvagement», dont le portrait bien connu du gardien de taureaux dans Yvain de Chrétien de Troyes [25], jouent sur l’ambiguïté entre l’apparence répugnante et le sens [26]. À l’exemple des auteurs qui ont su faire de la laideur ou du monstrueux [27] l’indice d’une signification, Bodel tire parti du fait que l’horreur «ne saurait s’abreuver d’une synonymie sémantiquement restreinte ne ceignant que l’épouvante et la répulsion, l’aversion et l’atrocité» [28]. Son autoportrait fonctionne en fait comme un masque, et demande alors un déchiffrement.

    Bodel semble en offrir la clé lui-même. Se servant toujours de la symbolique de la lèpre, de ce qui est en fait une évolution dans les mentalités, le poète accepte sa maladie comme pénitence envoyée par Dieu. En effet, après la première croisade, lorsque les chevaliers retournent en France atteints de lèpre, l’Église propage la croyance que Dieu a choisi cette maladie comme moyen de salut [29]. Pour Bodel, la souffrance trouve alors sa motivation profonde dans la foi, dans l’espoir que l’humiliation et la mort prochaine mèneront à la grâce divine. Par ailleurs, du point de vue du christianisme mystique, l’abjection de soi est la preuve suprême de l’humilité devant Dieu [30]. Le poète formule ainsi la prière que la douleur éprouvée dans ce monde soit récompensée dans l’au-delà (v. 70-71). Apparemment, Bodel, croyant à la justice divine, ne peut s’imaginer que Dieu le frapperait deux fois, en le faisant souffrir ici-bas et dans l’autre monde, en lui destinant donc «deus enfers» (v. 72) [31]. Toutefois que révolté, Bodel est finalement résigné à son sort, à son mal dont Dieu le frappe au moment même où il voulait le servir en partant pour la croisade [32].

    Si révolte il y a, elle est saisissable à travers le motif de la roue de Fortune et celui des jeux de hasard. Dès le début, le poète dit que Dieu lui a «joué de bondie» (v. 7), qu’Il lui a donné le signal du dernier combat [33]. Le verbe «jouer» n’est peut-être pas choisi par accident - au fond, Bodel aurait pu employer l’expression «sonner a la bondie» [34] - et il anticipe le motif du jeu par rapport à la relation avec le divin. Le poète est poussé par Dieu à faire sa volonté («Diex qui a lui servir m’espire» - v. 82), car, quel que soit le méreau qu’il déplace sur la table du jeu (v. 84) [35], il a perdu la partie («au cors est mes jeus li pire» - v. 83). Une nouvelle mention du jeu fait coïncider Dieu et Fortune. Autrefois en haut de la roue et capable d’accomplir tous ses désirs (v. 118-119), le poète doit maintenant «perdre le giu» (v. 120). La même idée de l’échec à la partie de jeu s’exprime au vers 206, dans une strophe qui introduit le motif de l’argent: Bodel veut croire que son corps subit la pénitence afin que son âme soit «fors de dete» (v. 216), libérée de dette. Le jeu de dés est évoqué à son tour lorsque le poète, se référant toujours à la divinité, affirme qu’elle l’a destiné à jeter le plus petit nombre de points: «Diex m’a contee ma cheance, / Si m’a fait geter ambes as» (v. 359-360). Plus loin, le jeu de paume représente la métaphore de l’exclusion du poète qui emporte l’«estuef» (la balle) (v. 386), et qui fait donc ses adieux aux autres et à la vie.

    Vu le motif du jeu, la révolte est aussi auto-ironie et, bien plus, redéfinition de la souffrance comme sentiment ambigu, oscillant entre la douleur et la joie. Douleur de voir le corps rongé par la lèpre et de supporter l’ignominie, joie à la pensée de la résurrection («une mort dont on puet revivre», v. 288) - la souffrance du poète traduit une hésitation ou plutôt, une impossibilité: «Doubles pensers qui me court seure, / Joie et douleur en mon cuer neure; / Ri et souspir, et chante et pleure.» (450-452). Cette impossibilité indique la condition même du poète qui a désiré transformer sa souffrance en l’exprimant, non seulement comme «projet religieux», mais aussi comme «projet littéraire» [36]. Or, identifiée au processus même de l’écriture - rappelons que Bodel emploie le mot «matere» avec le sens de sujet littéraire (v. 1) et de propos concernant son affection (v. 3) [37] - la maladie traduit la condition du poète en général, car le poète vacille entre le social et le littéraire, sans appartenir pleinement ni à l’un, ni à l’autre [38], mais il tire sa force créatrice justement de cette marginalité. Bodel revendique son exclusion et, à côté de la honte, il est hanté par le désir de se dissimuler, de rester dans la banlieue (v. 343). Le fait-il surtout afin de tirer «de cors enferm parole saine» (v. 272), avec la double intention de quitter ses compagnons en leur adressant des paroles d’amitié, et de dire sa souffrance épurée par la lumière du divin? [39] Mais Bodel semble conscient surtout de l’inconfort de sa situation, de l’impasse où s’inscrit tout acte créateur. L’antinomie corps-cœur relève alors autant de la perspective religieuse que de la condition de poète. Bodel inaugure en cela une tradition qui, fondée sur le portrait du poète miséreux, définit l’œuvre poétique à la frontière entre l’accomplissement et l’échec. L’opposition à la base de nombreux vers indique, au-delà du spirituel, le statut de poète: «A mon sens et a mon esgart, / Sui je et desouz et et deseure: / Li cors s’en va, l’ame demeure; / Ainsi demeure, ainsi m’en part.» (v. 453-456). Projetée sur le fond de la croyance, l’antithèse jour-nuit (v. 324), lumière éternelle-ombres de la mort, appartient elle aussi à la série d’antilogies où le poète apparaît à la fois perdant et gagnant. Mais ce n’est là que l’une des équivoques de la souffrance…

    Souffrance ou divertissement? Hypothèse de la lèpre comme «masquage rhétorique»

    Puisqu’il s’agit de jeu et, en fin de compte de jeu d’écriture, l’on devrait s’attarder davantage sur ce motif et revenir à la mention des jeux de hasard. Un détail historique bouleverse tout d’un coup les repères qui spécifient dans les Congés le rapport avec la divinité. Certes, Bodel fait du jeu de hasard la marque de la fatalité, l’action par laquelle Dieu manifeste sa volonté et offre - au moins le poète l’espère - la possibilité de rachat. Il y aurait donc une valeur spirituelle sous-jacente à ce topos. Mais garde-t-on la même opinion sachant que les jeux de hasard sont tenus pour immoraux à l’époque et qu’ils sont même interdits par Philippe-Auguste? [40] Effectivement, populaires au Moyen Âge, les jeux de dés, assez variés, sont des jeux de coquins, parce que les dés ont des formes irrégulières et sont mal équilibrés. Bien plus, l’enjeu est l’argent, les parties étant donc «intéressées» [41]. Chez Bodel, l’expression de la piété nous semble ainsi douteuse, d’autant plus que, par le motif du jeu, le poète suggère, outre l’image d’un Dieu tricheur et cupide, l’imaginaire de la taverne [42], qui s’accommode mal avec la présence du divin. D’autre part, cette «partie» jouée avec Dieu renvoie à l’idée de sorcellerie, car le jeu de dés peut prendre un caractère divinatoire [43]. Bodel n’est-il pas téméraire de placer Dieu dans un cadre qui a tant de connotations négatives, et de le faire à une époque où les blasphémateurs et les hérétiques sont condamnés à la mutilation ou au bûcher? [44] Malgré les nombreuses invocations de la divinité [45], tout porte à croire que la dévotion du poète est équivoque.

    Le Jeu de Saint Nicolas, premier miracle en langue vernaculaire, dont Bodel est l’auteur, a lui aussi un sens plutôt ambigu, parce que le conflit entre les chrétiens et les païens est souvent oublié au profit des scènes de taverne. Inspirés des Vers de la mort d’Hélinand de Froidmont [46], moine cistercien qui expie ses péchés après avoir renoncé à une vie mondaine, les Congés nous paraissent toutefois obscurs quant à leur valeur spirituelle.

    De surcroît, le portrait d’abjection, qui devient en fait un stéréotype [47] subordonné à un imaginaire concret, et le topos du jeu de hasard peuvent témoigner, comme chez Rutebeuf [48], d’une «entreprise de destruction des idéologies, et en particulier de l’idéologie courtoise» [49]. Après tout, dans les récits narratifs, l’une des premières caractéristiques des personnages hideux n’est-elle pas celle de s’opposer au monde courtois? Combien plus troublante cette vision de l’horreur prise sur soi et qui, en plus, doit divertir!

    Avant de rendre compte du côté «discursif» ou «théâtral» des Congés, qui nous ramène à l’idée de divertissement, notons qu’il y a une identification de la lèpre au jeu - jeu de hasard, mais aussi jeu littéraire. Cette assimilation part d’un terme clé qui désigne la maladie et qui est aussi le plus poignant, à savoir le «pourri». Tout en le dissimulant, le vers 327 dévoile le transfert de sens entre la lèpre et le jeu. Bodel mentionne une poursuite judiciaire («ochaison honteuse et laide», v. 326 - ferait-il allusion au risque qu’il assume peut-être en exploitant une thématique équivoque du point de vue moral et religieux?); et il ajoute que cet appel en justice l’a obligé à changer d’état (v. 327). Or, le mot «estage» renvoie également au jeu d’estages, qui apparaît explicitement chez Fastoul (v. 131), jeu où on désigne par le «pouri» soit le perdant, soit le lieu qui lui est assigné [50]. Si Fastoul exploite ouvertement la polysémie du «pouri», en disant qu’il a perdu au jeu d’estages avec Dieu et il a eu ainsi la lèpre (v. 131-132), Bodel crypte cette correspondance entre pourriture (maladie) et jeu.

    La dissimulation partielle nous semble importante, parce que, à notre avis, Bodel prend plaisir à cacher et à révéler par un seul mot le ressort principal du contrat discursif, qui est, non pas l’expression poétique de la vérité autobiographique, mais la mise en scène comme lépreux. Fastoul exhibera la superposition de la lèpre au jeu et probablement, elle passera ainsi presque inaperçue sur le plan de l’esthétique de la composition, pour ne dévoiler qu’une prétendue amertume personnelle. Mais Bodel, du fait même qu’il la rend obscure, donne à réfléchir sur la nature du masque de l’abjection. Bien qu’il parle maintes fois de sa maladie comme d’une conséquence du jeu du Hasard, Bodel préfère ne pas identifier explicitement la pourriture et le «pouri», dont l’un des sens annule en réalité l’horreur et indique le passe-temps et la réjouissance. Sens qui indique peut-être aussi que la lèpre n’est que le prétexte, la façade destinée à choquer, le paravent d’un autre motif, celui du jeu de hasard, qui, problématique du point de vue moral, ne peut s’avancer que masqué. Dernier détail à l’égard du mot «porri» chez Bodel: lorsqu’il affirme que les lépreux sont «porri au fardel» (v. 168), n’indique-t-il pas de nouveau la coïncidence entre la maladie et le jeu? «Fardel» a posé certains problèmes d’interprétation et les érudits ont conclu que le mot doit indiquer le fait que les lépreux sont atteints à l’intérieur, consommés en dedans. Mais «fardel» a aussi le sens d’«enjeu» [51], qui n’a pas été remarqué. Toujours d’une manière chiffrée, à côté du «porri», c’est l’image du jeu de hasard qui l’emporte sur celle de la lèpre.

    Par conséquent, comme dans la mention des autres jeux de hasard, Bodel aurait pu se déclarer perdant et revendiquer le «pouri». Néanmoins, il ne le fait pas, mais choisi de se présenter «moitié sain, moitié porri» (v. 60), formule dont la première signification se rapporte à la maladie, mais dont le sens caché révèle en clin d’œil la mystification à la base du poème. À des siècles de distance, Villon se dira «Ne du tout fol, ne du tout sage» (Testament, v. 3) [52], et dressera ainsi le piège d’une interprétation fondée sur la dimension biographique, en même temps qu’il aimera laisser entendre le caractère d’un discours fuyant, où le plaisir de créer se confond au plaisir de jouer avec les attentes du public.

    Bodel est avant tout un écrivain professionnel, un écrivain innovateur, qui s’exerce dans une multitude de genres. Rappelons qu’il est l’auteur des premières pastourelles attribuables en langue d’oïl, des premiers fabliaux, de la première pièce dramatique en langue vernaculaire, de l’une des premières chansons de geste «romancées» [53]. Cette diversité dans la création a d’ailleurs occasionné des hésitations quant à la paternité des œuvres: on a refusé de croire que l’auteur de La Chanson de Saisnes a pu s’abaisser à écrire des fabliaux, considérés comme un genre mineur, sinon «ignoble». L’intérêt exercé par les Congés paraît avoir résidé dans le fait qu’on les a cru composés à partir d’un fait biographique. Trouver le courage de dire sa souffrance, de la taquiner avec tristesse et sourire, de l’accepter en faisant ses adieux au monde, enfin, de la transfigurer par une forme poétique élaborée, telle a été la fascination à l’égard des Congés. On a signalé la forme stéréotypée de ce genre poétique, le fait qu’il témoigne d’une «illusion de confidence sans fard» [54] et qu’il tient du genre du dit [55], accordant une large place à la théâtralité, et pourtant, il y a eu comme un retour à la dimension autobiographique. Des études plus récentes ont attiré l’attention sur le fait que la biographie de Bodel est «dépendante de ses textes» [56]. Rien n’assure au fond que le poète ait été atteint par la lèpre. Le nom de «Bodel» - mais s’agit-il du poète? - inscrit au Nécrologe de la Confrérie des jongleurs et des bourgeois d’Arras, n’indique autre chose que le versement de la cotisation pour les frais des obsèques [57].

    Le poète est ainsi à la fois acteur, narrateur [58] et régisseur: objet de son poème, il est également récitant, «jongleur» qui doit amuser le public [59]. La «théâtralité» des Congés repose sur une mise en scène du poète, qui débouche sur le plaisir de la récitation. Certaines miniatures représentent Bodel, qui, recouvert de taches suggérant la lèpre, est en train de réciter son poème à des auditeurs [60]. Si on peut bien douter de la réalité de ces scènes, étant donné l’incertitude autour de la vie du poète et le fait qu’il est peu probable qu’un lépreux, évité par les autres, soit autorisé à entrer en contact avec le public, on remarque en échange l’insistance sur la théâtralité [61], sur le «spectacle» où retentit la parole. La «parole saine» (v. 272) en arrive à désigner ainsi le jeu littéraire, le discours établi sur un «masque rhétorique», sur le «cors enferm» (v. 272), sur ce portrait d’horreur qui s’apparente à l’auto-apologie par antiphrase et qui relève en fait de l’hyperchleuasme, mystification par laquelle le poète se présente sous une lumière défavorable [62].

    Dès les premiers vers, Bodel mentionne le plaisir qu’il prend à composer: «[…] en ce me deduise / Que jo sor ma matere die.» (v. 2-3). Puisque ceci est rattaché à Pitiez [63], qui semble inspirer le sujet littéraire, on a vu un projet poétique puisé dans la biographie et donc dans la souffrance. Mais il peut s’agir d’un aveu de «jongleur» dont les paroles trompent sur la vérité et cherchent à susciter le plaisir. Ce plaisir visant le public est d’abord ressenti par le poète, qui aime inventer, assumer à la première personne (dire sur sa «matere»), ce qui participe au fond de l’artifice. Cette esthétique de composition est tantôt chiffrée dans le poème, comme nous croyons que l’exemple de l’identité entre la lèpre et le «porri» le montre, tantôt révélée par l’homonymie. Effectivement, Bodel fait allusion à la composition de l’œuvre en disant «Et quant il fait esté je rime» (v. 198).

    «Masque rhétorique», la lèpre est inhérente au nom même du poète. «Bodel» peut représenter une forme picarde du «bordel», cabane exiguë du lépreux [64]. S’agirait-il d’un autre jeu du trouvère arrageois? En tout cas, il signe presque toutes ses œuvres, ce qui est plutôt inhabituel à une époque où la plupart des textes littéraires ne portent pas le nom de leur auteur [65]. Le nom de «fabliau», consacré comme genre par Bodel, renvoie pour sa part à «flavel», cliquette du lépreux, mais aussi au mensonge, synonyme peut-être de l’invention poétique [66]. Dans les Congés, Bodel associe son nom à l’allégresse (v. 157), qu’il prétend voir chassée par la souffrance, mais qu’il peut réserver en réalité à ses auditeurs, réjouis à écouter une parole dont l’unique certitude est le talent du poète.

    Bodel est en cela le tributaire d’une tradition «jongleresque» où l’esprit d’invective est crucial. Dans la littérature d’oc, dont Bodel a dû avoir de solides connaissances, la compétition entre deux jongleurs [67] est immortalisée par des pièces lyriques où le premier jongleur accuse son rival d’incompétence et de débauche [68]. L’invective fonctionne ainsi comme un faire-valoir de l’habileté poétique et, supposant un effet de liste - car le premier jongleur énumère les défauts de son rival tout en se magnifiant lui-même - elle débouche sur le plaisir de manipuler la parole, de réciter devant un auditoire [69]. Plus important, il arrive que les qualités négatives dont le jongleur accable son adversaire soient transférées sur lui-même, et le poème révèle ainsi l’«exubérance de l’ivresse poétique et [la] conscience de ses limites» [70]. Néanmoins, jusqu’à Bodel, ce transfert des attributs négatifs, ne paraît pas avoir été assumé à la première personne. Cette évolution dans la lyrique n’est pas aisée à expliquer, pourtant Bodel s’inscrit dans une tradition de composition, qu’il innove en lui adjoignant une poésie à la première personne, une poésie d’inspiration religieuse. Bien plus, à notre avis, Bodel détourne celle-ci au profit du seul jeu littéraire.

    Les Congés nous semblent alors plus rapprochés du fabliau. Au XIIIe siècle, le fabliau Saint Pierre et le jongleur emploie les motifs du jeu de dés et du jongleur qui perd et gagne du même coup la partie avec le représentant de la divinité [71]. Le portrait de Bodel n’est pas loin de celui du jongleur avili par l’impureté, du jongleur pilier de taverne, exclu [72], à l’instar du lépreux. Une image bien différente de ce qu’une première lecture des Congés paraît dévoiler. Mais une image qui tient à un haut degré de la fabrication du poème et qui, par le fait qu’elle demande une mise en représentation, devient aussi un motif essentiel du théâtre à ses débuts, avec l’exemple d’Adam de la Halle [73].

    Conclusions: Leurre de la souffrance, équivoque de la signification

    L’hypothèse de la lèpre comme «déguisement» chez Bodel a été déjà formulée par les études actuelles [74]. Néanmoins, à notre connaissance, on n’a pas proposé une perspective qui porte sur le caractère codifié, chiffré dans la polysémie, de ce qui nous semble être la charpente de la mystification poétique: l’identité entre la lèpre et le jeu de hasard. Asservi à tant de traditions - celle du dit, cultivé par Hélinand de Froidmont, celle de la compétition jongleresque, enfin, celle autour de l’image de la lèpre et de l’horreur - Bodel joue pourtant «a reponniaus» (v. 114), à cache-cache, avec le sens. Le fait que le topos du jeu de dés pose un réel problème du point de vue religieux et éthique à l’époque de Bodel semble ne pas avoir retenu l’attention. Motif du théâtre naissant et d’une poésie dont le côté satirique n’est pas négligeable [75], l’accord des jeux de hasard avec le spirituel ne saurait être arrangeant. Nous croyons qu’il est difficile de trancher sur la signification des Congés, mais peut-être que la mise en évidence de la parole, du talent poétique, ne va pas sans un certain défi de ce qui représente les normes morales du temps, imposées par l’autorité ecclésiastique et le pouvoir royal. Sur le plan littéraire, ce que nous avons désigné comme un portrait d’abjection, peut à son tour être la contrepartie du portrait de l’amant courtois. La souffrance constitue ainsi le leurre d’un sens qui serait séditieux et qui dépasse pourtant la sphère du social ou de l’idéologique, car il se résout dans la maîtrise de la parole. L’étalage d’habileté poétique, art d’un discours où les significations s’effritent, séduit le lecteur d’aujourd’hui, tout comme le public d’alors, appelés tous les deux à chercher les multiples visages du poète.

    Notes

    1] Jean Bodel, Congés, in Les Congés d’Arras (Jean Bodel, Baude Fastoul, Adam de la Halle), éd. Pierre Ruelle, Bruxelles, Presses Universitaires de Bruxelles, 1965. Bodel emploie le même mot, «maus» (v. 209, v. 275) et «mal» (v. 263; v. 509; v. 538), pour se reporter à sa maladie.
    2] Il est pourtant problématique d’affirmer que Bodel est le créateur du genre des Congés. Il est possible que celui-ci ait existé avant, mais nous n’en avons aucune connaissance précise.
    3] Michel Zink, «Le Ladre, de l’exil au Royaume. Comparaison entre les Congés de Jean Bodel et ceux de Baude Fastoul», in Exclus et systèmes d’exclusion dans la littérature et la civilisation médiévales, Senefiance 5 (1978): 78.
    4] Ruelle 79.
    5] Selon toute vraisemblance Bodel écrit ses Congés en 1202. Soixante-dix ans plus tard, Baude Fastoul, un autre poète arrageois, crée une œuvre toute semblable à celle de Bodel, qu’il mentionne d’ailleurs. Voir Ruelle 5. Pour une chronologie communément acceptée des œuvres de Bodel, voir Christine Jacob-Hugon, L’Œuvre jongleresque de Jean Bodel : L’Art de séduire un public (Paris, Bruxelles : De Boeck & Larcier, 1998) 23.
    6] Ruelle affirme que «L’impression cherchée n’est pas l’horreur». Voir encore Ruelle 75. Pour sa part, Zink attire l’attention sur le fait que Bodel «ne met nulle complaisance à détailler son mal, mais […] insiste en revanche sur la honte née de ce mal et sur le rapport étroit entre la souffrance et la honte». Zink, «Le Ladre, de l’exil au Royaume», art. cit., 77.
    7] Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur: Essai sur l’abjection (Paris: Seuil, 1980) 10.
    8] Il y a en fait plusieurs motifs littéraires du cœur, motifs qui jouent autant sur une portée concrète que sur une dimension métaphorique. Ainsi, on prélève le cœur du chevalier mort en exil pour l’envoyer auprès des siens. Dans la lyrique troubadouresque, le chevalier qui part à la croisade laisse son cœur avec sa Dame. Enfin, le cœur enchâssé représente un ultime et suprême signe de fidélité entre les amants. Ce motif sera en outre relayé par le topos du cœur mangé.
    9] Voir Henri Marcel Fay, Histoire de la lèpre en France: Lépreux et cagots du sud-ouest (Paris: H. Champion, 1910) 49; et le commentaire de Zink, «Le Ladre, de l’exil au Royaume», art. cit., 77.
    10] Bodel affirme: «je mesale». Le verbe «meseler» signifie être lépreux, être pourri. Voir la note de Ruelle 138.
    11] Ruelle signale toutefois que «porrir» et ses dérivés sont usuels pour nommer toute sorte de corruption. Faut-il pour autant s’interroger sur ce qu’il y a de choquant à une première lecture du terme? Peut-être que l’impression cherchée n’est pas l’horreur, mais nous croyons que celle-ci est présente, même si de manière discrète. Voir Ruelle 74-75.
    12] Ruelle 140.
    13] Le sens de «poison» paraît être ici «empoisonnement» ou «infection». Comme Ruelle le signale, il s’agit d’un emploi figuré qui n’est pas attesté ailleurs en ancien français. Voir encore Ruelle 137. «Enferté» a le sens d’«infirmité» ou de «maladie». Frédéric Godefroy, Lexique de l’ancien français (Paris, Leipzig : H. Welter, 1901), s. v. «enferté» 168.
    14] Voir l’article de Florent Veniel, «L’Aveugle et son compagnon», Moyen Age (mai-juin, 2006): 53-55.
    15] Fay 36.
    16] Fay les précise: «la lèpre tuberculeuse, caractérisée par des taches érythémateuses, la chute des sourcils et des poils, les lépromes, les tubercules […] la fétidité de l’haleine; la lèpre anesthésique ou thropo-nerveuse, à laquelle appartiennent […] les taches pigmentaires et apigmentaires, les névrites et les anesthésies, l’atrophie musculaire». Fay 49.
    17] Ibid., 50.
    18] Fay affirme néanmoins que la lèpre blanche est «peu affreuse», parce qu’elle ressemble aux plaques de sclérodermie. Fay 53. Nous pensons que, même s’il la dépeint avec une certaine retenue, Bodel fait de la lèpre une image de l’horreur. Telle est du moins l’impression qui se dégage de la mention de la pourriture, de la chair recouverte de plaies, des excroissances de la tête. Comme nous allons le constater, la complexité de la symbolique et surtout le jeu littéraire débouchent sur des significations plus nuancées.
    19] Job n’en constitue pourtant pas l’unique exemple. Des épisodes du Quatrième Livre des Rois et de la vie de Moïse se fondent sur le motif de la lèpre. Voir Fay 52-53 et Jacob-Hugon 326.
    20] Voir Fay 26. Notons que Bodel ne fait aucune mention de l’odeur, qui sera en échange mentionnée par Fastoul (v. 12), Les Congés d’Arras, op. cit.
    21] Voir encore Fay 34.
    22] Rappelons la «brûlure» ou «grant arson» (Béroul, v. 3657) comme métaphore de l’amour dans les Romans de Tristan. Plus que Thomas, Béroul développe le motif du déguisement en lépreux de Tristan pour suggérer la passion «coupable», mais qui interroge en même temps les normes sociales. L’épisode des lépreux lubriques qui réclament Iseut (v. 1190-1232) aussi bien que l’épisode du Mal Pas (v. 3884-3949) jouent sur la symbolique de la lèpre et de la souillure. Pour une description de Tristan «lépreux» chez Béroul, voir v. 3567-3574. Tristan et Iseut, Les Poèmes français, la saga norroise, éd. Daniel Lacroix et Philippe Walter (Paris: Librairie Générale Française, 1989).
    23] Nous allons revenir à la question de la subjectivité.
    24] Voir Jacob-Hugon 20. Jacob-Hugon souligne, à côté de la connaissance de Bodel des textes vernaculaires, la maîtrise des sources de la poésie et de la littérature narrative latine et médiolatine.
    25] Voir Chrétien de Troyes, Yvain ou Le Chevalier au Lion, Œuvres complètes, éd. Daniel Poirion (Paris: Gallimard, 1994), v. 293-311. Rappelons que le gardien ou le «vilain» est tordu et bossu. À part l’élément bestial (les comparaisons avec les animaux et les peaux écorchées qui servent d’habits au gardien des taureaux), il y a donc aussi des détails qui renvoient à l’idée de déformation et d’infirmité.
    26] Si le déguisement de Tristan en lépreux symbolise l’excès de la passion et l’impossibilité de la vivre pleinement ou selon des normes sociales, le portrait du gardien dans Yvain révèle l’image de l’initié, de celui qui, étranger à la civilisation, connaît d’autre part le chemin vers la «merveille» - il indique au chevalier l’endroit de la fontaine enchantée.
    27] Il serait assez difficile d’établir une hiérarchie des termes renvoyant à l’horreur. Dans les textes littéraires médiévaux, la laideur côtoie le monstrueux. On pourrait dire que les portraits se rapprochent de la caricature, parce qu’ils accordent beaucoup d’importance à la déformation. Le monstrueux s’identifie à son tour à la «bestialité», dans le sens que les termes de comparaisons relèvent du rang animal. Enfin, ces portraits représentent des images d’«ensauvagement»: ils s’inscrivent en opposition avec le monde courtois. Nous reviendrons sur cet aspect.
    28] Jeanine Raidelet Galdeano, «‘L’Entre’ de l’horreur dans ‘Raoul de Cambrai’ et ‘Robert Le Diable’: Attirance et répulsion», in L’Horreur au Moyen Âge, éd. Jean-Claude Faucon (Toulouse: Éditions Universitaires du Sud, 1999) 146.
    29] Jacob-Hugon 326.
    30] Kristeva 13.
    31] Zink, «Le Ladre, de l’exil au Royaume», art. cit., 81. Voir aussi les vers 286-288, où Bodel dit qu’il doit louer Dieu, qui l’a voué à une mort dont il peut revivre. Ruelle signale les paroles prononcées par le prêtre lors de l’office où le lépreux se retirait de la société: «Sis mortuus mundo, vivus iterum Deo». Ruelle 144.
    32] Voir Charles Foulon, L’Œuvre de Jehan Bodel (Paris: Presses Universitaires de France, 1958) 738-740. Il s’agit le plus probablement de la quatrième croisade, comme Ruelle le démontre 60-67.
    33] Voir l’explication de Ruelle 135. La «bondie» désigne une sonnerie militaire. Ce n’est qu’au XIVe siècle que «bonde» signifie balle (aussi dans le jeu de paume).
    34] Godefroy, s.v. «bondie» 58.
    35] Ruelle 138. Pour une explication du jeu de merele, jeu qu’on jouait avec des disques de carton, de cire, de plomb ou de cuivre, voir Godefroy s.v. «merele» 329.
    36] Voir Zink, «Le Ladre, de l’exil au Royaume», art. cit., 71. Zink mentionne également le «projet social», celui de remercier les amis et de prendre congé.
    37] Voir encore Zink, «Le Ladre, de l’exil au Royaume», art. cit., 73. Reprenons ici les trois vers du début des Congés: «Pitiez, ou ma matere puise, / M’ensaigne k’en ce me deduise / Que je sor ma matere die.»
    38] Dominique Maingueneau définit cette condition comme «paratopique»: l’écrivain oscille entre la société et le champ littéraire; le plaisir esthétique demande et exclut du même pas la présence du social. Dominique Maingueneau, Le Contexte de l’œuvre littéraire. Enonciation, écrivain, société (Paris: Dunod, 1993) 28.
    39] Zink parle aussi de la crainte du poète d’être diminué intellectuellement par la maladie. La nécessité de dire poétiquement la souffrance dévoile ainsi le besoin de se sentir assuré que les capacités intellectuelles sont intactes. Zink, «Le Ladre, de l’exil au Royaume», art. cit., 74.
    40] Les mesures de moralité publiques imposées par Philippe-Auguste pour rassurer l’Église interdisent les tripots et les maisons de prostitution. Guy Gauthier, Philippe-Auguste, Le printemps de la nation française (Paris: France-Empire, 2002) 60. Notons aussi que la «grande ordonnance» de Saint-Louis interdira les jeux de hasard et défendra aux sénéchaux du roi la fréquentation des tavernes. Voir Jacques Le Goff, Saint-Louis (Paris: Gallimard, 1996).
    41] René Germain, «Jeux et divertissements dans le centre de la France à la fin du Moyen Âge», in Jeux, sports et divertissements au Moyen Âge et à l’âge classique, Congrès national des sociétés savantes, Chambéry-Annecy (Paris: C.T.H.S, 1991) 57.
    42] Rappelons que les jeux de hasard sont joués dans les tavernes.
    43] Voir encore René Germain, «Jeux et divertissements dans le centre de la France à la fin du Moyen Âge», art. cit., 57. Il est vrai que l’on atteste la réputation de sorcellerie du jeu de dés surtout à la fin du Moyen Âge, mais elle doit être présente aussi au XIIIe siècle, surtout parce que ce jeu implique l’idée de Fortune qui décide de l’avenir.
    44] Voir Gauthier 60.
    45] Et pourtant, certains vers instaurent une distance importante entre la divinité et le je poétique. S’adressant à un compagnon, Symon, Bodel affirme: «[…] cil Diex en cui tu crois / Il te laist bien porter ta crois» (v. 340-341). «Cil Diex», «ce Dieu», «qui est tien» marque plutôt un rejet.
    46] Cette influence existe surtout sur le plan de la forme. Les Congés de Bodel, de Fastoul et d’Adam de la Halle adoptent la même forme de la strophe, celle qui appartient aux Vers de la mort. Chez Bodel, il y a pourtant quelques échos aussi au niveau du contenu. Voir en ce sens Ruelle 72.
    47] Au XVe siècle il est assumé par Villon.
    48] Au XIIIe siècle Rutebeuf continue et enrichit la tradition des «poètes lépreux». Ses «poèmes de l’infortune» - La Griesche d’été, La Griesche d’hiver, Le Mariage Rutebeuf , La Complainte Rutebeuf - exploitent le même stéréotype du poète pauvre, infirme, ruiné au jeu de dés (la «griesche» en est un type). Ces motifs se retrouvent en partie chez Villon.
    49] Michel Zink, La Subjectivité littéraire autour du siècle de saint Louis (Paris: Presses Universitaires de France, 1985) 62.
    50] Ruelle 158.
    51] Godefroy, s. v. «fardel» 225.
    52] Voir l’édition de Barbara Sargent-Baur, Villon: Complete Poems (Toronto: University of Toronto Press, 1994).
    53] Jacob-Hugon 9.
    54] Zink, La Subjectivité littéraire 62.
    55] Le terme a de multiples significations dans la littérature médiévale, mais certains critiques modernes, dont Jacqueline Cerquiglini-Toulet et Michel Zink, l’emploient pour désigner un genre de poésie qui suppose un montage du je poétique. À l’égard des définitions du dit, voir aussi l’étude de Monique Léonard, Le Dit et sa technique littéraire des origines à 1380 (Paris : Honoré Champion, 1996).
    56] Jacob-Hugon 16.
    57] Id.; Ruelle affirme qu’il peut s’agir d’un homonyme, étant donné qu’il y en a tant dans le Nécrologe. Bien plus, Ruelle pose la question si un lépreux, «mort au siècle» pouvait rester membre de la confrérie et si son nom était alors inscrit au Nécrologe. Ruelle 60. L’incertitude sur la vie de Bodel met en doute aussi la dimension autobiographique des Congés de Fastoul, dont on ne connaît rien. En outre, la coïncidence ne serait-elle trop grande qu’après quelques années, un autre poète ait la lèpre et continue le genre inauguré par Bodel?
    58] Il y a un aspect narratif dans ce genre de poésie. Présent déjà dans la lyrique courtoise, l’élément narratif existe également dans la poésie dite personnelle, qui est centrée sur l’anecdotique. Voir Zink, La Subjectivité littéraire, op. cit., 47.
    59] Voir Jacob-Hugon 328. Jacob-Hugon reprend l’affirmation de Luciano Rossi, qui voit dans les Congés de Bodel une «sortie de scène du ménestrel». Voir encore Jacob-Hugon 28 et 328, lorsqu’elle pose la question si Bodel n’a pas eu «la tentation de se ‘déguiser’ en lépreux, à l’image de Tristan».
    60] Ruelle 7-8.
    61] D’ailleurs, comme Zink le signale, le stéréotype du poète se complaisant dans sa propre déchéance, causée par le vin, le jeu et les filles, s’avère un motif fréquent sinon obligé du théâtre à ses débuts. La Subjectivité littéraire, op. cit. 65.
    62] Voir les définitions de ces procédés de la rhétorique dans Jean-Jacques Robrieux, Rhétorique et argumentation (Paris: Armand-Colin, 2005) 88-89.
    63] Ces abstractions personnifiées, comme Pitiez, Anuis (Souffrance) Cuer, qui marquent le début des strophes appartiennent à une convention de style. On peut donc mettre en question leur valeur affective.
    64] Voir Jacob-Hugon 16-17. Le mot «bordel» a ce sens dans le Tristan de Béroul.
    65] Id.
    66] Jacob-Hugon reprend en ce sens l’opinion de Rossi. Jacob-Hugon 16-17.
    67] Le mot «jongleur» ne se réfère pas uniquement au récitant, comme on l’a cru, mais aussi au compositeur du poème. La distinction entre troubadour ou trouvère et jongleur est illusoire. Voir Silvère Menegalado, Le Jongleur dans la littérature narrative des XIIe et XIIIe siècles : Du personnage au masque (Paris : Honoré Champion, 2005) 15-16 et 221-224.
    68] Voir l’étude de Madeleine Jeay, Le Commerce des mots : L’Usage des listes dans la littérature médiévale (XIIe- XVe siècles) (Genève: Droz, 2006). Rappelons parmi ces compositions poétiques, qualifiées de sirventès-ensenhamens, le Cabra Joglar de Guerau de Cabrera. Voir Jeay 14 ; Edmond Faral, Les Jongleurs en France au Moyen Age (Paris: Honoré Champion, 1964) 84; pour une édition du texte, voir François Pirot, Recherches sur les connaissances littéraires des troubadours occitans et catalans des XIIe et XIIIe siècles : Les «sirventes-ensenhamens» de Guerau de Cabrera, Guiraut de Calanson et Bertrand de Paris (Barcelona : Real Academia de Buenas Letras, 1972).
    69] La «liste» est présente chez Bodel, qui passe en revue ses compagnons, qui énumère les types de jeux, qui détaille les éléments de son portrait et ses chagrins.
    70] Jeay 158-159.
    71] Le titre de ce fabliau est aussi D’un jugleor qui ala en enfer et perdi les ames as dez. Le fabliau reprend donc les thèmes de la pauvreté, de la passion du jeu de dés, de la taverne et du bordel. Mentionnons brièvement la trame du récit: réduit à la misère par ses vices, un jongleur trouve sa place en enfer. Un jour, lorsque Lucifer est absent, le jongleur reçoit Saint Pierre, qui lui propose de jouer aux dés les âmes de ceux qui expient leurs péchés. Ayant gagné, Saint Pierre emmène tous les pécheurs au Paradis, alors que le jongleur, resté seul, attend que Lucifer revienne. Furieux de voir son royaume désert, Lucifer chasse le jongleur, qui entre ainsi au Paradis. Voir Willem Noomen, Le Jongleur par lui-même : Choix de dits et de fabliaux (Louvin-Paris : Peeters, 2003) et Jeay 192.
    72] Le statut du jongleur est ambigu. Apprécié pour ses talents, il est d’autre part condamné par l’Église parce qu’il se vend et se sert de son corps. On le compare à la prostituée. Faral 28.
    73] Auteur lui aussi de Congés, mais sans revendiquer le statut de lépreux. Dans Le Jeu de la feuillée, il se représente lui-même comme personnage de sa pièce jouant son rôle; il se dépeint en proie à la faiblesse et à la misère causées par la fréquentation de la taverne et le jeu de dés.
    74] À la suite de Rossi, Jacob-Hugon lui consacre de belles pages. Bien que Zink souligne le caractère conventionnel et théâtral des Congés, il ne semble pas mettre en doute la vérité biographique.
    75] Comme chez Rutebeuf.

    Bibliographie

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