• Home
  • Revue M@gm@
  • Cahiers M@gm@
  • Portail Analyse Qualitative
  • Forum Analyse Qualitative
  • Advertising
  • Accès Réservé


  • Image & société
    Fabio La Rocca (sous la direction de)
    M@gm@ vol.6 n.2 Mai-Août 2008

    LA SOCIOLOGIE VISUELLE POUR "ENQUÊTER VISUELLEMENT"? L’IMAGE COMME OBJET, TRAVAIL ET CULTURE DE L’ENQUÊTE QUALITATIVE



    Michaël Meyer

    Michael.Meyer@unil.ch
    Assistant d’enseignement en ‘Sociologie de l’image’ à l’Institut de Sociologie des Communications de Masse (ISCM) de l’Université de Lausanne; Doctorant en sociologie aux universités de Lausanne et de Nantes.

    L’un des débats actuels sur le développement de la sociologie visuelle porte sur le fait d’établir si elle constitue un ensemble de méthodes qui viendraient s’ajouter à la panoplie classique de l’ethnologue et du sociologue, ou si elle peut se fonder en tant que sous-discipline autonome [1]. Quelques travaux ont déjà essayé de répondre à cette question notamment par une exploration des origines de l’utilisation de l’image en sciences sociales (Stasz, 1982; Henny, 1986; Harper, 2000). Nous n’allons pas ici refaire un cheminement historique. Nous préférons questionner la sociologie visuelle dans le cadre méthodologique de l’enquête qualitative de terrain. Pour cela, nous mobiliserons des exemples de nos travaux en cours sur la "relation de service" [2], c’est-à-dire sur ce type particulier de rapport interpersonnel qui caractériserait le travail en face-à-face dans les "métiers du public" (Joseph et Jeannot, 2002). Nous réfléchirons plus précisément à partir du travail policier, et de la rencontre entre agents de police et usagers aux guichets d’accueil des commissariats [3].

    L’œil et la sociologie: une invitation à ‘enquêter visuellement’


    Nous pouvons commencer, en suivant Georg Simmel et Isaac Joseph, par réaffirmer l’importance du regard dans le jeu quotidien des rencontres se développant dans un espace de service. La "valeur sociologique de l’œil" (Simmel, 1981, p.228) se laisse appréhender dans les interactions quotidiennes et les processus de reconnaissance et d’ajustement entre individus co-présents. Dans le prolongement moderne de cette thèse et selon Isaac Joseph (1984, p.18), "l’homme est un être de locomotion que les rencontres et les expériences de co-présence transforment en un œil énorme. La ville instaure le privilège sociologique de la vue (ce qui se fait) sur l’ouïe (ce qui se raconte), mais en conjuguant diversité et accessibilité elle affecte le visible d’un coefficient d’indétermination et d’alarme".

    Le primat simmelien de l’œil, associé à l’ "accessibilité" des espaces de service d’Isaac Joseph, nous incite à réfléchir aux manières d’ ‘enquêter visuellement’ le déroulement au guichet d’une rencontre entre agent de police et usager de l’institution policière. Enquêter et penser ainsi notre objet d’étude, c’est d’abord ce que John Grady (1996) nomme "doing sociology visually", c’est-à-dire se donner les moyens pratiques d’une sociologie qui fasse usage des images dans les différentes étapes de la recherche. Pour notre part, nous avons mobilisé la photographie. Au-delà de ce nécessaire investissement matériel des techniques de l’image, réfléchir visuellement notre objet d’étude, c’est aussi confronter celui-ci par les regards, avec l’idée sous-jacente qu’images produites et regards sont partageables et partagés, et donc observables dans les interactions quotidiennes. L’usager, comme l’agent de police à son guichet, sont des observateurs. Ils se basent sur leurs observations des personnes présentes et de l’environnement matériel pour s’inscrire dans le flux d’activités qui parcourt et configure l’espace public du guichet de police. Les protagonistes de la rencontre de service peuvent tabler sur la visibilité de cet espace commun qui accueille pour un temps leurs actions (dépôt de plainte, constat d’accident, demande de renseignement, etc.). Cet espace devient une ressource évaluée, mobilisée et négociée dans le cours du face-à-face afin d’y produire du "service" [4]. Jean-Marc Weller observe un phénomène similaire lors des rencontres au guichet de la Sécurité Sociale: "(…) la configuration écologique du bureau joue un rôle important en tant qu’espace de construction d’un champ visuel possible. Le décor apparaît comme une ressource stratégique pour le déroulement futur de l’échange" (Weller, 1999, p.41). Cette observabilité (cette "accountability" visuelle pourrait-on dire en réinvestissant le concept de H. Garfinkel) fournit un cadre pour l’ajustement des actions, la production d’activités et de faits négociés, mais aussi pour prendre la mesure de l’Autre, de ses qualités et de sa conformité aux "présuppositions sociales" (Goffman, 1987, p.206) de cet univers des services de police [5].

    Service et observabilité

    À partir de ces premiers constats, notre propos se construit sur deux hypothèses centrales que nous proposons pour l’étude du service. Premièrement, la configuration matérielle de l’espace de service participe à la production par (ou entre) l’agent et l’usager d’un champ visuel partageable et opérationnel pour l’action. Deuxièmement, la visualisation, la mobilisation et la maîtrise des composantes de ce champ visuel dessinent une compétence en situation des protagonistes; compétence qu’il s’agit pour le chercheur d’essayer de saisir dans les séquences d’action où elle intervient et dans son fonctionnement ‘écologique’ [6] au gré des co-présences humaines et matérielles. La sociologie visuelle peut à notre avis constituer une démarche pleinement opérationnelle pour saisir ces enjeux de la rencontre de service. La disponibilité annoncée des guichets de police ("à votre service 24h/24h") ne doit pas nous faire présupposer que l’usager glisse, sans accroches ni épreuves, dès son entrée, vers l’agent en charge de l’accueil. Les rencontres interpersonnelles au poste de police portent la marque des hésitations, des alignements successifs face aux autres personnes présentes, mais également au gré des configurations matérielles particulières qui les entourent. Ainsi par exemple, l’usager qui connaît mal les lieux indiquera visuellement à l’agent qui l’observe sa qualité de nouveau venu: par ses pas hésitants, par les documents qu’il tient à la main, par sa maladresse dans l’ouverture de la porte ou par son orientation incertaine dans l’espace. L’agent de police fait preuve d’une maîtrise visuelle de son espace de travail et anticipe les demandes des usagers à la vue de ces indices. Réfléchir à l’ "accessibilité" et à l’observabilité de cet espace, plus qu’établir un inventaire du lieu, c’est donc se demander comment portes, guide-files, bureaux et guichets sont des ressources que chacun – usager comme agent – est en mesure de visualiser et de mobiliser dans le cours d’une rencontre au poste de police. Tout usager ou client peut lire et anticiper dans le mobilier et les équipements des espaces publics la prestation de service pour laquelle il est venu. En contrepoint, chaque agent recourt à divers procédés pour donner à voir le travail pour lequel il est mobilisé, l’ "ordre négocié" (Strauss, 1992) de celui-ci et sa disponibilité pour l’actualiser auprès de l’usager. Ce jeu d’entrelacement du visible et du donné-à-voir constitue la matrice du champ visuel et des ajustements écologiques produits dans la situation de rencontre au guichet de police.

    La sociologie visuelle, avec ses questionnements et ses méthodes, peut représenter une approche pertinente pour confronter ce jeu de l’observable et du visible avec les connaissances acquises sur la dramaturgie sociale et les ajustements interpersonnels. L’étude des métiers de service ayant depuis quelques années investi les interactions entre agents et usagers (Dubois, 2003), il nous semble pertinent de mobiliser pour notre objet les possibilités offertes par la sociologie visuelle. Cette rencontre au niveau interactionnel des services, de l’œil et du visible sera explorée ici en trois temps, qui pourraient constituer autant de niveaux prospectifs de réflexion et d’utilisation sociologiques de l’image dans le cours de la recherche qualitative sur les métiers de service. Le premier temps portera sur l’image comme donnée d’analyse. Le deuxième moment s’intéressera à l’image comme travail du chercheur et de l’enquêté. Et finalement, l’image comme source de questionnements épistémologiques sur notre appréhension visuelle des phénomènes sociaux.

    L’objet-image: produire des données par l’instrumentation visuelle

    La première démarche envisageable pour questionner le service en mobilisant la sociologie visuelle consiste à mettre en place une instrumentation destinée à la production de données sous forme d’images, notamment sous forme de photographies. Il s’agit d’une démarche classique d’exploitation des techniques de l’image dans le cours de la recherche, notamment mobilisée comme complément au travail anthropologique (Malinowski, 1985) [7] ou comme méthode revendiquée de récolte et de restitution des données de terrain (Bateson et Mead, 1942; Becker, 1981). Dans le cadre d’une recherche sur les guichets de police, il s’agit de constituer un corpus d’images qui pourra ultérieurement être convoqué pour une observation différée du travail policier. Les images produites seront constituées en ressources pour l’analyse, au même titre que les notes de terrain ou les enregistrements d’entretiens. Dans cet usage de l’image à des fins empiriques d’accumulation de données, l’instrumentation visuelle s’impose comme prothèse technique de l’œil du chercheur. Elle est le capteur et le vecteur des détails invisibles à l’œil nu, notamment pour l’observation des soubresauts et détails de l’interaction. Ce rôle de l’image, et particulièrement de l’image photographique, est rendu possible par certaines caractéristiques que met en évidence (Piette, 1992): les qualités "indiciaire", "isomorphique" et de "distance" de la photographie face à son référent. Ces trois vertus de la photographie participent de la valeur heuristique que celle-ci peut avoir dans le cadre d’une recherche de terrain. Sa nature indiciaire fait que "en tant que témoignage irréfutable de l’existence de l’objet photographié, l’image photographique contient donc une puissance de désignation qui lui assure sa qualité heuristique de base: montrer, attirer notre attention sur un objet, une thématique" (p.131). De même pour la distance au référent qui suscite l’attention par l’étonnement et peut révéler ainsi des éléments non perçus lors de la confrontation directe avec l’objet photographié. Finalement, l’isomorphisme photographique réside dans le fait que l’image saisisse la totalité des rayons lumineux qui l’ont frappée à un moment donné. "Cette perception de la totalité de la situation cadrée permet un accès à plus de détails que ne le permettait l’œil nu (…)" (ibidem). En résumé, ce premier niveau d’heuristique de l’image en sciences sociales met en avant des pratiques instrumentales d’enregistrement d’une réalité qui se déroulerait sous les yeux du chercheur; enregistrement destiné à des visionnements ultérieurs, durant lesquels le chercheur serait en mesure de découvrir des éléments de son terrain qui lui avaient échappé lors de l’observation directe. Cette démarche se concentre sur un ‘objet-image’, un produit de l’activité du chercheur que l’on exploite comme donnée de recherche. En ce sens, elle constitue avant tout une méthodologie de la lecture, de la description et du commentaire de l’image au service d’un objet d’étude que l’on suppose capturé dans celle-ci. La tâche du chercheur est un travail sur l’image [8], notamment une recherche active des "indices capables de révéler de nombreux détails de la vie sociale" (Piette, 2007, p.23). Cette démarche est principalement mise à profit en anthropologie et en sociologie lorsque l’on veut porter une attention approfondie à la communication non-verbale (le travail de Bateson et Mead à Bali est le premier exemple de cet argument de mobilisation de l’image) ou lorsque l’on s’intéresse plus généralement à la complexité des séquences d’activités (l’anthropologie visuelle a fait de l’étude des processus d’apprentissage un terrain privilégié pour l’utilisation de l’image filmique). Dans le cas d’une étude des guichets de police, l’attention du chercheur peut être attirée, lors de la consultation des images prises, par les détails liés à la mobilisation du matériel technique (guichet, ordinateur, formulaires) dans le cours de l’interaction. Le champ visuel du service est également mis en relief par l’image. Le sociologue y cherche les traces du visible: le jeu des regards, l’évaluation visuelle continue entre interlocuteurs, les ‘angles morts’ de l’interaction en face-à-face. L’agent de police au guichet étant fréquemment conduit à gérer simultanément plusieurs activités, il importe que sa disponibilité ou son indisponibilité soient publiquement observables (donc potentiellement saisissables par la photographie). Le travail sur les images met en évidence ces détails parfois si ténus, qu’il est difficile pour les personnes non engagées dans le cours d’action de les distinguer et d’en prendre la mesure par la seule observation directe.

    Nous avons parlé des images réalisées par le chercheur, mais il est à noter que les images peuvent également avoir été produites par les enquêtés eux-mêmes. La récolte documentaire de la production iconographique d’un poste de police (affiches préventives, photos officielles) peut conduire à des réflexions sur le contenu, la composition et l’intermédialité des images dans une perspective d’étude visuelle (Rose, 2001). Produite par l’enquêteur ou les enquêtés, on se base à ce premier niveau sur l’idée que la photographie est une trace de la réalité. À ce titre elle a un potentiel de convocation et de canalisation de notre attention, qui se prolonge dans un potentiel de provocation du sens. Comme l’observe John Grady (2001, p.86): "In a sense, images cry out to us to imbue them with meaning and it is this, above all, which provide them with their unique capacity to engage us". Cette capacité d’engagement de l’attention et de convocation du sens face aux traces d’un référent, mobilisée à destination des interrogations scientifiques, fonde le premier potentiel heuristique de l’image.

    Le travail-image: l’acte photographique comme objet d’étude


    Le deuxième niveau heuristique de l’image dans la recherche en sciences sociales prend comme point de départ ce que nous nommons le ‘travail-image’, c’est-à-dire toutes les activités qui conduisent le chercheur à pouvoir produire des images en cours de recherche. Ce qui nous intéresse ici est moins le produit de ce travail – l’objet-image – que le travail impliqué par cette production en tant qu’il contient les enjeux de la confrontation des champs dont il est issu. En d’autres termes, l’acte photographique, qui consacre la production et la consommation d’une image [9], peut être considéré comme indicateur de la place et des enjeux de celle-ci, ainsi que du regard exogène dont elle procède, dans le champ professionnel où s’inscrit notre objet d’étude. Dans le cas de notre recherche sur le travail policier et les relations de service, la possibilité de réaliser des photographies est l’occasion de réflexions sur les enjeux des négociations de la présence du chercheur-photographe. Plus largement, nous nous trouvons face à la nécessité de penser les modes de régulation de l’institution policière confrontée à la survenue d’un regard extérieur, potentiellement menaçant pour l’exercice de son travail. La négociation de l’accès au terrain (de recherche et de prise de vue), qui est l’une des formes de travail-image, est riche en informations sur les modalités de rapport à la photographie dans le contexte policier, où le contrôle et la production d’une représentation particulière de la profession et des agents sont des enjeux de chaque instant. Preuve en est la délégation par l’institution des tâches de production d’images à des photographes officiels et leur diffusion à des attachés de presse. Le regard du sociologue entre en concurrence avec les regards autorisés du terrain d’enquête. Les obligations et négociations du chercheur qui souhaite produire des images peuvent en elles-mêmes être considérées comme des données devant s’intégrer dans le cadre de la recherche. Le parcours institutionnel du chercheur et ses interlocuteurs (commandant de police, porte-parole, conseiller juridique, etc.) à chaque étape de la négociation de sa présence photographique constituent des arrangements sociaux étudiables.

    Le sociologue qui s’arme d’un dispositif de prise de vue photographique doit être en mesure de réfléchir aux perturbations et régulations que sa démarche va engendrer sur le terrain. Les distorsions provoquées par la présence du chercheur ont été interrogées plus généralement dans le cadre de démarches d’observation ethnographique sans recours à l’instrumentation visuelle, autour par exemple du "paradoxe de l’observateur" (Schwartz, 1993, p.271). La même posture méthodologique de type "critique-analytique" (p.274) peut être envisagée avec profit dans le cadre de recherches mettant en place un dispositif de production d’images (Papinot, 2007). L’acte photographique devient alors un acte de communication qui peut être étudié en tant que tel, et auquel participe aussi bien le chercheur-photographe que l’enquêté-photographié. Cette prise en compte réflexive du travail-image ouvre la voie à un gain heuristique majeur des méthodes de la sociologie visuelle: une connaissance en ‘court-circuit’ de l’objet d’étude, dans la dynamique qui amène le chercheur à pouvoir l’étudier par la production d’images. Comme l’observent Peroni et Roux (1996, p.10): "la photographie du travail est un document sur le travail photographique qui l’a produite".

    La démarche photographique du chercheur est dès lors une expérience conscientisée, partageable avec les enquêtés qui se prêtent au jeu de l’image. Elle ne peut plus être pensée en dehors des activités qui permettent d’établir, de maintenir, de négocier et de réactualiser ce jeu. Les sujets de la photographie travaillent à la prise de vue, notamment ils se mettent en scène et arrangent le décor qui les entoure. Ils participent à inventer une visibilité de leurs activités quotidiennes, à la recréer au gré de leur travail et des rencontres, à autoriser sa capture par le photographe.

    Dans le cas de la police, l’agent photographié "fait le policier" [10] pour le photographe; il arrange son uniforme et son espace de travail pour qu’ils correspondent à ce qu’il nomme métaphoriquement l’ "image de la profession" qu’il souhaite donner ou qu’il estime attendu par le photographe. Le policier est alors rendu attentif à des aspects de son travail qui habituellement vont de soi pour lui; qu’il n’a pas besoin de questionner ou d’inventorier au quotidien. Le regard du chercheur-photographe et l’attention produite par son appareil photographique sollicitent la recherche d’une pertinence visuelle chez les agents (mais qu’est-ce qu’il photographie celui-là?), ainsi que la production d’une explicitation du travail de regards accompli pour chaque usager.

    Le travail photographique est par conséquent autant celui du chercheur-photographe (négociation de l’accès au terrain, participation aux activités, prise de vue) que celui des enquêtés (présentation de soi, organisation et mise en visibilité de son espace de travail). Le deuxième gain heuristique possible de l’image procède donc plus généralement d’une attention du chercheur au travail qui entoure la production de clichés photographiques sur le terrain. Le potentiel de perturbation de l’acte photographique doit être intégré de manière positive dans la démarche scientifique et fournir des éléments de réflexion concernant le contexte de réalisation des images de recherche. La photographie – dans sa pratique comme dans sa lecture – doit permettre une réflexion à la fois sur la place du chercheur, sur son rapport à l’objet d’étude, sur la mise en scène des enquêtés face au dispositif de prise de vue qu’il leur propose. L’usage de l’image est à envisager ici comme source d’information en soi, permettant des observations directes issues de la rencontre entre opérateur et sujet de l’image. Cette dernière est en quelque sorte la matérialisation du rapport étroit qui lie l’observateur et l’observé à l’intérieur de toute démarche compréhensive de type ethnographique. Elle permet de questionner la construction d’une dynamique entre enquêteur et enquêté, et les enjeux du regard et du visible entre eux. Ces considérations sont d’une importance particulière dans le cadre de l’étude qualitative des métiers de service: l’image et sa négociation renvoient le chercheur à son statut de demandeur, c’est-à-dire d’usager à part entière de l’institution qu’il sollicite. La prise de conscience de ce statut ouvre ainsi une voie vers une réflexion épistémologique sur la place du chercheur sur le terrain et sur son projet de connaissance.

    La culture-image: l’image comme indicateur d’une culture du regard

    Le dernier élément qui peut devenir enjeu heuristique s’esquisse dans le prolongement de cette capacité de l’image à convoquer au premier plan le travail et le statut du chercheur. Par l’image produite ou par le processus qui la produit, ce n’est en effet pas uniquement le travail technique du photographe, en tant qu’accomplissement pratique, qui devient visible en filigrane, c’est aussi le chercheur et son projet de recherche. Plus précisément, le travail photographique nous renvoie dans le cours de la recherche à une réflexion sur la nature de la démarche et de la connaissance scientifiques par l’observation. L’activité réflexive, inaugurée pour penser le travail-image en deçà de l’objet-image, conduit dans le prolongement à questionner le statut même des données issues du regard du chercheur. En plus de visibiliser le rapport entre les protagonistes de l’enquête, l’image visibilise et concrétise la nature partagée de la production des données visuelles. Ce n’est pas seulement ce qu’a vu le chercheur qui est enregistré par l’image et son travail, c’est le chercheur tout entier en tant que participant de la visibilité des situations étudiées. Dans notre cas, c’est le service qui apparaît en tant que phénomène visibilisé, à la croisée des regards de l’agent, de l’usager et du sociologue.

    Le chercheur se retrouve ainsi face à ses manières de voir et de chercher, ses façons d’observer et de rendre visible le terrain. Si comme le dit Denis Roche (cité par Peroni et Roux, 1996, p.195): "Ce qu’on photographie, c’est le fait qu’on prend une photo"; nous pouvons dès lors ajouter dans le cas de la sociologie visuelle: ce qu’on photographie, c’est le fait qu’on fait de la recherche en prenant une photo. La photographie nous renvoie à la mesure du regard humain et situé que nous portons sur le terrain. Et l’on y découvre l’omniprésence (métaphorique ou en acte) et la performativité d’une ‘culture-image’ qui lie observation, observateur et observé dans une organisation sociale du visuel. Le regard sociologique du chercheur, le regard policier de l’agent au guichet et le regard demandeur de l’usager sont à comprendre dans une économie d’ensemble de la visibilité et des échanges de vues en société.

    Cette puissance de condensation et de déplacement du regard vers des enjeux épistémologiques est rendue possible par l’ironie photographique qui n’a de cesse de renvoyer au chercheur, en quête de la réalité du terrain, sa propre image, sa propre présence et perturbation au cœur de l’appréhension de cette réalité. Dans ce sens, Emmanuel Garrigue (2000, p.41) met en avant la photographie comme "(…) révélateur épistémologique des sciences humaines dans leur capacité à analyser la réalité". En suivant Sylvain Maresca (1996), on découvre également que la photographie, en tant que "dispositif de pensée" (p.242), pourrait nourrir les questionnements des sciences sociales sur leur appréhension du monde. Dans cette relation de la science au réel, nous serions encouragés à "penser aussi avec les yeux" (p.239). "A ce titre, la photographie plus que toute autre forme d’image, désigne un défi à l’intellectuel: celui de comprendre sans s’abstraire, c’est-à-dire d’élaborer un mode d’analyse qui ne se referme pas ipso facto sur lui-même, qui ne se coupe pas nécessairement du monde qu’il prétendait expliquer" (p.242).

    L’empirique et le visuel: un défi pour la sociologie visuelle

    Le défi évoqué par S. Maresca peut être convoqué pour réfléchir aux enjeux de constitution de la sociologie visuelle en sous-discipline autonome. La sociologie visuelle telle qu’elle se définit et se pratique actuellement peut-elle prétendre se confronter à ce défi? Ou alors doit-elle au contraire se limiter à fournir de nouveaux outils pour confirmer des savoirs déjà acquis et constitués en systèmes théoriques et disciplinaires? Les trois niveaux heuristiques dégagés ici donnent peut-être un début de réponse. Ces niveaux peuvent être exploités séparément, mis au service de champs spécialisés: les techniques de l’image peuvent être mobilisée à des fins instrumentales de production de données, qui seront ensuite réfléchie dans un espace intellectuel préexistant. Ainsi, dans notre cas, les images produites sur le terrain peuvent ne constituer qu’un réservoir de données pour la sociologie du travail et les réflexions déjà engagées sur la "relation de service".

    Pourtant nous pensons que seule une imbrication des différents niveaux de regards sur l’image (objet-image, travail-image, culture-image) peut ouvrir la voie à l’établissement d’une sous-discipline affirmant de plein droit le visuel comme objet et stratégie de recherche. Ce secteur d’étude serait orienté vers le visible et les contingences quotidiennes par lesquelles celui-ci s’élabore et s’incarne dans la vie sociale. Le regard et le visible sont des phénomènes sociaux et la pratique de l’image devient une modalité nouvelle de l’exploration sociologique sur ces phénomènes. Ce regard sur le visible par les techniques de l’image ("voir le voir" pour reprendre le titre francophone d’un ouvrage de John Berger) prend le risque de déstabiliser les catégories canoniques de la validité scientifique. Mais ce n’est peut-être seulement qu’à ce prix qu’il pourra relever le défi de la méthodologie empirique et du visuel [11]. Pour cela, la sociologie visuelle peut s’appuyer sur les capacités heuristiques des images, plus riches sous beaucoup d’aspects pour le chercheur que leur seule capacité documentaire supposée. D’un point de vue sociologique, le premier avantage d’une imbrication des niveaux heuristiques est de désenclaver la sociologie visuelle des cadres de pensée qui parcellisent et instrumentalisent les méthodes de l’image pour confirmer des savoirs déjà établis. À terme, cette imbrication pourrait viser des pratiques et des raisonnements qualitatifs nés du lien étroit entre étude de la culture visuelle – celle qui prévaut dans le travail policier par exemple – et culture visuelle de l’étude – celle du regard sociologique. Cette continuité retrouvée des études visuelles et des méthodes visuelles pourrait être un facteur déterminant de la constitution et de la fertilité d’une sous-discipline neuve qui aurait à charge d’expliquer la réalité sociale par ce qu’elle a de visible et d’observable.


    NOTES

    1] Voir le bilan réalisé dans (Wagner, 2002): l’auteur prend la mesure de l’évolution des recherches visuelles par une analyse croisée de deux ouvrages récents (Prosser, 1998 et Emmison et Smith, 2000) mis en dialogue avec son recueil pionnier sur la question (Wagner, 1979).
    2] Pour une synthèse des principaux courants et une revue de la littérature, voir (Weller, 1998). Pour les explorations sociologiques: (Weller, 1999), (Joseph et Jeannot, 2002), (Dubois, 2003).
    3] Les pistes esquissées par la suite sont les premiers résultats d’une recherche de thèse en sociologie, réalisée en cotutelle à l’université de Lausanne et à l’université de Nantes.
    4] Le service, dans notre perspective, c’est le travail des protagonistes de la rencontre pour produire, c’est-à-dire mobiliser, négocier et actualiser, une dimension de service au centre des cours d’action. Plus que le traitement ponctuel d’un problème ou la réalisation réglée d’une prestation, le service est le traitement continué d’un temps et d’un lieu pour y maintenir le simulacre d’une relation de service. Le service est une chose à laquelle tant les policiers que les usagers doivent travailler dans le cadre de leurs interactions.
    5] Dans le même chapitre, Goffman évoque la "Condition de félicité", qu’il fait le choix de définir à l’intérieur des usages du langage. Il serait stimulant de réfléchir à la possible existence d’une Condition de "félicité visuelle" incarnée dans des usages sociaux de la vue et de l’observation. L’usage scientifique en serait une forme, l’usage policier en serait une autre.
    6] Par le terme "écologie", nous souhaitons mettre en avant une économie de la rencontre dans les espaces de service fondée sur des continuités culturelles, sociales et matérielles lors des interactions. Le service dans cette approche ne se pense plus prioritairement sous l’angle de la "relation de service", mais au travers d’une ‘écologie du service’ qui s’intéresse à l’investissement d’un temps et d’un lieu dédiés au jeu social de visibilisation du service. Pour des développements ayant inspiré notre propos: (Joseph, 1998) pour une réflexion sur les espaces de la Poste française; et (Sanchez, 2006) pour un exemple traitant de l’usage des places publiques à Caracas.
    7] (Piette, 2007, p.24) relève les principales références de Malinowski à la photographie dans son "Journal d’ethnographe".
    8] Voir ici la distinction, explicitée notamment dans (Faccioli et Losacco, 2003) et (La Rocca, 2007), entre sociologie «sur les images», c’est-à-dire orientée vers l’analyse de données visuelles existantes afin d’y trouver des indices du social, et sociologie «avec les images», caractérisée par la mise en place d’un outillage visuel pour l’analyse des phénomènes sociaux.
    9] Concernant cette vision élargie, pragmatique et performative de l’ "image-acte", voir (Dubois, 1990). Sur la matérialité de la photographie ethnographique: (Edwards, 2002).
    10] Nous réinvestissons ici pour la réflexion sur l’acte photographique la conclusion de (Bittner, 1990) sur le statut de policier comme accomplissement pratique.
    11] (Becker, 1986) affirme que les démarches visuelles attirent les chercheurs en sciences humaines insatisfaits par les méthodes de leur discipline. Plus récemment, (Prosser, 1998) recommande quant à lui de remplacer, dans le champ de recherche visuelle, la conception traditionnelle de la validité basée sur les méthodes, par une "contextual validity" fondée sur l’interaction humaine, la réflexivité et la représentation.


    BIBLIOGRAPHIE

    Bateson Gregory et Mead Margaret (1942), "Balinese character: a photographic analysis", New York, New York Academy of Sciences.
    Becker Howard S. (1986), "Doing Things Together. Selected Papers", Evanston, Northwestern University Press.
    Becker Howard S. (dir.) (1981), "Exploring Society Photographically", Evanston, Mary & Leigh Block Gallery, Nothwestern University.
    Bittner Egon (1990), "Aspects of Police Work", Boston, Northeastern University Press.
    Dubois Philippe (1990), "L’acte photographique et autres essais", Paris, Nathan.
    Dubois Vincent (2003), "La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère", Paris, Economica.
    Edwards Elizabeth (2002), "Material beings: objecthood and ethnographic photographs" in Visual Studies, vol.17, n.1.
    Emmison Michael et Smith Philip (2000), "Researching the Visual. Images, objects, contexts and interactions in social and cultural inquiry", Londres, Sage Publications.
    Faccioli Patrizia et Losacco Giuseppe Pino (2003), "Manuale di sociologia visuale", Milan, FrancoAngeli.
    Garrigue Emmanuel (2000), "L’écriture photographique. Essai de sociologie visuelle", Paris, L’Harmattan.
    Goffman Erving (1987), "Façons de parler", Paris, Les Editions de Minuit.
    Grady John (1996), "The Scope of Visual Sociology" in Visual Sociology, 11 (2), International Visual Sociology Association, pp.10-24.
    Grady John (2001), "Becoming a Visual Sociologist" in Sociological Imagination, vol.38, n.1/2, The Quarterly Journal of the Wisconsin Sociological Association, pp.83-119.
    Harper Douglas (2000), "The image in sociology: histories and issues" in Journal des Anthropologues, n.80-81, pp.143-160.
    Henny Leonard M. (1986), "A short history of visual sociology" in Current Sociology, vol.34, n.3, pp.1-4.
    Joseph Isaac (1984), "Le passant considérable. Essai sur la dispersion de l’espace public", Paris, Librairie des Méridiens.
    Joseph Isaac (1998), "Le bureau de poste: accessibilité et attente" Paris, La Poste et Nanterre, Université Paris X, (avec Michèle Bérard et Claude Braunstein), repris dans Joseph Isaac (2007), "L’athlète moral et l’enquêteur modeste", Paris, Economica, pp.329-342.
    Joseph Isaac et Jeannot Gilles (2002), "Métiers du public. Les compétences de l’agent et l’espace de l’usager", Paris, CNRS Editions. La Rocca Fabio (2007), "Introduction à la sociologie visuelle" in Sociétés, n.95, Paris, De Boeck, pp.33-40.
    Malinowski Bronislaw (1985), "Journal d’ethnographe", Paris, Seuil.
    Maresca Sylvain (1996), "La photographie. Un miroir des sciences sociales", Paris, L’Harmattan.
    Papinot Christian (2007), "Le malentendu productif. Réflexion sur la photographie comme support d’entretien" in Ethnologie française, 2007/1, Paris, PUF.
    Peroni Michel et Roux Jacques (1996), "Le travail photographié", Paris, CNRS Editions.
    Piette Albert (1992), "La photographie comme mode de connaissance anthropologique" in Terrain, n.18, pp.129-136.
    Piette Albert (2007), "Fondements épistémologiques de la photographie" in Ethnologie française, 2007/1, Paris, Presses Universitaires de France.
    Prosser Jon (1998), "Image-based Research. A sourcebook for qualitative researchers", Londres, Falmer Press.
    Rose Gillian (2001), "Visual Methodologies. An introduction to the interpretation of visual materials", Londres, Sage Publications.
    Sanchez Pedro José Garcia (2006), "Entre urbanité et ordre public. Une écologie de l’usage des places à Caracas" in Espaces et Sociétés,126:3.
    Schwartz Olivier (1993), "L’empirisme irréductible", postface à Anderson Nels, "Le Hobo. Sociologie du sans-abri", Paris, Nathan, pp.265-305.
    Simmel Georg (1981), "Sociologie et épistémologie", Paris, Presses Universitaires de France.
    Stasz Clarice (1979), "The early history of visual sociology" in Wagner Jon (ed.) (1979), "Images of information. Still photography in the social sciences", Londres, Sage Publication, pp.119-136.
    Strauss Anselm L. (1992), "La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme", Paris, L’Harmattan.
    Wagner Jon (2002), "Contrasting images, complementary trajectories: sociology, visual sociology and visual reasearch" in Visual Studies, vol.17, n.2.
    Weller Jean-Marc (1998), "La modernisation des services publics par l’usager: une revue de la littérature (1986-1996)" in Sociologie du travail, n°3, pp.365-392.
    Weller Jean-Marc (1999), "L’Etat au guichet. Sociologie cognitive du travail et modernisation administrative des services publics", Paris, Desclée de Brouwer.


    Collection Cahiers M@GM@


    Volumes publiés

    www.quaderni.analisiqualitativa.com

    DOAJ Content


    M@gm@ ISSN 1721-9809
    Indexed in DOAJ since 2002

    Directory of Open Access Journals »



    newsletter subscription

    www.analisiqualitativa.com