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    M@gm@ vol.2 n.4 Octobre-Décembre 2004

    LES FORMES DU FOND[1]



    Michel Maffesoli

    michel.maffesoli@univ-paris5.fr
    Professeur de Sociologie à l'Université René Descartes Paris5-Sorbonne; Directeur du Centre d'Etudes sur l'Actuel et le Quotidien (CEAQ, Paris V) et de la revue Sociétés; Président du Groupement Européen Coordonné des Centres de Recherches sur l'Imaginaire (GRECO CRI), France.

    "Je ne déclos ni ne cèle mais au contraire fais voir" (Héraclite, frag. 93)

    Il n'est pas vrai que la nature a horreur du vide. Peut-être même s'y complait-elle. Le creux est aussi une modalité de l'être. Il est possible de s'y nicher, de s'y lover paresseusement et, ainsi, de se protéger contre l'angoisse du temps qui passe. Le creux des apparences est, à certains moments, une des formes d'expression de la vie sociale. Encore faut-il savoir le reconnaître. Certes, nous avons tous une existence personnelle, mais nous sommes, également, les représentants, parfois même les victimes, d'un "esprit commun", peut-être même d'un "inconscient collectif" qui s'est constitué de siècle en siècle. Et, très souvent, là où nous croyons exprimer nos propres idées, nous ne sommes que les porte-voix, les figurants d'un vaste "theatrum mundi" aux dimensions infinies.

    Bombardement d'images multiformes, spectacularisation de toutes choses: du politique à la pensée en passant par la religion, l'apparence est une réalité incontournable. On peut le regretter, mais, selon l'adage: "contra factum non valet argumentum". Et il est vrai que les simples arguments ne peuvent rien contre les faits. Il faut avoir le courage, ou tout simplement la lucidité de reconnaître ce qui est comme étant le caractère suprême de la réalité. C'est bien la roborative leçon que Héraclite attribue au dieu de Delphes, ne cachant ni n'enfermant rien, mais au contraire faisant voir. Ce n'est pas la première fois que l'image occupe tout l'espace public. Nombreuses sont les civilisations ou les moments historiques fondés sur celle-ci. Mais dans notre tradition culturelle, nous avons du mal à la prendre au sérieux. Et elle reste bien souvent frivole, anecdotique, superficielle. Il n'est qu'à voir la suspicion concernant la thématique de l'imaginaire pour s'en rendre compte. Et pourtant c'est ce monde imaginal qu'il convient de penser.

    Ainsi, face aux illusions, aux prétentions du rationalisme ambiant qui, sous couvert de science, se targuent de guider la société, de l'orienter vers ce qui serait son but et son bien, rendre attentif à l'imaginaire, aux images, au jeu des apparences nécessite une démarche allusive. Allusion qui, au-delà de la brutalité du concept, tout en douceur, laisse être les mots et les choses. Epiphanise les situations, les phénomènes, les manières d'être et les discours que l'on tient sur eux. Revenir à la simplicité phénoménologique peut, ainsi, être une forme de penser originale qui soit en accord avec ce qui est vécu. Certes, le phénomène est évanescent, mais il y a une forme de jouissance dans le tragique, que cela ne manque pas d'induire. Il peut y avoir une forme de reliance à partir de ce qui se donne à voir. Peut-être même, à l'opposé de la morale, abstraite et générale, est-ce cela la vraie éthique: l'efflorescence des choses, les images communielles que l'on partage avec d'autres. Heidegger dit et redit: "ethos bedeutet Aufenthalt", l'éthos renvoie au séjour.

    C'est bien cela qui est en jeu: un monde imaginal comme lieu d'habitation, demeure, gîte. Le phénomène comme abri, comme refuge où se concoctent les nouvelles et toujours anciennes manières de se rapporter au monde, aux autres et à la déité. Spectacularité et théâtralité comme structures essentielles de toute vie sociale [2]. Il se trouve que le creux (le creuset) des apparences, le jeu des phénomènes sont choses bien suspectes dans la tradition culturelle occidentale, obnubilée qu'elle est par son substantialisme structurel. Ne fût-ce que brièvement, il est important de revenir sur celui-ci. Ainsi Georges Steiner analyse t-il bien la distinction établie par Heidegger entre l'Être infinitif et l'être nominal. Celui-là est englobant, je dirais qu'il est indéfini. Alors que celui-ci se particularise: on est Dieu, un individu spécifique, etc. ... C'est ce qui sert de fondement à un "ego" distinct et stable dans son identité.

    C'est également ce substantialisme qui est cause et effet du monothéisme. Dieu Un servant, métaphoriquement, de légitimation à l'Universalisme de la philosophie des Lumières ou à la solidité de l'Institution sociale. On peut, à cet égard, faire référence à ce qui pourrait être la justification symbolique de la structure institutionnelle: "tu es Petrus et super hanc petram aedificabo ecclesiam meam". Ce qui fait, justement, dire à J. de Maistre, "il faut être, pour être quelque chose" [3]. L'essentiel de la doxa sociologique s'appuie, d'une manière inconsciente, sur un tel substantialisme, reposant sur le fait que le droit est censé créer l'existence, alors que c'est, certainement, le contraire qui se passe. Ce que M. Weber a appelé la "logique du devoir-être" masquant une bonne appréciation de ce qui existe concrètement, quotidiennement, est au fondement de l'étonnant aveuglement du savoir établi (institutionnalisé) vis-à-vis des formes sociales émergentes, vis-à-vis du grouillant dynamisme existentiel.

    Il y a une opposition, voire une contradiction entre la pensée de l'être et la pensée de l'existence. Et pour y rendre attentif il n'est, peut-être, pas inutile de faire référence à la mystique. En particulier à une notion de la Kabbale: celle de "contraction", de "retrait", le "Tsimtsum". Négation par Dieu d'une partie de lui-même. Et dans ce vide qu'il creuse en lui peut se nicher l'apparition d'une réalité autonome, celle du monde, celle de l'homme. Renoncement paradigmatique. C'est l'espace vide creusé dans la substance divine qui est le lieu de l'existence. Nombreux sont les philosophes modernes ou contemporains: Schelling, F. Rosenzweig, Habermas, G. Scholem, M.A. Ouaknin qui, chacun à sa manière, ont montré la pertinence d'une telle métaphore [4]. Il suffit, pour résumer, de souligner que le non-substantiel, le creux est nécessaire pour comprendre ce qui est, continuellement, en devenir.

    Ce qui est en puissance, avènement, tout ce qui met l'accent sur l'expérience ou ce qui apparaît, se fonde, paradoxalement, sur le vide. Être, reposant, pour partie, sur le non-être. Ontogenèse plutôt qu'ontologie. Perspective quelque peu mystique, certes, mais qui n'est pas sans conséquences sociales bien concrètes. Les excès de tous ordres, les nombreuses pratiques à risque, toutes les effervescences dont l'actualité n'est pas avare, la fascination pour le fait divers hétérodoxe, les rébellions juvéniles, sont, en ce sens, comme autant d'expressions de cette soif de l'infini taraudant le corps social. Désir d'indéfini, serait-il plus judicieux de dire, qui ne se reconnaît plus dans le "positif" officiel, dans la substance institutionnelle, mais qui, en son sens strict, s'accorde à la tragique impermanence de tout, à l'aspect éphémère des individus, des mots et des choses. Désir qui, en un mot, reconnaît et accepte "l'insoutenable légèreté de l'être".

    En réduisant la "pluralité des mondes" à l'unité substantielle, la tradition moderne, sous sa forme religieuse puis profane ou politique, a favorisé le mécanisme de projection et de représentation. Double face d'une même réalité. L'on projette dans le lointain la réalisation de soi et du monde. L'on construit des théories pour légitimer ou rationaliser tout cela. La vraie vie étant supposée être ailleurs, l'histoire du salut, puis l'Histoire tout court va servir de support théorique à un tel report de jouissance.

    Karl Löwith a bien insisté sur les "présupposés théologiques de la philosophie de l'histoire".Ce sont toutes les théories de l'émancipation et, d'une manière bien plus triviale, tous les moralismes qui distillent, au jour le jour, ces représentations qui sont comme autant de prises de distance vis-à-vis de ce monde-ci quelque peu infâme, en tout cas peu ragoûtant [5]. Dans la représentation, l'ici-bas est mesuré à l'aune de la chose en soi qui, seule, a consistance et stabilité. Pour reprendre les catégories philosophiques: noumènes et phénomènes, l'on connaît l'ordre des priorités. Et les grands systèmes représentatifs qui ponctuèrent l'élaboration de la pensée moderne (Saint Augustin, Saint Thomas d'Aquin, K. Marx), s'emploient à mettre de l'ordre dans la disparité anarchique du vécu. La scolastique a peur de la vie. Elle se donne pour mission d'inculquer, par tous les moyens, une telle crainte.

    Il y a, en effet, quelque chose d'obscène dans les phénomènes, et dans leur présentation. Au sens strict obscenus est la mise en avant de la scène, ce qui est exposé au regard de tous. C'est bien d'une telle obscénité dont il est question dans la prise au sérieux des phénomènes. Sans tenir compte des clameurs et des haines, l'enjeu épistémologique est bien celui-ci: laisser paraître en tant que telle la réalité elle-même. Voir, faire voir. Décrire, métaphoriser le pluriel des formes. Ce n'est pas, forcément, rassurant, car l'ombre y a sa part. Mais peut-on en faire l'économie, si l'on veut développer une pensée qui accompagne ce qui est, une pensée permettant, en quelque sorte, de saisir la dynamique interne de ces "choses" sociales qui se donnent à voir avec force, avec insolence, avec ingénuité aussi.

    C'est cela l'enjeu de la phénoménologie: accorder le fait de dire et celui de voir. Prendre au sérieux les phénomènes en tant que tels. Sans les rapporter à une causalité extrinsèque, que celle-ci soit économique, culturelle, religieuse ou politique. Sans être particulièrement ironique, il y a dans la présentation quelque peu contemplative du monde, le type de sensibilité développé par Descartes lorsque, selon son biographe, il prit la "résolution de ne se rencontrer nulle part comme acteur, mais de se trouver partout comme spectateur des rôles qui se jouent dans toutes sortes d'États sur le grand théâtre de ce monde" [6]. Le message est instructif de la part d'un important penseur de la modernité. Il devrait nous inciter à adopter la même attitude si nous voulons bien comprendre ce qui se trame dans la postmodernité naissante. Pour faire un état des lieux ,on ne peut pas ne pas tenir compte de ce qui se donne à voir. Même si pour cela il faut faire le sacrifice des opinions savantes dominantes.

    C'est ainsi que l'on pourra être en accord avec le lyrisme populaire, avec cet art de tous les jours par lequel s'exprime l'homme sans qualité. Ce dernier d'ailleurs est on ne peut plus étranger aux représentations officielles et méfiant vis-à-vis de ceux qui en sont les détenteurs patentés. L'intellectuel comme grande conscience morale n'est plus reconnu en tant que tel. Il s'est tellement trompé, avec chaque fois une grande assurance, qu'il s'est totalement décrédibilisé. Le statut du journaliste est en train de subir le même sort. "Sans objectivité, ni subjectivité" disait de lui G. Lukacs. Ce qui est certain, c'est qu'en étant par trop girouette, il ne peut plus prétendre indiquer l'orientation que prend une société. Et que dire du politique! À son encontre le mépris s'affirme de plus en plus. Quelle que soit sa couleur, il apparaît compromis dans un réseau de corruptions qui l'invalident, à tout jamais, dans la gestion de la chose publique. Très souvent ce soupçon est objectivement infondé. Mais là n'est pas le problème. Il traduit bien le fossé qui s'est établi entre le peuple et ceux qui sont censés le représenter.

    On pourrait, à loisir, multiplier les exemples en ce sens. Il suffit d'indiquer qu'ils soulignent la saturation de ces "grands récits" de référence élaborés au XIXème siècle. La désaffection, en particulier pour ce qui concerne les jeunes générations, vis-à-vis des institutions politiques, sociales, symboliques mérite attention. Il en est de même pour ce qui concerne la perte d'autorité des élites. Tout cela est symptomatique de la crise de la représentation: moment où un corps social n'a plus conscience de ce qu'il est et, dès lors, n'a plus confiance en ce qu'il est. Voilà bien, également, ce que fait bien ressortir l'importance accrue que prennent les phénomènes. La théâtralité quotidienne peut être considérée, en fait, comme une valorisation du présent. Importance de l'ici et maintenant. Thématique multiforme du carpe diem. Toutes choses redonnant force et vigueur à l'expérience dans sa dimension créatrice.

    Rappelons encore une de ces banalités de base, que l'on oublie trop souvent. Le temps s'exprime au travers de trois modalités spécifiques: passé, présent, avenir. Et suivant les époques c'est telle ou telle modalité qui sera privilégiée. Ainsi, si l'on reprend l'expression de Schelling: "Les âges du monde", l'éon moderne, c'est-à-dire l'époque qui caractérise la culture occidentale, la sensibilité par laquelle celle-ci s'exprime, met essentiellement l'accent sur l'avenir, l'Histoire. Le processus de représentation: grands systèmes philosophiques, projet politique n'est que la traduction d'une telle modalité du temps. Donc saturation d'une telle projection et réinvestissement du présent. D'où la vision existentielle que cela ne manque pas d'induire. L'expérience, le poétique, la création comme autre manière d'exprimer une nouvelle présence au monde. C'est cela la (re)émergence d'un "éon" postmoderne, privilégiant l'apparence, l'image, le lyrisme. Ce qui nécessite l'élaboration d'une présentation théorique.

    La présentation permettant de comprendre l'importance du présent dans la nouvelle présence au monde. Tel pourrait être, en résumé, l'enjeu épistémologique auquel l'intellectuel est confronté. Sensibilité théorique s'accordant à l'esthétisation de plus en plus affirmée de la vie sociale.

    À propos de la photographie, Gilbert Durand note que le "fait de voir et de donner à voir est sur les marches d'une poétique" [7]. L'on peut extrapoler le propos. Donner à voir concerne toute la création au quotidien. Celle-ci n'est pas une sous-culture mesurable à l'aune du bon goût bourgeoisiste, mais possède une qualité intrinsèque. La photographie, comme art de masse, les clubs de peinture, les ateliers d'écriture, toutes les formes du kitsch, du puit confectionné avec des pneus aux nains de jardin, tout cela témoigne d'une recherche du bonheur à partir de la forme.

    Il en est de même du design, de l'architecture, du bricolage stylistique, sans oublier le "body building", le tatouage et autres soins du corps. L'attantion apportée aux vitrines commerciales, et le "packaging" industriel ne sont pas en reste dans l'art de montrer. Il n'est jusqu'à la pensée ou la religion qui, elles aussi, se mettent en spectacle. Dans tous ces cas le simulacre n'est pas, comme on a trop tendance à le dire, la forme ultime ou "intégrée" de l'aliénation. Il réinvestit l'antique fonction du totem autour duquel la communauté s'agrège. C'est ce que font les tribus postmodernes autour des multiples icônes ponctuant la vie de tous les jours. Afin de se purger de l'attitude judicative, familière à la pensée moderne, n'est pas qu'une simple "pose", mais bien une manière d'être en adéquation avec le jeu des apparences sociales. Il en est de même de la critique qui est, stricto sensu, un choix, l'expression d'une opinion. Au-delà ou en deçà de la doxa une pensée radicale doit s'employer à décrire ce qui est. Cela peut sembler paradoxal. Mais il y a dans la description une réelle opportunité de saisir la force de la forme.

    Afin de rendre attentif à une telle radicalité, j'ai proposé, dans le cadre d'une connaissance ordinaire, le néologisme de "formisme". Et ce pour faire ressortir que la forme est formante. Qu'il n'y a de fond qu'en référence à une extériorité. Que le non-être de la superficie peut être l'indice d'un plus être existentiel. À l'encontre de l'Occident, c'est bien ce sur quoi insistaient les diverses pensées orientales. C'est bien ce que l'importance de l'emballage, au Japon par exemple, souligne à sa manière. C'est bien, enfin, ce que la résurgence des rituels, dans nos sociétés, remet au goût du jour. Pour illustrer cette radicalité de la surface, on peut se souvenir de la formule de Wittgenstein: "quand nous nous représentons quelque chose, nous n'observons pas". Et, en écho, cette proposition de Paul Valéry: "ce que je pense gêne ce que je vois, et réciproquement. Cette relation est observable" [8]. On pourrait poursuivre un florilège en ce sens d'esprits aigus et non conformistes, qui surent montrer l'importance de la modestie du regard par opposition à la paranoïa du cognitif.

    Nécessité de revenir à la chose-même. Quelle qu'elle soit: objet familier avec lequel l'on vit en "correspondance" magique, affections passives des multiples fanatismes ou émotionnel de toutes les effervescences sociales, situations, événements de la vie de tous les jours. Voilà bien ce qui compose le theatrum mundi dans lequel nous jouons notre rôle, voilà bien ce jeu sans fin des phénomènes, dont on ne peut dénier la réalité. Certes, le propre du phénomène est qu'il n'est pas substantiel. Mais c'est son évanescence même qui fait qu'on le vit avec plus d'intensité, ce qui lui accorde, de fait, une sorte de "sur-réalité". Le phénomène incite à la modestie, de par sa complexité, ou par son indécision aussi. Il est nébuleux et pluriel, et ne saurait être "réduit" à l'unité du concept. Ce dernier, je l'ai déjà montré, a un aspect paranoïaque. D'une manière surplombante (para noien) il simplifie tout. P. Valéry parlait de la "brutalité du concept". Et il est, empiriquement, intéressant de noter que tout le monde se pique de faire du concept.

    Le publicitaire fait du concept, il en est de même du styliste et du journaliste. Les technocrates conceptualisent, les politiques aussi. L'action du travailleur social se veut régie par un concept directeur. Qui, émettant le plus petit semblant d'idée, n'a pas la prétention de trouver le concept explicatoire? Même le métallurgiste de Stuttgart s'y met: "Mercedes, ein Begriff"! N'importe quel "flatus vocis" prend rang dans la panoplie du prêt à penser conceptuel. À trop avoir été utilisé, usé, le processus simplement cognitif s'achève en ridicule. Laissons tous ces conceptuels à leurs jeux puérils! Car tout autre est la démarche caressante de l'observation. Celle qui privilégie l'expérience existentielle du présent. Dans les époques où cette modalité temporelle prévaut, il faut savoir user d'une autre qualité intellectuelle de longue mémoire: la prudence, cette "sophronis" dont la sagesse antique soulignait l'importance.

    On peut, en effet, raconter, théoriser le passé. Il est habituel de pressentir ou de prophétiser le futur. Dans les deux cas on manipule, à son gré, ce qui a été ou ce qui sera. La projection y joue un rôle d'importance. C'est à plus de modestie que nous convoque le présent. Ainsi que le remarquait Schelling: "le présent est constaté … le constaté est exposé" [9]. Superbe raccourci induisant de la modestie. Formidable renversement de perspective. Non plus la prétentieuse, et dogmatique, "adequatio rei ad intellectus", l'adéquation des choses aux présupposés intellectuels, base de tout l'intellectualisme occidental, fondement de la brutalité progressiste et du saccage de la nature que cela a provoqué, mais une "adequatio intellectus ad rem", accommoder la pensée à la chose même.

    Inversion de polarité permettant de découvrir que la vérité peut se nicher dans les choses: objets, situations, phénomènes, expériences, événements, etc. … Dans cette perspective la forme des apparences informe la pensée. Il n'y a plus une manipulation du monde social et naturel, partie d'une "paranoïa" extérieure: Dieu créateur tout puissant, l'Homme maître et possesseur de la nature, l'État démiurge surplombant, le théoricien confectionnant un concept afin de produire ce que doit être la société. Mais bien au contraire, une pensée qui s'ajuste, au mieux, à ce qui est. Une telle trajectivité est, certainement, plus en consonance avec l'interactivité sociétale. Celle des utopies interstitielles, celle des solidarités de base, celle des multiples rébellions quotidiennes créant ce que Hakim Bey nomme les "zones d'autonomie temporaires".

    Ce que j'ai appelé le "présentéisme", modalité de la temporalité dont on peut constater la contagion dans nos sociétés, en particulier dans les modes d'être et de penser juvéniles, en appelle à la prudence. Le temporaire, l'instant force l'observateur social à la modestie si l'on veut bien comprendre la richesse que tout cela induit. Dans le cours des histoires humaines on a déjà été confronté à une telle modestie. Ainsi la pensée apophatique. Non plus la toute puissance du logos surplombant, mais la description par évitement. C'est la mystique qui, contre la théologie dogmatique ou rationaliste, développe une telle posture intellectuelle. De Dieu on ne peut pas parler directement, mais uniquement dire ce qu'il n'est pas. On l'aborde ainsi, par évitement. Là encore l'idée du creux.

    Ainsi, par exemple, Maître Eckhart, mystique du détachement. Pour lui Dieu est inconnaissable ou inexprimable en son essence. Mais on peut le comprendre dans ses manifestations [10]. La profondeur de la déité, repérable en sa surface. D'où la nécessité des métaphores, des analogies qui peuvent au mieux rendre compte de cette dialectique fond-forme, intérieur-extérieur. Images qui rendent compte des images. Phénoménologie poétique, à l'œuvre chez G. Bachelard et que l'on retrouve chez son disciple Gilbert Durand, et qui s'emploie à élaborer un nouvel esprit scientifique, on ne peut plus pertinent, pour décrire l'efflorescence de la vitalité et de la théâtralité quotidienne. Ainsi le culte du corps par exemple, tel qu'il apparaît dans les magazines spécialisés (diététique, nature, sport, mode). Ou encore le spectacle publicitaire que l'on peut considérer comme la véritable mythologie de l'époque. Mais aussi les parades urbaines, celles de la "passagiata" de tous les jours, ou celles, paroxystiques, où l'on se rassemble, bruyamment, autour d'icônes agrégatives. "Love Parade", "Techno Parade", "Marches des fiertés homosexuelles" en témoignent à souhait.

    Dans tous ces cas, les figures célébrées ne sont pas des objets inertes. Elles ne sont pas non plus des objets permettant la conscience de soi. Mais bien des phénomènes qui ont un "rayonnement" (phainesthai) propre. Pour reprendre une analyse de Heidegger, il ne s'agit plus des objets de représentation, mais une "apparition" favorisant la mise en présence de l'autre [11]. Une phénoménologie poétique permet de faire ressortir la création de tous les jours. Ce que j'ai appelé une "éthique de l'esthétique". Au-delà du misérabilisme propre à l'intelligentsia moderne, le rayonnement des phénomènes est en train de (re)susciter de nouveaux liens sociaux que l'on ne pourra pas saisir à partir de la doxa rationaliste. L'image met les sens en mouvement. L'émotionnel devient monnaie courante. Il contamine tout. Jusque et y compris les grands rassemblements politiques et revendicatifs. Il faut savoir rendre attentif au fait que les groupes sociaux sont constitués de la même étoffe que les rêves qui les habitent. C'est ce que veut faire ressortir une "sociologie figurative" (P. Tacussel).

    Aussi choquante soit elle, et elle l'est très souvent, il y a de la vitalité dans l'air du temps. Il ne sert à rien de bougonner contre elle. Mais, bien au contraire, l'accompagner, avec générosité d'esprit. L'imaginaire sociétal a une autonomie spécifique. Il est mouvant, fuyant, polymorphe, mais non moins efficace. Et seul un polythéisme épistémologique peut permettre de comprendre l'avènement des figures autour desquelles se structurent la liaison sociale.


    NOTES

    1] Cette thématique sera développée dans mon prochain livre "Le Rythme de la vie, variation sur l'imaginaire postmoderne" à paraître aux éditions La Table Ronde, Paris.
    2] Sur le rapport théâtralité - spectacularité, la thèse d'A. Biao, CeaQ, et aussi mon livre, M. Maffesoli, La Conquête du présent (1979), DDB, 2000.
    3 ] J. de Maistre, Du Pape, Paris, 1861, p.28. Cf. G. Steiner, M. Heidegger, éd. Flammarion, 1987.
    4 ] Cf. S. Mosès, Système et Révélation: La philosophie de F. Rosenzweig, Bayard, 2003, p.38-39, J. Habermas, Theorie und Praxis, Berlin, 1967, p.108-161, M.A. Ouaknin, Tsimtsoum, Albin Michel, 1992, p. 32, G. Scholem, Le Messianisme juif, Paris, 1974, p.92.
    5] Cf. K. Löwith, Histoire et Salut, Gallimard, 2002. Sur les théories de l'émancipation, je renvoie à mon livre précédent, M. Maffesoli, La Part du Diable, (2002), Champ-Flammarion, 2004.
    6] Baillet, La Vie de monsieur Des-Cartes, New York, G. Olms, 1872, T.1, p.41.
    7] G. Durand, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, 1969, p.476. Sur le kitsch, cf. A. Moles, Le Kitsch, ou l'idéologie du bonheur, Paris, 1971, et M. Schelling, Les Âges du monde, Paris, 1949.
    8] P. Valéry, Oeuvres complètes, Pléiade, 1974, vol.1, p.795 et L. Wittgenstein, Werkausgabe, Suhrkamp, Frankfurt, 1984, vol.8, p.420 § 621. Sur le "formisme" je renvoie au chapitre de mon livre, M. Maffesoli, La Connaissance ordinaire, Paris, 1985. Cf. aussi, P. Watier, G. Simmel, Circé, 2003.
    9] F.W. Schelling, Les Âges du monde, trad. S. Jankélévitch, op. cit., p.9.
    10] Cf. B. Beyer de Ryke, Maître Eckhart, Bruxelles, Ousia, 2000, p.75. Cf. aussi G. Durand, Structure, Eranôs, Paris, La Table ronde, 2003. Et aussi G. Vattimo.
    11] Cf. M. Heidegger, Acheminements vers la parole, Gallimard, 1976, p.123-124. Sur la sociologie figurative, cf. P. Tacussel.


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