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  • Le corps comme étalon de mesure
    Jérôme Dubois (a cura di)

    M@gm@ vol.7 n.3 Settembre-Dicembre 2009

    LE CORPS HUMAIN AU FONDEMENT DE LA COMPRÉHENSION DES PRATIQUES PERFORMATIVES ET SPECTACULAIRES: IMPLICATIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES POUR UNE SCÉNOLOGIE GÉNÉRALE


    Jérôme Dubois

    jeromedubois@yahoo.com
    Maître de conférences en Ethnoscénologie, Université Paris 8.

    L’ethnoscénologie a été fondée en 1995 par un sociologue et un psychologue, à savoir Jean Duvignaud et Jean-Marie Pradier, à la Maison des cultures du Monde, sous les auspices de l’Unesco [1]. Cette jeune discipline des sciences-humaines, avec une visée humanitaire, entend relativiser l’ethnocentrisme - notamment occidental - en donnant à voir, entendre et comprendre des pratiques performatives et spectaculaires extra-européennes mises sur le même plan d’importance que celles européennes, en se réclamant non pas tant d’un objet - le spectaculaire tient à un seuil de perception qui varie d’une culture à une autre - mais d’une méthode.

    Le premier objet de cet article est d’expliciter en quoi elle consiste, tout en montrant l’exemplarité de la démarche et les apports que celle-ci offre aux sciences humaines, tandis que le spectaculaire est une donnée sociale omniprésente et que le corps social renvoie à des mises en scène [2]. Or le noyau sémique, l’étymologie du terme grec skenos, ne renvoie pas seulement à une scène, mais à un corps, ce qui permet de se détacher de la métaphore théâtrale pour s’ouvrir à d’autres conceptions scéniques, en respectant le sens des mots que les praticiens mettent sur leur pratique. De fait, toute pratique performative inclut le corps comme condition de possibilité: il constitue le fil conducteur entre l’ensemble de ces pratiques et la clé incontournable pour toute étude de leur mise en scène, reliant le performer au spectateur-auditeur-olfacteur-etc. Seulement, c’est là une difficulté théorique majeure, la conception même du corps change en fonction des horizons culturels des pratiques. L’éthique du chercheur est sollicitée pour contrecarrer au mieux tous ethnocentrismes (linguistiques, disciplinaires, théoriques, sexuels, etc.). Or, le meilleur moyen pour cela est de tenter de comprendre par empathie l’éthos de ceux que nous étudions, autrement dit d’adopter leur conception du corps en s’initiant à leur pratique dans le contexte culturel qui est le leur.

    Le second objet de cet article est de revenir à la proposition faite par Jean-Marie Pradier d’une «scénologie générale» comme convergence théorique de l’ethnoscénologie qui, si elle s’attache à rendre compte de la singularité des pratiques performatives et spectaculaires ancrées dans des aires culturelles spécifiques, consiste également à «comprendre la nature des liens qui unissent en profondeur des formes si diverses» [3]. Autrement dit, si l’ethnoscénologie est orientée différemment en fonction de la sensibilité culturelle des ethnoscénologues et des pratiques qu’ils étudient, la «scénologie générale» vise à rassembler les ethnoscénologues autour d’une même question: Pourquoi et comment l’Humain pense-t-il avec son corps? Nous proposons de faire le point sur les implications d’une telle démarche.

    1) Premier point, cette question fondamentale induit de considérer le corps humain comme outil et instrument de mesure, concept épistémologique et levier méthodologique. Si cela va de soi pour les ethnoscénologues qui se définissent comme tels, et bien qu’encore peu nombreux ils sont de plus en plus nombreux, cela ne va pas de soi pour l’ensemble des chercheurs en sciences sociales et humaines. Or ce point de départ se doit d’être reconnu au-delà de l’ethnoscénologie afin de faire que celle-ci ait la plus large audience possible parmi les chercheurs de toutes les disciplines; non seulement pour permettre une pleine et entière légitimité académique et institutionnelle (celle-ci advient peu à peu par l’accroissement de l’enseignement de l’ethnoscénologie; dernier exemple en date, le Département des Arts de l’Université de Nice Sophia Antipolis a pris, pour axe pédagogique de la section théâtre, les principes ethnoscénologiques, proposant par ailleurs une ethnomusicologie pour la musique et une ethnochorégraphie pour la danse; par l’accroissement, également, des publications, des colloques, des docteurs et doctorants, des blogs, etc. qui lui sont consacrés), mais aussi, pour créer des collaborations transdisciplinaires essentielles à son développement [4], notamment parce que le «corps» traverse de nombreuses disciplines des sciences humaines et sociales, dont les sciences neurologiques.

    C’est pourquoi, je vais revenir brièvement sur ce qui a posé problème à un sociologue épistémologue renommé, à savoir Jean-Michel Berthelot, quant à la reconnaissance académique de la sociologie du corps comme discipline à part entière et par conséquent du corps comme objet de recherche et concept fondateur d’une discipline en sciences sociales. Ce que Berthelot reprochait à ce qui se voulait la sociologie du corps, spécialisation consacrée au corps quand d’autres spécialisations de la sociologie se consacrent à la famille, au travail, etc., c’est de ne pas voir l’aporie à laquelle elle ne peut échapper: en essayant d’atteindre le corps on ne fait que produire des discours sur le corps, on n’atteint finalement jamais le corps en tant que tel. Autrement dit, toute discipline des sciences humaines et sociales qui viserait à dire le corps, tomberait dans un régime discursif [5] et ne ferait qu’alimenter les discours tenus sur le corps. Deux objections peuvent être faites à ce point de vue: d’une part, tout discours qui dénie le corps n’obéit-il pas au corps? Ce fut l’hypothèse de Nietzsche, et c’est encore celle de la psychanalyse. D’autre part, ne peut-on appréhender le corps autrement que par un régime discursif? C’est l’hypothèse de Jean-Marie Brohm [6] qui voit à l’œuvre deux autres régimes: le régime institutionnel permettant de considérer certaines organisations humaines à l’image organique du corps, et surtout le régime pragmatique faisant voir le corps comme une énergie vitaliste qui trouve l’intelligibilité de son expression à travers ses usages, ce qui rejoindrait la perspective ethnoscénologique. Alors, même si le corps reste un objet énigmatique par la parole qui l’entoure, il n’en constitue pas moins un objet appréhendable par les techniques qui caractérisent ses usages, les actes qui désignent son action et les situations dans lesquelles il s’inscrit. C’est par ces situations qu’il acquiert une dimension sociale, culturelle, artistique, au-delà de la seule dimension anatomique et biologique. Le corps en tant que tel n’est donc pas ce qui intéresse le chercheur en sciences sociales; ce qui l’intéresse c’est le corps en situation. C’est d’ailleurs étrangement Berthelot [7] qui proposait cette voie dans un article antérieur à celui où il annonce l’aporie de la sociologie du corps. Et de même que l’ethnoscénologue s’intéresse aux corps en situations performatives et spectaculaires, c’est dans ces situations là que pour lui les sciences biologiques, anatomiques, neuronales, prennent tout leur sens. Il y aurait donc eu, de la part de Berthelot, un malentendu sur la visée des sciences sociales et humaines qui s’intéressent au corps. Là où il a raison, c’est que le corps comme champ de recherche ne peut être délimité par une seule discipline, que la sociologie ne peut suffire pour dire ce qu’est socialement le corps et donc se constituer en discipline avec un objet qui traverse de nombreux champs de la sociologie et de nombreuses sciences humaines. C’est donc l’ensemble des disciplines s’y rapportant qui permettent d’avoir un point de vue pluriel et pertinent sur ce qu’il est au regard des potentialités innombrables qu’il contient. C’est pourquoi le sociologue David Le Breton a finalement choisi le terme d’anthropologie du corps pour désigner son champ de recherche. Et c’est pourquoi le parti pris transdisciplinaire de l’ethnoscénologie, qui fait appel autant aux sciences de la vie qu’aux sciences-humaines, autant aux théoriciens qu’aux praticiens, est essentiel à son développement. Lorsque le praticien Jerzy Grotowski [8] définissait le théâtre et donc l’objet de l’anthropologie du théâtre par ce qui se passe entre le performer et celui qui assiste à la performance, c’est bien d’un corps à corps dont il parle incidemment. Dans son prolongement, Jean-Marie Pradier a d’ailleurs très bien décrit certains éléments de cette relation. Je vous renvoie à sa communication publiée dès 1988 dans les annales du 1er Congrès mondial de sociologie du théâtre : «Le public et son corps : de quelques données paradoxales de la communication théâtrale.» [9]

    2) Second point, cette question qui part du postulat que, comme l’écrit Jean-Marie Pradier, «la forme spectaculaire est une pensée étendue dans l’espace» et «le corps est pensée» [10] implique une méthode commune à tous les ethnoscénologues, méthode qui vient en plus des principes méthodologiques et épistémologiques de l’ethnoscénologie, je veux parler de la méthode comparative. En effet, penser ensemble le corps implique que nous confrontions ce qu’il en est de lui dans les situations performatives et spectaculaires diverses où nous l’avons appréhendé en nous posant la question du comparable. Il y a un double mouvement: dans un premier temps une distance à prendre avec les autres chercheurs pour se rapprocher des contextes dans lesquels s’inscrivent les situations du corps, et ensuite un rapprochement à faire avec les autres chercheurs pour tenter de comprendre les fluctuations du corps en fonction des situations. Car même si la conception du corps change culturellement en modifiant la réponse à la question fondamentale que se pose la scénologie générale, il n’en reste pas moins que c’est bien le corps qui est le point de départ commun de cette réflexion.

    A titre d’illustration de la méthode comparative en ethnoscénologie, je vais présenter les résultats d’une étude que j’ai faite d’avril à juin 2007 au Brésil au sein du Groupe Interdisciplinaire de Recherche et Extension en Contemporanéité, Imaginaire et théâtralité (GIPE-CIT) dirigé par le Professeur Armindo Biao à l’Ecole de Théâtre de l’Université Fédérale de Bahia.

    Mon étude visait à décrire certaines pratiques performatives bahianaises, afin de relativiser l’étude que j’avais faite en France sur les formes théâtrales au sein et en dehors du théâtre et ainsi arriver à déterminer des éléments de comparaison entre ces deux régions. En transposant mon étude doctorale au sein d’une nouvelle région, j’entendais relativiser les formes régionales bahianaises et françaises les unes par rapport aux autres et tendre théoriquement vers une forme commune de mise en scène, autrement dit vers une «scénologie générale». Autrement dit, ma problématique était celle-ci: quels sont les éléments de comparaison entre les pratiques performatives et spectaculaires bahianaises et françaises?

    Quelle fut la méthodologie mise en place? Sur le plan linguistique, j’ai dans un premier temps suivi durant cinq mois des cours de portugais du Brésil à l’Université de la Sorbonne à Paris, afin de pouvoir comprendre, une fois à Bahia, les cours que je suivrai, les chercheurs avec lesquels je serai en relation, les acteurs des pratiques performatives et spectaculaires et ceux de la théâtralité quotidienne avec qui j’aurai des entretiens non-directifs et semi-directifs, les revues et livres que je consulterai, les pratiques que je pourrai observer sur place.

    Une fois là-bas, quel fut le mode opératoire? J’ai participé à l’activité de l’Ecole de théâtre en suivant certains cours et séminaires, en participant aux séances du GIPE-CIT, en assistant aux représentations des travaux des étudiants, en donnant deux communications sur la sociologie de l’œuvre de Bernard-Marie Koltès, en tenant un atelier de traduction du français vers le portugais d’une pièce de Koltès, Combat de nègre et de chiens, ce qui m’a permis de rencontrer des doctorants et des enseignants-chercheurs en ethnoscénologie. J’ai par ailleurs assisté à des pratiques performatives dans des théâtres, dans la rue, lors de rituels religieux et sportifs. Enfin, je me suis entretenu avec des acteurs de la vie artistique, religieuse et quotidienne en me mêlant le plus possible aux activités en tant qu’observateur non-participant ou participant, en me reposant notamment sur une méthode d’enquête à la fois sociologique, ethnographique et ethnoscénologique.

    J’ai donc résidé deux mois et demi à Salvador de Bahia où j’étais convié en tant que «professeur invité» à l’Ecole de Théâtre de l’Université Fédérale de Bahia. Cette première incursion à Salvador m’a permis de repérer quelques éléments de comparaison que je vais vous livrer. Mais avant, il me faut préciser que je parle des formes théâtrales au sens large. Je m’intéresse autant au monde du théâtre qu’au quotidien. Du point de vue sociologique, je pars du principe qu’une forme est théâtrale à partir du moment où elle entre dans ce que le sociologue Erving Goffman a appelé le «cadre théâtral»: autrement dit, si elle a un temps et un espace déterminés qui l’isole du reste du monde et une spectacularité qui appelle un «public» plus ou moins défini. C’est ce qui se passe entre les spectateurs et les acteurs dans cet espace-temps qui spécifie la forme théâtrale. Et nous pouvons transposer cette définition en termes ethnoscénologiques, en parlant non d’acteurs mais de performers, non de «cadre théâtral» mais de cadre performatif et spectaculaire, car par ailleurs demeure inchangée cette idée qu’il existe une contrainte spatio-temporelle et une spectacularisation. Or le fait est que ce rapport spatio-temporel change selon que l’on se trouve en France ou à Bahia en fonction de certains paramètres extrathéâtraux que nous pouvons définir comme suit.

    Tout d’abord un paramètre démographique et culturelle, qu’on pourrait appeler, pour reprendre un néologisme d’Aimé Césaire, la négritude [11]. En effet, au moins 80% de la population de Salvador est d’origine africaine. Pourquoi? Non seulement parce que les colons portugais ont, durant 300 ans, jusqu’en 1888, date de l’abolition de l’esclavage au Brésil, concentré la grande majorité des africains, notamment Guinéens et Angolais, dont ils faisaient des esclaves, dans cette région de Bahia où se trouvaient les plantations de canne à sucre; mais aussi, parce que ces mêmes colons ont, tout comme avec les indiens Tupi Guarani dès le départ de la colonisation, été contraints aux couples mixtes et au métissage avec les femmes esclaves, du fait même du peu de femmes européennes à faire la traversée en bateau. Ainsi, malgré le racisme omniprésent aujourd’hui, beaucoup de blancs de type indo-européen sont convaincus que dans leurs veines coule du sang africain ou que, du moins, leur éthos est en grande partie d’origine africaine. Exemple parlant, un journaliste blanc de la chaîne régionaliste TV Bahia qui faisait un reportage montrant les coutumes en Guinée, conclue son reportage en disant que le prochain se passera aussi en Afrique car «c’est là», je cite, «que sont nos racines». Le «nous» englobe et le journaliste blanc et la région de Bahia. Autre fait significatif: si «négro» est comme en France un terme péjoratif, il existe en outre un terme qui peut (cela dépend comment on le dit) exprimer au contraire la fraternité noire avec son interlocuteur, c’est le terme «negao». Or, cette appellation sert indistinctement pour le blanc comme pour le noir. Il n’est pas rare que le commerçant noir, dans le but de vendre un produit quelconque, interpelle de cette manière le blanc qui passe. Tout comme on entend aussi «irmao», c’est-à-dire frère. Ceci dit, chose curieuse pour un parisien habitué à vivre dans la polyphonie linguistique des immigrés, au quotidien, les descendants des esclaves ne parlent pas de langues africaines, si ce n’est à travers les chants et les incantations religieuses à l’occasion des cultes du Candomblé, cultes qui sont, tout comme l’art martial de la capoeira, une forme de résistance, un attachement à leur culture d’origine. De fait, ces deux formes – le candomblé et la capoeira - sont essentiellement afrobrésiliennes et originaires de la région de Bahia, elles n’existent pas telles quelles en Afrique et sont des pratiques culturelles sorties de leur contexte quand on les trouve en Europe par exemple à Lisbonne. Il serait intéressant de déterminer le sens de ces pratiques dans le contexte français, comparativement à Bahia où le sens a évolué depuis que l’abolition de l’esclavage et la liberté de culte ont permis une pleine reconnaissance culturelle de ces pratiques devenues des fiertés régionales soutenues financièrement par l’Etat. C’est une piste de réflexion comparative. Par ailleurs, ce qui est intéressant, c’est que cette histoire du colonialisme, très marquée à Salvador - où il existe encore des vestiges, tel que le quartier du Pelorinho dont le nom vient du mat en bois, qui se trouve encore sur une place publique, auquel les colons attachaient les esclaves récalcitrants afin de les battre à mort -, fait remonter en mémoire la participation de la France au colonialisme, à la traite des esclaves, époque qui n’est pas si éloignée dans le temps et que les hommes politiques français ont eu du mal et ont encore du mal à reconnaître. Nous en avons pour preuve la volonté encore récente d’inscrire dans les livres d’Histoire le rôle soit disant positif de la France durant sa période colonialiste, décret qui a été dénoncé par les historiens de profession, tout comme par Aimé Césaire, lequel a refusé de recevoir Nicolas Sarkozy jusqu’à ce que la loi soit retirée; ceci montre le dénie de la France sur ses propres agissements lors de cette période. Il serait donc intéressant de faire un parallèle entre la considération du noir dans le théâtre en France et dans le théâtre à Salvador. Il y aurait beaucoup à dire: par exemple, quels sont les dramaturges qui ont traité la question de l’esclavage, quels sont les différentes représentations du noir, comment les acteurs noirs sont-ils considérés, etc.? Quand un dramaturge comme Castro Alves - dont le théâtre de la ville de Salvador porte aujourd’hui le nom - dénonce l’esclavage en 1865 dans son œuvre poétique Les esclaves, devenant alors le porte-drapeau des abolitionnistes; en France, le sujet est rarement traité et l’esclavage n’est pendant longtemps pas dénoncé en tant que tel. Si Voltaire dénonce la brutalité de l’esclavage, il ne le condamne pas. Pour que cette question noire apparaisse de façon critique au théâtre français, il faut attendre l’engagement politique de Jean Genet qui met en abîme dans la pièce Les nègres les préjugés des blancs sur les noirs; ou à peu prés à la même période, l’engagement politique de Bernard-Marie Koltès lorsqu’il dit vouloir écrire au moins un rôle pour un acteur noir dans ses pièces, dénonçant le manque d’épaisseur des personnages d’origine africaine dans la dramaturgie française, la non-représentativité de leur population, les clichés exotiques des metteurs en scène européens qui montent Combat de nègre et de chiens avec un décor de cocotiers et du sable, ou les abus de pouvoir lorsque Dans la solitude des champs de coton certains metteurs en scène font jouer le rôle du dealer par un acteur blanc. Au delà de l’écriture de la condition du noir, il y a en effet la manière dont le théâtre nègre prend forme. A Salvador, depuis 1990 il existe une troupe de théâtre presque exclusivement noire, O Bando de Teatro Olodum [12], en résidence dans le théâtre Vila Velha, ce qui leur permet d’une part d’entrer dans le territoire blanc de la culture, d’autre part d’échapper à la Bahiatursa, cet organisme d’Etat chargé du tourisme et des productions culturelles d’origine populaire, et enfin d’être en relation avec la fondation culturelle de l’Etat de Bahia, autrement dit de préserver leur indépendance ethnoculturelle tout en officialisant leur démarche artistique. Le seul équivalent, en France, fut peut-être le théâtre de Peter Brook aux Bouffes du Nord. Son théâtre n’est pas exclusivement africain, l’africain est une des influences culturelles, parmi l’indienne, etc. Mais il a monté des pièces d’auteurs africains avec des acteurs d’origine africaine. D’autre part, le travail poétique du Bando de Teatro Olodum repose sur des improvisations collectives ancrées sur la recherche de terrain, l’observation et la critique sociale du quotidien de Salvador. Il y a là une manne sociologique. Le trait marquant de leur théâtre est que leur mise en scène (des textes d’auteurs tels que Brecht, Büchner, Sartre, Shakespeare, ou des créations basées sur leurs improvisations telles que Le cabaret de la race ou La trilogie du Pelo) crée l’espace scénique avec les corps des acteurs. Nous retrouvons l’espace vide de Brook qui donne tout son importance aux acteurs, donc à leur corps. Le décor est minimaliste: il y a des lignes sur le sol qui figurent une allée et des maisons, il y a des bancs sur la scène qui entoure l’espace ludique pour que les comédiens puissent s’asseoir et regarder leurs partenaires jouer, et une estrade sur laquelle se trouvent des musiciens. Bref, c’est la dramatisation du «corps noir» qui est ici en jeu. On retrouve le présupposé moniste de l’ethnoscénologie: non seulement le corps est pensée, mais il donne à penser, en l’occurrence la condition du corps noir.

    Autre paramètre, c’est le facteur économique, lequel a aussi une incidence culturelle. Il faut savoir que la richesse du Brésil n’est pas répartie de la même façon sur le territoire. Il y a des régions riches vers le sud et notamment le sud-est où l’on trouve Rio et Sao Paulo, et des régions pauvres, voire très pauvres, dans le nord et le nord-est. Salvador fait partie des villes les plus pauvres. Le chômage y est extrêmement élevé. Et cette donnée économique va se refléter dans le paysage culturel et artistique. Ainsi, il n’y a aucun festival organisé à Salvador, quand beaucoup d’autres villes du Brésil, fortes économiquement, attirent des sponsors brésiliens et étrangers. Car en effet, la quasi totalité du financement des événements culturels se fait par sponsoring. L’état incite l’investissement privé par la loi dit «Rouanet» qui permet aux entreprises ou aux individus de déduire partiellement ou totalement de leurs impôts sur le revenu, le montant investi dans un projet culturel approuvé par le ministère de la culture. Cette privatisation des institutions culturelles rapproche plus le système culturel brésilien du système états-uniens que de celui de la France. L’aspect négatif de ce mécanisme est que le choix des projets est plutôt orienté par l’intérêt financier des entreprises et non pas par l’intérêt du public: la concentration de 77% [13] des investissements dans la région du sud-est, qui a le plus fort pouvoir économique du pays, se fait au détriment des autres régions et au détriment du théâtre expérimental, au profit du théâtre commercial. Par ailleurs, la monnaie du Brésil est faible sur le plan international, ce qui empêche beaucoup d’artistes brésiliens de partir donner des spectacles à l’étranger, et ne permet pas aux structures brésiliennes d’inviter de nombreux artistes étrangers. Cette difficulté est très présente à Salvador, moins à Rio et Sao Paulo. Proportionnellement, Rio et surtout Sao Paulo sont ouvertes à l’art contemporain, quand Salvador est plus fermée sur l’art traditionnel, plus régionaliste. De fait, l’absence de festival de théâtre international à Salvador ne permet pas aux compagnies de théâtre de rencontrer des compagnies étrangères et d’échanger leur expérience. Quant au public, il faut savoir que les classes défavorisées sont exclues en grande partie du marché des arts du spectacle, soit en raison du prix des billets, soit en raison du prix du transport pour se rendre jusqu’à la salle de spectacle, soit encore par un manque d’informations et d’habitudes à assister à des spectacles, autrement dit par l’absence d’un ethos de spectateur. Le fait est que les classes défavorisées ne fréquentent quasiment pas les théâtres en France, mais le théâtre leur est financièrement plus accessible qu’au Brésil, sauf à la limite lorsque certains spectacles sont accessibles à partir du moment où l’on apporte un litre de lait ou un sac de riz. Par contre, le théâtre de rue qu’est à sa manière le carnaval permet une accessibilité complète aux pauvres. Quand cent vingt mille personnes sont attendues dans les rues à Rio ou à Sao Paulo, on estime à deux millions le nombre de personnes à Salvador, dont la moitié de touristes, soit tout de même un tiers de la ville de Salvador [14]. Ceci dit, il faut sans doute retirer tous ceux qui «travaillent»: les glaneurs de canettes vides par exemple, qui revendront leur butin aux entreprises de recyclage. Bref, hormis les sponsors privés, le tourisme est la manne providentielle de Salvador en matière culturelle. On voit ainsi des terreiros, c’est-à-dire des lieux de culte pour le candomblé, s’ouvrir aux attitudes iconoclastes des touristes, assouplir leurs règles, tandis que certains terreiros, souvent dans des quartiers plus pauvres et dangereux, mais aussi par volonté de préserver le rituel, ne permettent pas aux touristes de venir, si ce n’est en étant conviées par des filles et des fils de saints et en respectant strictement le rituel.

    Autre paramètre en effet, le religieux. Ce n’est pas pour rien que le pape a été faire une promenade de santé au Brésil en 2007. Le Brésil est le pays avec le plus grand nombre de chrétiens au monde. L’Eglise Universelle possède une chaîne de télévision publique qui montre les marches pour Jésus, les messes organisées dans les stades, etc., et possède des temples monumentaux. C’est assez impressionnant compte tenu de la misère qui règne par ailleurs. Ainsi, plus qu’en France, la religiosité et les croyances s’affichent: on verra tous les joueurs de foot ou l’arbitre se signer avant le match et à la fin du match, et quand il y a une session de pénaltys, on voit les deux équipes dire chacune de leur côté des Ave Maria afin que le sort tourne en leur faveur. Et au-delà de la chrétienté, on trouve notamment à Salvador, les croyances sur lesquelles repose le candomblé. Ainsi, il m’est arrivé de voir quelqu’un se signer avant d’entrer dans la mer pour se baigner. Signe syncrétique, puisqu’il évoque à la fois le Christ, mais aussi Yemanja, la déesse africaine des eaux. Cette thématique religieuse sera très présente dans les productions culturelles profanes, au théâtre comme au cinéma, parfois de manière ironique. Ainsi, outre la religion instituée, nous trouvons la superstition et la magie. Or on pourrait croire que la magie n’est pas présente dans la religion catholique en Europe, mais il suffit de voir le pape bénir la photo de la petite anglaise disparue au Portugal pour se rendre compte du contraire: le geste de la croix censé bénir une personne peut aussi se pratiquer sur l’image de cette personne et arriver jusqu’à son destinataire. Bref, par rapport au théâtre, la question serait celle-ci: comment le religieux s’y inscrit en France et à Bahia? [15]

    Voilà, cette liste de paramètres donnant les premiers éléments qui permettent une comparaison entre les formes performatives et spectaculaires bahianaises et françaises n’est bien entendu pas exhaustive. J’aurais pu parler de l’incidence de l’urbanisme, du tropicalisme, et enrichir mon analyse d’autres pratiques performatives. Mais cette première étape d’une recherche que je souhaite approfondir ultérieurement montre en quelques points l’intérêt d’une comparaison entre les pratiques performatives et spectaculaires de deux aires culturelles aussi différentes et présente à mon sens quelques éléments significatifs en développant ces trois paramètres extrathéâtraux que sont la démographie, l’économie et le religieux, du point de vue historique et socio-anthropologique, avec en filigrane la question du corps : esthétique, politique, ludique et critique d’une part, objet-marchandise et festif de l’autre, mystique enfin, ces multiples dimensions pouvant se recouper en fonction des situations.

    3) Le troisième point qu’implique une scénologie générale, c’est la non-spécialisation des chercheurs. En effet, si la spécialisation du chercheur est une étape dans sa carrière et une nécessité qui répond au fait que les ethnoscénologues tâchent de couvrir le maximum de pratiques performatives spectaculaires et d’aires culturelles du monde en se répartissant donc des aires et des pratiques dont ils seront en quelque sorte les spécialistes, il n’en reste pas moins que pour confronter les pratiques entre elles, il est nécessaire d’être fin connaisseur de plusieurs pratiques et donc de ne plus être spécialisé dans une seule pratique. Pour ma part, après m’être intéressé aux pratiques bahianaises, que j’espère approfondir lors d’un séjour plus long, dont je ne vais pas pour autant me considérer spécialiste, car il me semble que les ethnoscénologues de Bahia sont les spécialistes les plus légitimes des pratiques qu’ils côtoient; je vais partir dès ce mois d’aout 2009 dans une autre région du monde où il n’y a à ma connaissance pas encore d’ethnoscénologues, à savoir en Ontario au Canada, faire l’étude de certaines pratiques performatives et spectaculaires amérindiennes, étude que je considère comme une étape dans l’avancée de mes connaissances scénologiques.

    4) Quatrième point, la production et le partage documentaire ethnographique. En effet, pour enseigner et comparer ces pratiques que nous étudions en ethnoscénologie, l’outil filmique est des plus utiles, car il permet de mettre en images ce qui échappe aux seuls mots, à savoir le corps. Or il semble que les données existantes (par exemple à la Maison des cultures du monde, etc.) sont peu nombreuses et demandent à être développées de façon importante. Lorsque nous évoquons en cours ou lors de colloques ces pratiques, la vidéo ethnographique est un mode essentiel de transmission de nos connaissances sur ces pratiques performatives et spectaculaires qui ont toutes la particularité d’être des expériences vécues sur le mode de l’action et non pas toujours sur le mode discursif. Il est très difficile de faire comprendre et décrire ces pratiques sans l’apport d’images et notamment d’images filmiques. Cet outil est primordial dans la perspective qu’est la scénologie générale et demande donc à être développé de façon significative comme ingrédient de base de la recherche. Il faudrait idéalement rendre accessible à tous les ethnoscénologues une base de données et d’échanges de ces données essentielles à l’enseignement comme à la recherche.

    En conclusion, je voudrais féliciter l’initiative de Nathalie Gauthard de créer à Nice une Association Française d’Ethnoscénologie; cela pourrait donner l’idée à d’autres pays où les ethnoscénologues sont présents d’en créer une au sein de leur nation respective, et par la suite nous pourrions envisager de fonder une Association Internationale d’Ethnoscénologie au sein de laquelle la scénologie générale serait une question fondamentale.

    Notes

    1] Cf. Internationale de l’imaginaire N°5, La scène et la terre, Questions d’Ethnoscénologie, Babel, 1996.
    2] Cf. Jérôme Dubois, La mise en scène du corps social, contribution aux marges complémentaires des sociologies du corps et du théâtre, L’Harmattan, 2007.
    3] Jean-Marie Pradier, «Ethnoscénologie: la chair de l’esprit», Théartre 1, L’Harmattan, 1998, p.27.
    4] Armindo Biao a très bien décrit dans un tableau comparatif ce qui spécifie l’ethnoscénologie par ce qui la rapproche et la met à distance d’autres champs de connaissance. Cf. Armindo Biao, «Um trajeto, muitos projetos» in Armindo Biao (Org.), Artes do corpo e do espetáculo: questões de etnocenologia, Salvador: PA, 2007, pp. 21-42.
    5] Cf. Jean-Michel Berthelot, «Du corps comme opérateur discursif ou les apories d’une sociologie du corps» in Sociologies et sociétés, Vol. XXIV, n°1, printemps, 1992.
    6] Jean-Marie Brohm, Le corps analyseur, Economica, 2001, p.44.
    7] Cf. Jean-Michel Berthelot, «Corps et société (problèmes méthodologiques posés par une approche sociologique du corps», in Cahiers internationaux de sociologie, Vol. LXXIV, Janvier-Juin 1983.
    8] Jerzy Grotowski, Vers un théâtre pauvre, Lausanne, La cité, 1971, pp.26, 27.
    9] Cf. Jean-Marie Pradier, «Le public et son corps: de quelques données paradoxales de la communication théâtrale.» in 1er congrès mondial de sociologie du théâtre, Rome, 27-28-29 juin, Bulzoni, 1988.
    10] Jean-Marie Pradier «Ethnoscénologie: la chair de l’esprit», Théartre 1, L’Harmattan, 1998, p.19.
    11] Cf. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, suivi de discours sur la négritude, Présence Africaine, 2004 (1955).
    12] Cf. Amindo Biao, «Teatro e negritude na Bahia» in Trilogia do Pêlo de Marcio Meirelles; Catarina Sant’Anna, «Dramatis/Cidade: uma poética do espaço na «Trilogia do pelô» do Bando de Teatro Olodum.», Anais do congresso brasiliero de pesquisa de pos-graduaçao em artes cênicas, setembro 1999.
    13] D’après une Etude du marché des arts du spectacle au Brésil réalisée pour le Ministère du patrimoine canadien, en 2005.
    14] Ibidem.
    15] Par exemple, avec le spectacle de Robert Hossein - «N’ayez pas peur», Jean-Paul II - organisé au Palais des congrès à Paris en 2007; la pièce «Vixé Maria» qui existe depuis 10 ans à Salvador; etc.


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